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-novetmbre 2016

LE PÈRE DE LAETITIA

          Le père de Laetitia allait venir la voir à Paris. « Je voudrais qu’il rencontre ton père » m’a-t-elle dit. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de le rencontrer, et pour cause, je la connaissais à peine. « Et ma mère aussi ? » lui ai-je dit.

 

          Ma mère, il n’y avait aucune chance qu’elle la rencontre jamais, elle était décédée depuis plus de deux ans, c’était une chose qu’elle savait, je l’avais mentionné lors de notre première conversation. Nous avions parlé de Florence, sa ville. Peu avant la mort de ma mère, mes parents s’y étaient rendus. Il était prévu que je les accompagne, que je refasse avec eux un voyage que nous avions fait dans mon enfance, je n’avais pas mis depuis les pieds à Florence. Cela ne s’est pas fait, je suis resté à Paris. Trois jours avant la date du départ, une fille que j’avais rencontrée l’été à New York m’a annoncé qu’elle arrivait. « Tu nous lâches pour une nouvelle ? –avait dit mon père, en appuyant sur le mot. Je n’ai pas su si ma mère avait été déçue au point de m’en vouloir, elle n’avait pas fait de commentaire. Lorsque j’avais fait la connaissance de Laetitia, je n’avais pas pu m’empêcher de mentionner le fait que Florence était la dernière ville d’Italie (« et d’ailleurs ») où ma mère s’était rendue. Je n’en avais pas dit plus.

 

         Laetitia a réagi avec un rire embarrassé, mais s’en est reprise tout de suite :

         « J’aimerais aussi pouvoir te demander ça, bien sûr. »

         « Et si c’était dans mes cordes ? » Elle m’a regardé comme si elle cherchait à savoir si je parlais sérieusement. C’était notre premier rendez-vous, pour déjeuner.

 

          Mon esprit vaguement endormi et ennuyé –plus que dérouté– par la tournure que prenait le rendez-vous, s’est réveillé. Elle ne demandait qu’à me croire ? C’était possible ? J’ai réprimé un sourire.

         « Ils vont trouver ça un peu étrange, non ? Ton père et le mien. Nous nous connaissons à peine. »

​

         Elle a eu un petit moment d’hésitation, et puis :

         « Tu as peut-être raison. Il n’y qu’une chose à faire : coucher ensemble avant l’arrivée de mon père. »

         Et ça, rien que pour que son père rencontre le mien, qu’elle ne connaissait même pas ?               L’idée de rencontrer son père me rebutait.

         « Écoute, voilà ce qu’on va faire –ai-je dit, nous coucherons ensemble après le départ de ton père. »

         De toute façon, je ne pouvais pas m’engager pour mon père, je venais d’y penser. J’essayais de me souvenir si j’avais déjà connu ce type d’embarras avant avec une fille. Je voyais qu’elle était déçue, elle prenait peut-être ma proposition pour une dérobade, je n’allais sûrement pas la rappeler, devait-elle se dire, on se connaissait à peine.

​

​

 

          Les dernières paroles de ma mère avaient été pour regretter d’être allée à Florence, et c’est à moi qu’elle les avait adressées, ensuite elle s’était murée dans le silence. J’ai laissé les autres croire qu’elle avait renoncé à faire l’effort de parler. J’imaginais leur réaction s’ils avaient su ce qu’elle m’avait dit : « J’aurais choisi une autre ville si j’avais su que c’était mon dernier voyage. »

         Ce dernier voyage sonnait comme un écho d’outre-tombe, même si l’expression était inadéquate puisqu’elle allait être incinérée.

         « Une autre ville d’Italie, tu veux dire ? »

         « D’Italie et d’ailleurs. »

 

          Ma sœur aurait voulu à tout prix connaître le nom de la ville qu’elle aurait choisie, et je n’aurais pas pu lui faire entendre raison, lui faire admettre que cette ville n’existait pas. Elle aurait été capable d’exiger des médecins qu’ils lui prolongent la vie jusqu’à ce qu’elle accepte d’y répondre, et elle ne se serait pas gênée pour agir en énergumène de mauvaise foi, excitée par la possibilité d’extorquer à notre mère des « aveux » d’outre-tombe, même si elle avait décidé de se faire incinérer.

         Une femme comme elle, qui avait amassé le long de sa vie de chercheuse universitaire tellement de connaissances, qui possédait une si vaste érudition, ne devait pas taire au dernier instant ce qui pouvait très bien être la réponse à la dernière grande question qu’elle s’était posée (ma sœur poursuit dans le sillage de ma mère une carrière de chercheuse universitaire).

