ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
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2014
Le roi d’Espagne avait une érection. A chaque fois c’était le même tintamarre. Et si sa pine restait en érection pendant toute la durée de son règne ? Les uns optaient pour dire : « C’est pour cela que nous l’avons élu. » Et ce n’est pas parce qu’ils rigolaient qu’ils ne croyaient pas ce qu’ils disaient. Les choses ne s’étaient pas passées exactement comme cela, mais c’était tout comme.
Du recueil de nouvelles "Début du siècle", Éditions Quai de l'Archevêché, 2014
2015
-Avril
Mon père rentrait du jardin. Quand je dis « Mon père rentrait du
jardin », j’ai le sentiment de parler d’un être qui me restera à jamais
inconnu. Il répondait toujours à n’importe quel reproche que lui faisait ma
mère sur leur vie commune en lui disant : « Hélas, je suis trop grand pour
être un nain de jardin ».
-Mai
J’étais assise sur la banquette, où un garçon me tenait par les épaules. Je l’aimais bien, ce garçon, il était mignon, mais ce n’était pas quelqu’un capable de me faire croire à l’amour. Pourtant, j’y étais prête. Le garçon assis en face a pris la pose pour s’adresser à celui qui avait amené le sujet à discussion : « Tu ne comprends rien. Ne dis pas rubrique littéraire, dis rubrique de chiens écrasés. ».
-Juin
-Le mystère de la chambre vide de Patrick Modiano
« Dîtes-moi : vous pensez que cette année aussi la chambre restera vide? »
Le veilleur et la réceptionniste se tournèrent vers elle. La réceptionniste surprise, l’homme imperturbable, comme si on lui avait demandé de quelle époque datait le plafond du hall (XVIIe siècle), question à laquelle il devait être las de répondre.
« Vous, vous pensez quoi ? »
« Moi je sais que Modiano est encore en Suède, donc... »
« Et comment le savez-vous ? »
-Juillet
Mon esprit baignait dans la pénombre d’un voyage intérieur sans retour. Je ne faisais plus de rêves contemporains de mon existence, je faisais des rêves de celui que je n’étais plus. Le matin, à mon réveil, c’était comme si en me regardant dans un miroir, je n’y étais pas. Il me fallait un petit moment pour m’y habituer. Je ne me serais jamais dit pourtant de mes rêves que c’étaient ceux de quelqu’un d’autre ; encore une fois : je ne donnais pas dans le non-sens. La coupure que je ressentais était éblouissante.
-Septembre
- « N’en croyez rien. D’un écrivain au summum de son art, on peut dire que son œuvre se lit comme une traduction. C’est le plus grand éloge qu’on puisse adresser à un écrivain. Les gens qui vous disent, en vous voyant lire un ouvrage littéraire en traduction, que ce ne sera jamais aussi merveilleux que dans sa langue originale, sont dans l’imposture. Moi aussi je suis traducteur, je suis dans le secret des dieux, je vais vous dire une chose que vous ignorez : Shakespeare est probablement le plus grand traducteur de tous les temps, il traduisait ses pièces en anglais, mais on ignore de quelle langue il traduisait. On sait si peu de choses de lui ! Avons-nous besoin d’en savoir davantage ? »
-Octobre
J’imaginais son état ; elle était à Chicago, je ne pouvais pas la voir. Mon fils Benny me disait : « Vous pourriez vous voir en utilisant sur internet une application récente, skype.» Mais skype tombait du ciel trop tard pour Lena et moi, nous en étions d’accord, nous éprouvions une sorte de répulsion à l’idée de nous servir de ce moyen, ne l’ayant jamais fait avant. Elle aurait été incapable de s’en servir pour la première fois pour me montrer les signes de sa maladie, j’aurais été incapable de regarder.
-Novembre
-Honorez votre père et votre mère, tant pis pour le prochain
Pour faire bref : Russell était un grand philosophe en robe de chambre, c’est-à-dire un logicien, la spécialité d’un logicien est de mettre les pieds dans l’écuelle de Diogène, son engagement était plutôt un désengagement, ce pourquoi il ne pouvait pas non plus faire l’espion, le bon traitre, même si à Cambridge il a fait partie des Apostles, cette société secrète d’antifascistes d’où sont sortis les Magnificent Five. »
2016
-Janvier
Parce que je suis un homme gentil, et parce que la gentillesse est mon pire défaut. Je lui ai fait un sourire et lui ai dit : « C’est réciproque, madame Laufray. » Elle m’avait parlé avec une gentillesse que je trouvais émouvante.
