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Gustavo Zafra

​NAIN DE JARDIN

                                                                                                                                                              Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur

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             J’entends quelqu’un assis à ma droite, dans l’autre rangée :

             « Dieu n’est pas un artiste ; vous non plus, monsieur. »

             L’histoire littéraire est pleine de moments tragi-comiques. Sartre (1905-1980) reprochant à Mauriac (1885-1970) le manque de liberté qu’il laisse aux personnages de ses romans m’a toujours paru un moment savoureux.

             « Vous m’accusez de me prendre pour Dieu, mais vous vous prenez pour Sartre ! »

             Voix d’aphone, suivie d’un petit rire. C’est Mauriac.

             « Pour Dieu ! Que vous dîtes, juste pour le petit bon Dieu. Et moi pour de la merde, c’est ça ? Tenez monsieur, parlons-en. » 

             Anne-Laure somnole contre mon épaule, recroquevillée côté fenêtre. Nous rentrons à Paris. Je dois reprendre la fac et l’écriture de mon roman. Mon premier roman. Anne-Laure bouge, lève la tête, frotte son visage contre ma joue, enfonce la pointe de sa langue dans mon oreille, se met à rire doucement et à fredonner Je vous parle d’un temps

             Nous rentrons de chez mes parents. Je l’avais invitée pour Noël. Elle m’avait tout de suite demandé quel cadeau elle pourrait leur offrir.

             « Le DVD du dernier concert d’Elvis. »

             Je parlais sérieusement, mais elle a cru que je blaguais. Ça m’arrive très souvent avec les filles, je parle sérieusement et elles pensent que je blague. Cette fois-ci en plus j’étais tombé sur une maligne, elle a cherché le numéro de mes parents dans l’annuaire et les a appelés. Je ne leur avais pas encore parlé d’elle, je ne leur avais pas dit qu’à l’occasion de Noël j’amenais une nouvelle petite-amie.

         

             C’est ma mère qui a décroché. Anne-Laure n’y est pas allée par quatre chemins :

              « Cela vous ferait vraiment plaisir que je vous offre le dernier concert d’Elvis ? »

             Mon père rentrait à ce moment du jardin. Chaque fois que j’écris Mon père rentrait du jardin, j’ai le sentiment de parler d’un être qui me restera à jamais un inconnu. Dans mes souvenirs d’enfant, il répondait toujours à n’importe quel reproche que lui faisait ma mère sur leur vie commune en disant : « Hélas, je suis trop grand pour être un nain de jardin. »

             « Qui est-ce ? » a demandé mon père cet inconnu, à ma mère.

             « Anne-Laure, la dernière petite-amie de notre fils. Figure-toi que Luc lui a dit de nous offrir pour Noël le DVD du dernier concert d’Elvis. » 

             Elle avait mis le haut-parleur. Le rire tonitruant de mon père s’y est engouffré.

              Anne-Laure, pas du tout décontenancée :

             « Cela veut-il dire que vous adoreriez ? »

             Ma mère n’était pas non plus du style à y aller par quatre chemins :

             « Écoutez, ma chérie, Luc dit toujours la même chose aux filles qu’il amène chez nous. Nous avons un tiroir plein de DVD du dernier concert d’Elvis. Luc a une passion morbide pour les derniers concerts, surtout pour celui d’Elvis. Il le regarde en boucle quand il vient nous voir seul. C’est comme s’il espérait voir enfin Elvis mourir sur scène. Je suppose que vous savez comment il est mort… »

             Anne-Laure ne le savait pas, ma mère le lui a appris :

             « Aux toilettes, d’une occlusion intestinale, ma chérie. »

             À ce stade des confidences, ma mère s’était déjà prise d’affection pour Anne-Laure.