 

          Quant à mon frère, il n’y aurait vu qu’une manière de lui manifester encore son dédain (il préférait Florence à Venise), lui à qui elle reprocherait toujours, selon lui, de l’avoir déçue à chaque étape décisive (pour lui) de sa vie (qu’elle ne prenait jamais comme décisive). Et à chaque fois qu’il nous ressortait sa rengaine j’avais envie de lui dire : « Tu es un être décevant, c’est ta nature, et ma foi, à force d’être décevant tu es devenu un phénomène de la nature ! Et regarde-toi, jamais un être décevant par nature ne s’est aussi bien porté ! Méfie-toi, on pourrait te prendre pour quelqu’un à qui tout a réussi ! »

          Il a fait tellement de choses dans sa vie. Son curriculum vitae ressemble à ces biographies qu’on peut lire en quatrième de couverture, de ces écrivains américains qui ont été sur la route avant de se mettre à écrire : professeur de français en Estonie, chauffeur d’un président africain renversé par une révolution, réparateur d’ordinateurs à Tbilissi, cireur de chaussures dans les bureaux du Quai d’Orsay, restaurateur de meubles anciens de plusieurs châteaux de la Loire… Et il n’a pas écrit une seule ligne (à part quelques lettres à ma mère).

​

          L’écrivain de la famille c’est moi, même s’ils n’arrivent pas à me prendre au sérieux. Évidemment, ils disent que c’est moi qui ne prend RIEN au sérieux. D’où leur vient cette idée ? J’ai mon hypothèse, je n’écris pas de romans, je n’ai pas l’intention (ou l’ambition, comme on voudra) d’écrire un grand roman, j’écris des nouvelles. Et je suis prêt à leur donner raison, je suis prêt à dire, à signer et à contresigner : Je ne suis pas un écrivain sérieux, je manque d’ambition, l’ambition d’écrire un grand roman, j’écris des nouvelles, et ma seule ambition est d’en écrire de plus en plus courtes.

 

​

         Mon père, lui, m’aurait accusé d’avoir tout inventé, ma mère n’aurait jamais dit ça. Et il aurait rappelé à ma sœur et à mon frère, pour les apaiser, que dans mon enfance je m’amusais à leur faire des blagues sinistres. Il était normal et prévisible qu’à la mort de ma mère, sous le choc, je me comporte, comme un sale gosse devenu un écrivain de nouvelles (parce qu’un nouvelliste tout ce qu’il fait c’est tirer la langue aux lecteurs, leur montrer les fesses ou leur faire des bras d’honneur).

         Pour quelqu’un qui n’était pas sérieux, je prenais les derniers mots de ma mère à la lettre. En écrivain. En écrivain de nouvelles. En bon combattant de la dérision qui ne reviendrait jamais du front. J’ai compris qu’avec ses derniers mots en apparence énigmatiques – « D’Italie et d’ailleurs »–, ma mère qui connaissait si bien l’Italie, qui l’avait étudiée et enseignée, arrivait au bout, au Paradis, à cette perplexité que Dante transfigurait astucieusement à la fin de son Paradis, consacré à la mère du Seigneur, en une lumière dont on ne pouvait pas se détourner (Paradiso était le sujet de son dernier ouvrage, un beau livre qu’elle avait tiré de ses années de lecture de la Divine Comédie).

 

         Je me suis penché sur elle pour regarder dans ses yeux ce qu’avant moi tant d’hommes et de femmes ont appelé l’au-delà. Je savais qu’elle ne répondrait pas à ma question. Je l’ai embrassée sur le front. A l’instant où j’accomplissais mon geste, tellement étrange pour moi-même (elle était mourante, c’était la première fois que j’embrassais une mourante ! Et en plus, cette mourante était ma propre mère !), et trop intime pour elle (qui se rendait bien compte qu’elle était toujours vivante et que ce n’était rien), trop faible pour se rebiffer, elle avait ouvert grands les yeux et avait pincé les lèvres, comme prise de panique ou de colère, ou les deux.

 

​

         A ma demande répétée mon père m’avait raconté plusieurs fois par les menus détails leur dernier voyage à Florence. La dernière fois il avait dit, en me regardant d’un air soupçonneux : « C’est bien curieux, j’ai vu ta sœur et ton frère tout récemment, et je pensais que c’était toi qui t’en sortirais le mieux. J’en suis désolé mais la prochaine fois que tu viendras me voir, nous ne parlerons pas de Florence. Je préfère te prévenir. »

          J’avais mis longtemps à y retourner, et pendant ce temps, j’avais évité ma sœur et mon frère, j’étais sûr qu’il leur en avait parlé. Ma sœur cherchait à me joindre au téléphone, elle me laissait des messages dans lesquels elle essayait de m’intimider pour que je la rappelle, dans son dernier message j’avais entendu ses pleurs, et avant de raccrocher elle m’avait traité de minable, c’était des pleurs de rage.