-Février
François Mitterrand, ce président qui, comme vous le savez, dans ses derniers vœux aux Français, malade et sentant la mort proche, nous a dit : Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas. Dit de façon trop péremptoire pour ne pas entendre : Vous ne me quitterez pas, n’est-ce pas ? »
-Mars
-La femme de l'homme invisible (1)
Il n’était pas question que l’homme invisible, le mari de ma mère –je n’osais pas dire mon père, j’étais un enfant superstitieux mais je n’aurais pas su dire exactement ce que je craignais– il n’était pas question qu’il sorte de l’argent de ses poches vides pour me donner de quoi payer le billet d’avion, le séjour à l’hôtel, et la bouteille de vodka avec laquelle j’avais l’intention de conclure ma vie d’enfant pour entamer précocement mon adolescence (et merde ! l’enfance, ras-le-bol !) Il avait beau être invisible, il n’était pas magicien, disait ma mère, qui selon ma sœur lui trouvait toutes les excuses et toutes les justifications imaginables.
-Novembre
Le père de Laetitia allait venir la voir à Paris. « Je voudrais qu’il rencontre ton père » m’a-t-elle dit. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de le rencontrer, et pour cause, je la connaissais à peine. « Et ma mère aussi ? » lui ai-je dit.
2017
-mars
-Eve
Elle ne sut pas très bien si c’était parce qu’il lui demandait son nom sans lui avoir d’abord donné les leurs ou pour se moquer d’eux comme ils se moquaient du monde, qu’elle eut l’idée de leur donner un faux nom.
« Eve. »
Ils hochèrent la tête tous les deux, comme s’ils approuvaient. Ils avaient des tics de comiques, s’en rendaient-ils compte ?
« Vous êtes de passage ou vous avez l’intention de vous installer dans le coin ? » lui demanda le bedonnant.
Elle aurait voulu lui répondre, mais elle ne savait pas par où commencer.
-Mai
Carole en avait marre des trottoirs étroits du Marais. Sa chienne était trop atteinte par l’arthrite pour continuer à se soulager avec aisance. L’animal se traînait sur ses pattes arrières pliées, l’échine recourbée sur elle-même, et l’effort lui prenait parfois presque un mètre avant d’arriver à pisser ou à crotter ; c’était pénible à voir, une torture. Depuis sa jeunesse Baskerville était une chienne neurasthénique et, devenue sourde avec l’âge, elle déprimait, perdait ses poils à poignées.
-Septembre
-Faust Crécy sans la miséricorde du Christ
Ma dernière pièce, Faust Crécy, ‒mon Faust !‒, avait été créée à Broadway et était en lice pour les Tony Awards. Dans cette pièce, un humoriste nommé Faust Crécy est invité à participer à un colloque de littérature auquel assistent les plus grands spécialistes du Faust. Il ignore qu’il a été invité par le Faust de la légende pour se moquer des participants.
-Novembre
Lorsque je me suis mis à penser à ces colonnes de fourmis de mon enfance comme à mes funérailles de rêve, en me voyant comme je me voyais enfant, comme une carapace d’insecte transportée en ce qui me semblait grande pompe, j’ai su que j’étais mort, mais les apparences de vie peuvent être tenaces, aussi tenaces que la capacité de déception d’un homme est sans fin, pour preuve la soif de gloire des grands écrivains (ceux qui n’écrivent pas de la littérature fantastique, je précise).
2018
-Mai
-La femme de Luigi Pirandello n’était pas folle
« Pirandello est un écrivain physionomiste ‒lui explique-elle, en parlant très lentement, et le ton de sa voix l’effraie presque. Il a le même don que ton père. Ses personnages sont le produit d’un don divinatoire. C’est la caractéristique de cet écrivain. C’est ce que je pense. »
Sa fille, ahurie :
Elle s’était sentie un peu plus sûre d’elle en entendant Jeanne dire que c’était quand même gonflé de la part de biographes et de critiques de prendre la jalousie maladive d’Antonietta Portulano pour de la folie. La Portulano, comme elle dit, n’était que folle d’amour, eh oui !, comme dans un opéra. « Ils exagèrent » concluait-elle, en lui faisant un clin d’œil.
-Septembre
Que devient le petit chien de La dame au petit chien, la nouvelle d’Anton Tchekhov ? C’était une époque de ma vie où je n’arrêtais pas de me poser cette question. Je me retournais pour suivre du regard tous les petits chiens que je croisais dans la rue. Je suivais mon idée. J’avais l’impression d’être sur le point de gagner un pari. Je le faisais le plus discrètement possible.