             « Puisque vous êtes la première à avoir eu l’idée de nous appeler pour vérifier pour le cadeau, idée qui je vous avoue, dans un premier temps m’a paru extravagante, je vais vous faire une suggestion : offrez-nous le dernier DVD d’Aznavour (petit rire énigmatique) et laissons Luc croire que vous allez nous offrir le DVD du dernier concert d’Elvis. Il est temps de lui faire une surprise, ça lui apprendra. »

             « Mais Aznavour n’est pas encore mort ! » s’est exclamée Anne-Laure.

             Mes parents se sont regardés perplexes. Ils ont commencé à se demander à qui ils allaient avoir affaire. Puisque ce vieux Charles n’était pas encore mort, quel cadeau allaient-ils recevoir pour Noël ?

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             Le soir de Noël, ils m’ont entraîné dans leur inquiétude par des allusions enjouées qui ont fini par me rendre nerveux. Je commençais à craindre une surprise. Mais quand ils ont ouvert leur cadeau, il s’agissait bien du dernier concert d’Elvis.

             Quel soulagement. C’était comme si la soirée venait de recommencer, comme si on l’avait commencée en ouvrant les cadeaux sans attendre le dessert.

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             D’habitude mes parents me laissaient faire faire le tour de la maison à ma petite-amie, cette fois-ci ils avaient décidé que c’était à eux de le faire. C’était un grand changement dans nos habitudes. La soirée commençait d’une manière bizarre, j’aurais préféré qu’elle suive le programme habituel.

             Ma mère a montré à Anne-Laure le coin du salon où elle avait son petit bureau. Elle lui a surtout montré les œuvres complètes de Mauriac sur les étagères. Ce que j’aurais fait, je le faisais d’habitude. Je me demandais, comme s’il s’agissait d’un mauvais présage, par quel caprice elle tenait cette fois-ci à le faire elle-même.

             Mon père lui a montré la grande pièce occupée par son bureau et sa bibliothèque. Il lui a surtout montré l’étagère le long d’un mur avec toutes les publications de Sartre et sur Sartre. J’aurais pu le faire. Comme je l’avais fait avec mes autres petites-amies, après avoir couché le cadre avec la photo de moi à quatorze ans avec Ana-Livia, ma première petite-amie, une Italienne de cinq ans mon aînée, qui était restée en contact avec mes parents. Ana-Livia avait acquis déjà une petite renommée dans le monde universitaire grâce à ses travaux sur Sartre et sur Mauriac.

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             Quand ils sont revenus dans le salon, Anne-Laure a demandé à aller à la salle de bains pour se rafraîchir un peu, avant qu’on passe à l’apéritif. Elle a refusé que je l’accompagne à l’étage, où ma mère avait sa salle de bain, elle trouverait toute seule. J’ai croisé son regard. Elle m’a paru une fille si mystérieuse. Elle venait de passer le concours du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. C’était la première fois que je sortais avec une fille qui voulait être comédienne.

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             A l’étage, elle s’est faufilée dans la chambre de mes parents. Sur la table de nuit de mon père, elle a vu La Nausée, et sur celle de ma mère, elle a vu Le Nœud de vipères. En redescendant, au lieu de revenir directement dans le salon, elle s’est échappée vers le jardin, en se donnant la fausse discrétion d’une danseuse parcourant la scène sur les pointes des pieds. Mes parents et moi avons échangé des regards interloqués et amusés. Mon père a dit : « Elle a beaucoup de talent. »

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             Une fois à table, mes parents ont profité de la présence d’Anne-Laure pour s’attendrir sur mon enfance. Comme d’habitude. C’était leur comédie préférée. Ils étaient capables de pousser le bouchon très loin. Ma mère lui a raconté :

              « Sa période caca-boudin a été très longue. On était désespérés, on ne le voyait pas s’en sortir. »

             « Désespérés et honteux – a surenchéri mon père. Nos amis se moquaient de nous, ils nous demandaient s’il ne savait toujours pas dire autre chose. Il y a même quelqu’un qui nous a sorti : En tous cas, il sera polyglotte, de la merde il y en a dans tous les coins du monde. »

             Ensuite il y a eu mon adolescence, cette période de ma vie où je voulais être la Bête du bon Dieu, c’est-à-dire romancier selon mon idée à l’époque, après avoir lu Le Mystère de la chambre jaune. Une période plus ou moins gothique, de laquelle est venu me sortir miraculeusement Ana-Livia.