          Mon frère m’avait envoyé une longue lettre qu’il adressait à sa mère, toujours pour lui reprocher de ne pas avoir compris ce qu’il voulait faire de sa vie. Une sorte de testament. « Je repars en vadrouille. S’il m’arrive quelque chose, tu sauras quoi en faire », me disait-il.

 

               Je n’avais jamais imaginé que le temps pouvait redevenir un serpent de mer comme il l’avait été dans mon enfance. Il m’arrivait même de me demander si je retournerais voir mon père un jour. Quand je l’ai enfin fait, il n’a pas montré d’étonnement et ne m’a pas interrogé sur ma longue disparition, il ne pouvait pas le faire, il aurait du coup soulevé lui-même le sujet qu’il m’interdisait d’évoquer à nouveau. Il m’en voulait de cela. Maintenant il était sur ses gardes avec une fermeté qui pouvait tourner à la colère, je le voyais bien, l’idée que je lui cachais quelque chose avait fait son chemin dans son esprit.

 

​

          J’avais rencontré Laetitia un après-midi d’octobre, à la terrasse d’un café où je m’étais réfugié, sous un ciel où des averses et des éclats de soleil automnal se succédaient en déroute. Lorsque j’ai enfin vu cette fille, que je regardais sans voir depuis un moment d’une durée incommensurable, elle s’est montrée si soulagée que c’en était émouvant et presque comique. Elle était assise tout près, à une table sur le côté.

          « Ça commençait à devenir inquiétant –a-t-elle dit. Vous regardiez quoi dans votre intérieur ? »

          A son accent j’ai reconnu ses origines italiennes. Elle avait de grands yeux marron clair, un visage que les pommettes accaparaient, une chevelure châtaine exubérante. Elle avait enlevé sa veste, sa poitrine et son ventre étaient un peu trop serrés dans ses vêtements, surtout son ventre légèrement arrondi, et on aurait dit que c’était dans son ventre que son cœur battait en non pas dans sa poitrine.

         « Le temps. » « Le temps ? » « Vous savez ce qu’est la cryptozoologie ? »

         « Ne me le dites pas. »

          Elle s’est empressée de sortir son téléphone. J’ai cru qu’elle allait aller sur internet et consulter Wikipédia, mais non, elle a tapé un numéro. Presque immédiatement quelqu’un a répondu. « Papà, che cosa è la cryptozoologie ? »

         La réponse l’a fait rire. J’ai compris que son père lui demandait si c’était un Français qui lui parlait de la cryptozoologie. Elle a confirmé et le commentaire qui a suivi l’a fait s’exclamer, avec un magnifique éclat de rire Ma cosa dici, papà !

​

          Elle a poursuivi : « Sono al Café de la Mairie, con… »

          D’un geste elle m’a pressé de lui donner mon prénom, comme si elle était en train de jouer la comédie à son père  et que j’étais dans la confidence.

          Je lui ai dit mon prénom. Et puis la conversation a pris une tournure curieuse, ce père semblait être devenu une sorte de très vieille grand-mère radoteuse, qui après avoir donné beaucoup de recommandations d’ordre domestique et fait des injonctions sur ce qu’elle devait porter pour éviter d’attraper froid et sur ce qu’elle devait manger pour rester belle, a voulu avoir des détails sur mon apparence physique. Couleur et type de cheveux, des yeux, taille, timbre de voix, et surtout : avais-je les ongles propres ?

         La personne au bout du fil n’avait pas élevé sa fille pour qu’elle aille se vautrer dans le lit d’un Français aux ongles sales ! Elle demandait maintenant si j’étais beau garçon. « Ma papà, non mi piace le bei ragazzi, le sai. ».

         Comment devais-je prendre ça ? Parce qu’il se trouve que je suis beau garçon.

         Tout en parlant au téléphone, Laetitia gardait les yeux accrochés à mon regard et ne cessait de me sourire mais a aucun instant je n’ai soupçonné que de son regard elle m’auscultait et que son sourire ne s’adressait pas vraiment à moi mais qu’à travers lui, qui à première vue semblait emprunté, elle regardait « dans son intérieur. »

 

               Après avoir enfin raccroché, changeant de regard et se frappant les lèvres avec l’index avant de le pointer vers moi, comme une enfant mimant un adulte, elle a dit :

          « Ce que vous regardiez dans votre intérieur c’était un serpent de mer. »

          J’ai alors compris. Cette fille était une virtuose, c’est ce que j’aurais dit d’elle si on m’avait demandé de la caractériser d’un seul mot, c’est-à-dire dans l’absolu. Je pensais à certaines pièces de musique où les mains du pianiste, tout en s’entendant à la perfection, ont l’air de jouer chacune leur propre partition.