-Décembre
Le premier Ulysse que j’ai connu était un chien. Cet Ulysse appartenait à un voisin de notre rue. Les gamins de la rue, nous lui jetions des trucs bizarres par-dessus la clôture du jardin. De vieilles poupées, de vieilles chaussures, des fruits pourris… Ce n’était pas vraiment Ulysse qui était visé mais son propriétaire. Je ne me souviens pas pour quelle raison nous lui en voulions, probablement qu’il n’y avait pas de vraie raison.
NOUVELLES II
2019
-Janvier
-Elias Canetti est allé se faire couper les cheveux
- « Monsieur Élias Canetti n’est pas ici pour le moment. Il est allé se faire couper les cheveux. C’est la gouvernante qui vous parle, n’allez surtout pas croire qu’il s’agit de la bonniche, et encore moins de sa femme ou de sa maîtresse. »
-mars
--juin
-Nouvelles d'après la littérature
Il m’a pris pour un écrivain, ce que je suis (un grand inconnu, je n’ai publié aucun livre) mais je n’écris pas dans les cafés. Il m’arrive de prendre des notes très brèves à la main –une seule phrase, le plus souvent– que pour la plupart je n’arrive pas à déchiffrer par la suite. J’ai toujours écrit à la machine, depuis mon enfance, puis à l’ordinateur.
-décembre
Le docteur Durand a son cabinet rue des Écoles, à deux pâtés de maisons du Collège de France. J’attendais tout seul dans la salle d’attente. Je ne croisais jamais d’autres patients. Les deux pièces –le cabinet et la salle d’attente– ont des portes à deux vantaux donnant sur le hall d’entrée. C’est un bel appartement ancien, délabré, avec un parquet fatigué et de hauts plafonds à moulures. Le docteur y habite.
2020
-mars
-Si c’est ce que tu veux, je ne cracherai plus dans ton thé.
Quand j’ai appris la nouvelle de la mort de mon ami Félix, j’ai pensé à la blague –sur un Anglais et son serviteur chinois à l’époque de l’empire colonial– qu’il m’avait racontée lors de notre dernière conversation téléphonique, une blague que lui avait racontée mon père. Il lui avait dit l’avoir lue quelque part dans un des romans de Joseph Conrad quand il avait son âge. Dans cette blague, l’Anglais, pris de remords, dit au serviteur chinois qui vient de lui apporter le thé : « Je vais arrêter de te traiter comme je le fais, dorénavant finis les coups de pieds, je serai gentil avec toi. » Et le serviteur chinois, s’inclinant devant lui plusieurs fois : « Alors, si c’est ce que tu veux, je ne cracherai plus dans ton thé.»
-Mai
Brévissime histoire de la tauromachie
Tout d’abord, ce titre est une boutade. La tauromachie n’a pas d’histoire, elle est une légende ; et même une pure légende.
Le jour où Ignacio Sánchez Mejías, le torero du Chant funèbre de García Lorca, se rend aux arènes de Manzanares, il croise un borgne. C’était de mauvais augure.
-Septembre
Nicolaï Vassiliévitch Gogol mériterait d’être fêté tous les 20 mars dans le Grand Ménologe oriental. C’est un saint. Si les spécialistes de la littérature russe me disent que ça se discute, je peux l’admettre. Mais ce qui est en tout cas indiscutable, c’est qu’il est mort en martyr. L’auteur du Nez voulait mener le Diable par le bout du nez. Comme tout grand menteur.
2021
-janvier
Nostradamus n'aurait pas fait mieux
Les travaux de la maison sur la gauche, de l’autre côté de la route, avaient commencé avec l’hiver, et duraient depuis. C’était l’ancienne maison des Arquez, des paysans qui cultivaient leur champ – le père venait d’Espagne, son nom d’origine était Márquez. La maison avait affiché pendant les mois d’été un permis de construire. Le nouveau propriétaire était un médecin de la région parisienne. Tous les anciens voisins étaient morts ou partis dans des maisons de retraite. La mémoire déjà lointaine de l’après Deuxième Guerre mondiale dans ce coin finissait de s’éteindre avec leur départ.
-mars
Rôle de composition pour Henri
Une semaine après les obsèques de Doris Leger, son agente artistique, Henri reçut un coup de fil d’Estelle, la fille de celle-ci. C’était le coup de fil le plus mystérieux qu’il recevait depuis longtemps. Estelle l’appelait pour lui proposer un rôle.