 

 

            Pour les empêcher d’aller aussi loin qu’ils l’avaient fait avec Ana-Livia, j’ai proposé que nous ouvrions les cadeaux tout de suite, mais Anne-Laure voulait connaître la fin de ma période caca-boudin.

            « Eh bien – s’est mise à raconter ma mère –, sa cousine Anne-Élodie, qui est plus âgée que lui, l’a amené dans les toilettes, a fait caca devant lui, lui a montré son caca dans le WC et lui a demandé : Qu’est-ce que c’est, ça ?, et il s’est mis à pleurer. »

             Je ne garde aucun souvenir de cet épisode de mon enfance. Quand mes parents le racontaient, il y avait un moment où ils semblaient un peu embarrassés, ce qui était très rare. Si rare, que j’en suis venu à penser que dans leur esprit je n’en avais pas fini avec la merde, que je n’en finirais jamais.

             Maintenant, nous pouvions passer aux cadeaux. Mes parents sont montés chercher ceux qu’ils avaient pour nous. Anne-Laure a eu droit à l’exemplaire de La Nausée qu’elle avait vu sur la table de nuit de mon père, et à l’exemplaire du Nœud de vipères qu’elle avait vu sur celle de ma mère. Ils faisaient toujours le même coup aux filles que j’invitais chez eux pour Noël. Moi, j’ai eu le DVD du dernier concert de Nirvana. Je l’avais déjà.

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             D’habitude, après une nuit de Noël chez mes parents, mes petits-amies étaient d’humeur circonspecte, ce n’était pas le cas d’Anne-Laure. Je vous parle d’un temps…Elle chantonnait à mon oreille, en pouffant de rire. Elle cherchait la suite. Sa suite. Je vous parle d’un temps... que personne ne connaîtra jamais.

             « Mais, tu as vu ? » s’est-elle exclamée, maintenant qu’elle avait ouvert complètement les yeux.

             Je ne voulais pas me retourner pour les regarder, j’avais peur qu’ils disparaissent. J’ai dit :

             « Ce sont vraiment eux ? »

             Elle a pouffé encore de rire.

             « Je crois bien. »

             « Il doit s’agir d’un coup de théâtre. L’histoire littéraire se répète. La première fois c’est une tragi-comédie, la seconde un coup de théâtre. »

             « Alors, c’est vraiment eux. »

             «Ils leur ressemblent vraiment ? »

             Elle eut une petite hésitation, une hésitation lyrique, une hésitation de comédienne qui flaire le piège sur scène.

             « Ça, je ne pourrais pas le dire, surtout pour Mauriac. Mais ils sont parfaitement habillés à la mode de ces années-là. »

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             Nous arrivions à la gare Montparnasse. Nous avons attendu que les deux comédiens se lèvent et commencent à marcher vers la sortie pour pouvoir les regarder. Ils se chamaillaient encore :

             « Mais arrêtez avec votre rancune catholique. »

             « Vous voulez que je vous dépose ? »

             « Jamais de la vie. C’est moi qui vous dépose. »

             « Vous ne me ferez jamais croire que vous croyez tout ce que vous écrivez ? »

             Je me mets à réfléchir à mon avenir de romancier. Nous sortons de la gare. Anne-Laure s’arrête et se tourne vers moi, pour me dire, en plus grande comédienne de ma vie :

             « Ton père m’a confié un message pour toi. Il m’a dit de te dire qu’il ne va plus dans le jardin, qu’il se contente de le regarder de la fenêtre de son bureau. Et qu’il te souhaite bonne chance, mais à toi de voir si bonne chance avec ton roman ou bonne chance avec moi, petit malin. »

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