La voix d’Estelle le rendit mélancolique, comme le rendaient mélancolique les glaçons tombant dans son verre de whisky en fin d’après-midi. C’était une des choses qu’il aimait chez lui-même, la mélancolie, qu’il définissait comme le presque rien de son existence. Cela lui faisait l’effet d’un soulagement miraculeux.
-juin
Je sais qu’aux tables en terrasse de certains conciliabules du 14e arrondissement on m’attribue l’idée d’avoir donné officieusement, à un tout petit parc du quartier des Catacombes, le nom du docteur Jaques Darras. Un nom qui n’a rien à voir avec le poète Jacques Darras. Le titre de l’un des ouvrages du poète Jacques Darras – Vous n’avez pas le vertige? Poèmes en altitude avec une rivière et des chamois – peut interloquer quand on pense à la spécialité du docteur Darras (oto-rhino-laryngologiste). Je refuse de m’obombrer sous l’avertissement Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est que de la pure folie. Je le dirais autrement : il n’y a pas de chamois dans cette histoire mais des poules, et le docteur Jacques Darras et le poète Jacques Darras ne se sont jamais rencontrés.
-août
Poussière qui mord la poussière
Vers la fin du mois de mai mon amie Valentine est tombée grièvement malade. Quelques semaines plus tard, elle a laissé un message sur mon répondeur : « J’ai besoin de ton aide ».
Depuis que la maladie s’était déclarée, Valentine avait fait comprendre à ses amis qu’elle préférait ne pas les voir. Cela les attristait, mais ils étaient bien obligés de se rendre à l’évidence de cette qualité qu’eux-mêmes lui avaient attribuée pour toujours : Valentine avait mené sa vie avec une grande et parfois même crue lucidité.
-décembre
Conversations à bâtons rompus avec Raoul Lotza
Quand mes conversations avec Raoul Lotza ont commencé – puisqu’il faut commencer par quelque part… –, il écrivait une pièce sur Henry James. C’était l’histoire d’un acteur vieillissant qui attendait chez lui une femme dont il avait été amoureux des années auparavant. Elle lui avait demandé de le revoir pour lui dire pourquoi cela n’avait pas été réciproque. Lotza pensait à titrer la pièce Pourquoi cela n’a pas été réciproque, mais c’était un peu un titre à la Oscar Wilde, et cela l’embarrassait ; Henry James ne supportait pas Oscar Wilde, il le trouvait vulgaire.
2022
-juin
Villes imaginaires, année 0
Le passant s’arrête sur le parvis de Notre Dame, à la vue de l’homme qui sort par le portail Sainte-Anne. Cet homme est le poète colombien – et notaire de profession – Leonardo Gómez. Les deux hommes se regardent. La signification de leur rencontre leur semble limpide. On retrouve cette idée prémonitoire de la transparence comme une certitude ou un critère quelque part dans les nouvelles du premier et dans les sonnets du deuxième.
-septembre
Dès mon arrivée à Paris j’étais devenu l’oreille du bon Dieu pour tous les diables et les pauvres diables que je croisais. Et j’avais oublié d’où je tenais cette oreille du bon Dieu.
J’écoutais. Je réfléchissais. Je me demandais comment poser mes questions.
Sinon, j’allais m’entraîner au dojo de la rue de Constantinople.
-décembre
La litterature et les affaires
J’ai fait la connaissance du senatore dans un dîner chez Maurice Delavanière. Quand Maurice allait en Italie pour des tournées d’affaires, il invitait Umberto à le rejoindre à Rome ou à Milan. Il ne prenait jamais le chemin de Venise, il m’avouait ne pas comprendre ce que je lui trouvais à cette ville dont le caractère lacustre lui répugnait autant que l’odeur du fromage à pâte molle.
2023
-fevrier
-Nain de jardin Nouvelle publiée en 2015, revue par l'auteur
Mon père rentrait du jardin. Quand je dis « Mon père rentrait du
jardin », j’ai le sentiment de parler d’un être qui me restera à jamais
inconnu. Il répondait toujours à n’importe quel reproche que lui faisait ma
mère sur leur vie commune en lui disant : « Hélas, je suis trop grand pour
être un nain de jardin ».
-
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
Il n’y avait que moi à l’avoir lu, le roman d’Hippolyte Frémont ?
J’étais avec mes copines et mes copains de lycée. Je me suis sentie bizarre. Je me souvenais qu’en refermant ce roman autobiographique, à la fin de la lecture, j’avais eu l’impression que quelque chose me restait collée à la peau des doigts, aux paupières, aux narines. J’apprenais maintenant qu’on s’en était servi récemment dans un canular. Quelqu’un l’avait envoyé par courrier, sous un autre titre et avec un faux nom d’auteur, à plusieurs éditeurs parisiens.
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
Quand nous parlions au téléphone, je demandais à Lena le nom de sa maladie. Elle bafouillait un nom incompréhensible ou restait évasive.
« Même aux médecins, le nom de ma maladie ne leur dit rien. »
« C’est une maladie rare, mais pas à ce point ! »
Je disais cela comme si je me plaignais aux médecins.
Nouvelle publiée en 2016 revue par l'auteur
Laufray est venu frapper à ma porte. On avait volé les pots de fleurs de la cour la veille.
« Monsieur Laufray, nous ne saurons jamais qui les a volés. »
Je ne voulais pas lui répondre que c’était impossible que quelqu’un les ait volés la veille, ils avaient disparu depuis plus d’une semaine au moins.
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
Même du coin de mon œil meurtri par un coup de poing reçu de l’auteur quelques jours plus tôt, je n’aurais pas pu rater le bandeau rouge sur cette couverture. Ma voisine, côté fenêtre, lisait Mes Nuits avec Dostoïevski. J’entendais dans mes tempes les battements de son cœur. C’était mon imagination. Cela n’aurait pu arriver que dans ce que les scientifiques appellent une chambre sourde. En dehors d’une chambre sourde, ce n’était plus une expérience scientifique mais une expérience effroyable. Le hic : j’en étais accro.
-Le mystère de la chambre vide de Patrick Modiano
« Dîtes-moi : vous pensez que cette année aussi la chambre restera vide? »
Le veilleur et la réceptionniste se tournèrent vers elle. La réceptionniste surprise, l’homme imperturbable, comme si on lui avait demandé de quelle époque datait le plafond du hall (XVIIe siècle), question à laquelle il devait être las de répondre.
« Vous, vous pensez quoi ? »
« Moi je sais que Modiano est encore en Suède, donc... »
« Et comment le savez-vous ? »
-
Mon esprit baignait dans la pénombre d’un voyage intérieur sans retour. Je ne faisais plus de rêves contemporains de mon existence, je faisais des rêves de celui que je n’étais plus. Le matin, à mon réveil, c’était comme si en me regardant dans un miroir, je n’y étais pas. Il me fallait un petit moment pour m’y habituer. Je ne me serais jamais dit pourtant de mes rêves que c’étaient ceux de quelqu’un d’autre ; encore une fois : je ne donnais pas dans le non-sens. La coupure que je ressentais était éblouissante.
-
- « N’en croyez rien. D’un écrivain au summum de son art, on peut dire que son œuvre se lit comme une traduction. C’est le plus grand éloge qu’on puisse adresser à un écrivain. Les gens qui vous disent, en vous voyant lire un ouvrage littéraire en traduction, que ce ne sera jamais aussi merveilleux que dans sa langue originale, sont dans l’imposture. Moi aussi je suis traducteur, je suis dans le secret des dieux, je vais vous dire une chose que vous ignorez : Shakespeare est probablement le plus grand traducteur de tous les temps, il traduisait ses pièces en anglais, mais on ignore de quelle langue il traduisait. On sait si peu de choses de lui ! Avons-nous besoin d’en savoir davantage ? »
-
J’imaginais son état ; elle était à Chicago, je ne pouvais pas la voir. Mon fils Benny me disait : « Vous pourriez vous voir en utilisant sur internet une application récente, skype.» Mais skype tombait du ciel trop tard pour Lena et moi, nous en étions d’accord, nous éprouvions une sorte de répulsion à l’idée de nous servir de ce moyen, ne l’ayant jamais fait avant. Elle aurait été incapable de s’en servir pour la première fois pour me montrer les signes de sa maladie, j’aurais été incapable de regarder.
-
-Honorez votre père et votre mère, tant pis pour le prochain
Pour faire bref : Russell était un grand philosophe en robe de chambre, c’est-à-dire un logicien, la spécialité d’un logicien est de mettre les pieds dans l’écuelle de Diogène, son engagement était plutôt un désengagement, ce pourquoi il ne pouvait pas non plus faire l’espion, le bon traitre, même si à Cambridge il a fait partie des Apostles, cette société secrète d’antifascistes d’où sont sortis les Magnificent Five. »
Parce que je suis un homme gentil, et parce que la gentillesse est mon pire défaut. Je lui ai fait un sourire et lui ai dit : « C’est réciproque, madame Laufray. » Elle m’avait parlé avec une gentillesse que je trouvais émouvante.
-
François Mitterrand, ce président qui, comme vous le savez, dans ses derniers vœux aux Français, malade et sentant la mort proche, nous a dit : Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas. Dit de façon trop péremptoire pour ne pas entendre : Vous ne me quitterez pas, n’est-ce pas ? »
-
Le père de Laetitia allait venir la voir à Paris. « Je voudrais qu’il rencontre ton père » m’a-t-elle dit. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de le rencontrer, et pour cause, je la connaissais à peine. « Et ma mère aussi ? » lui ai-je dit.
-
-Eve
Elle ne sut pas très bien si c’était parce qu’il lui demandait son nom sans lui avoir d’abord donné les leurs ou pour se moquer d’eux comme ils se moquaient du monde, qu’elle eut l’idée de leur donner un faux nom.
« Eve. »
Ils hochèrent la tête tous les deux, comme s’ils approuvaient. Ils avaient des tics de comiques, s’en rendaient-ils compte ?
« Vous êtes de passage ou vous avez l’intention de vous installer dans le coin ? » lui demanda le bedonnant.
Elle aurait voulu lui répondre, mais elle ne savait pas par où commencer.
-
Carole en avait marre des trottoirs étroits du Marais. Sa chienne était trop atteinte par l’arthrite pour continuer à se soulager avec aisance. L’animal se traînait sur ses pattes arrières pliées, l’échine recourbée sur elle-même, et l’effort lui prenait parfois presque un mètre avant d’arriver à pisser ou à crotter ; c’était pénible à voir, une torture. Depuis sa jeunesse Baskerville était une chienne neurasthénique et, devenue sourde avec l’âge, elle déprimait, perdait ses poils à poignées.
-
-Faust Crécy sans la miséricorde du Christ
Ma dernière pièce, Faust Crécy, ‒mon Faust !‒, avait été créée à Broadway et était en lice pour les Tony Awards. Dans cette pièce, un humoriste nommé Faust Crécy est invité à participer à un colloque de littérature auquel assistent les plus grands spécialistes du Faust. Il ignore qu’il a été invité par le Faust de la légende pour se moquer des participants.
-
Lorsque je me suis mis à penser à ces colonnes de fourmis de mon enfance comme à mes funérailles de rêve, en me voyant comme je me voyais enfant, comme une carapace d’insecte transportée en ce qui me semblait grande pompe, j’ai su que j’étais mort, mais les apparences de vie peuvent être tenaces, aussi tenaces que la capacité de déception d’un homme est sans fin, pour preuve la soif de gloire des grands écrivains (ceux qui n’écrivent pas de la littérature fantastique, je précise).
-
-La femme de Luigi Pirandello n’était pas folle
« Pirandello est un écrivain physionomiste ‒lui explique-elle, en parlant très lentement, et le ton de sa voix l’effraie presque. Il a le même don que ton père. Ses personnages sont le produit d’un don divinatoire. C’est la caractéristique de cet écrivain. C’est ce que je pense. »
Sa fille, ahurie :
Elle s’était sentie un peu plus sûre d’elle en entendant Jeanne dire que c’était quand même gonflé de la part de biographes et de critiques de prendre la jalousie maladive d’Antonietta Portulano pour de la folie. La Portulano, comme elle dit, n’était que folle d’amour, eh oui !, comme dans un opéra. « Ils exagèrent » concluait-elle, en lui faisant un clin d’œil.
-
Que devient le petit chien de La dame au petit chien, la nouvelle d’Anton Tchekhov ? C’était une époque de ma vie où je n’arrêtais pas de me poser cette question. Je me retournais pour suivre du regard tous les petits chiens que je croisais dans la rue. Je suivais mon idée. J’avais l’impression d’être sur le point de gagner un pari. Je le faisais le plus discrètement possible.
-
Le premier Ulysse que j’ai connu était un chien. Cet Ulysse appartenait à un voisin de notre rue. Les gamins de la rue, nous lui jetions des trucs bizarres par-dessus la clôture du jardin. De vieilles poupées, de vieilles chaussures, des fruits pourris… Ce n’était pas vraiment Ulysse qui était visé mais son propriétaire. Je ne me souviens pas pour quelle raison nous lui en voulions, probablement qu’il n’y avait pas de vraie raison.
2024
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