 

​

          Je suis allé voir mon père. Je ne savais pas si j’oserais lui parler de Laetitia. Depuis que j’étais retourné le voir, j’espaçais autant que je le pouvais les visites. J’avais même gagné du temps plusieurs fois en l’appelant au téléphone pour avoir de ses nouvelles, il avait compris et avait enregistré mon numéro pour ne pas répondre.

         Delfina m’a ouvert la porte. Elle travaillait pour mes parents depuis longtemps. J’étais content de la voir, et surpris de la trouver là un samedi, d’habitude elle faisait les courses et le ménage dans la semaine. « Maintenant, je préfère qu’elle vienne le samedi, m’a expliqué mon père. Tu sais, j’ai commencé à voir des amies, et elles sont libres surtout en semaine. Les week-ends il y a les enfants, ou pire, les petits-enfants ! » Je me suis tout de suite senti plein de reconnaissance envers ces femmes qui n’étaient sans doute pas pour rien dans l’ambiance de dégel qui m’accueillait.

         Je lui ai demandé comment cela se passait, avec ses amies. Il a fait semblant de s’esclaffer. « Tu es sûr de poser la bonne question ? » Nous avons ri, mais sans conviction.

         « Eh bien, elles me trouvent toutes très égoïste. »

         « Égoïste ? Toi qui as toujours aimé jouer le pygmalion avec les femmes ? »

         « Tu deviens désagréable, tu en es conscient ? On ne peut pas jouer le pygmalion avec des grands-mères, voilà le problème. Elles me trouvent égoïste parce que j’essaie de les détourner de leur chorale. Je déteste les chorales. J’essaie de les convaincre qu’il y a mieux à faire, mais elles veulent toutes chanter ! »

          Il m’a demandé des nouvelles de Juliette. De toutes mes petites amies, c’était surtout de Juliette dont il se souvenait (avant qu’il y ait eu Laetitia), et maintenant je croyais comprendre pourquoi : elle chantait ! Juliette est une (aspirante à) artiste lyrique.

         « On dirait que sa carrière va enfin décoller, elle chante beaucoup en Allemagne. Je la voie de temps en temps. Je suis même invité à son mariage. »

         « Elle se marie ? Mon Dieu ! »

         « C’est le cas de la dire, elle se marie à l’église, avec tout le tralala. »

         « On dirait que tu as autant de mal à détourner tes petites amies du chemin du mariage que moi à détourner mes amies de leur chorale. »

         Pendant ce temps, je n’arrêtais pas de penser à Laetitia, je me disais que j’aurais peut-être dû saisir tout de suite l’occasion quand elle avait proposé qu’on couche ensemble avant l’arrivée de son père.

          « J’ai quelque chose à te demander, ai-je dit à mon père. Tu vas penser que j’essaie de revenir encore une fois sur le sujet du voyage à Florence, mais je te jure que c’est un pur hasard. Il se trouve que Laetitia est de Florence. Elle est venue à Paris pour faire un séjour linguistique. » Il s’est figé, et puis, peu à peu ses traits se sont détendus.

         « Laetitia ? Une nouvelle ? »

          Il m’a écouté, de mauvaise grâce au début. Il a fini par dire : « C’est une drôle de situation. » Il était si soulagé que l’interdit qui s’était installé entre nous soit levé −moi aussi j’aurais fait n’importe quoi pour qu’il en soit ainsi−, que je me suis demandé s’il avait bien suivi ce que je lui avais raconté.

         Il a mis une condition : ne pas rencontrer Laetitia avant. Je ne savais pas si elle y comptait, peut-être pas, mais c’était la preuve que malgré son air songeur ou ennuyé, il m’avait bien écouté et qu’il la devinait mieux que moi, elle ou la situation.

        « Tu as raison, ai-je dit. »

        Cela m’a fait réfléchir, et il ne m’a pas paru indispensable que je sois présent.

        « Je t’avoue que je préférerais ne pas, lui ai-je dit. Ce papà m’inspire, sans le connaître, rien que par la conversation téléphonique avec sa fille dont j’ai été témoin, une sorte d’aversion. »            Je craignais que cela ne lui plaise pas, mais il a semblé même un peu soulagé, comme s’il pensait que cela lui permettrait de se débarrasser plus vite de cette mystérieuse obligation.                 « Dans ce cas, je demanderai à Delfina de venir ce jour-là » a-t-il dit.

​

         J’ai appelé Laetitia en sortant de chez mon père. J’ai eu son répondeur, je lui ai laissé un message pour lui dire qu’il était d’accord. Elle m’a rappelé tout de suite. « Je craignais que tu m’appelais pour me dire qu’il ne comprenait pas. » J’ai failli lui dire : « Mas bien sûr qu’il ne comprend pas. » J’ai dit : « On attend donc le départ de ton père ? » J’ai entendu un petit gémissement de regret, trop tard pour changer d’idée, elle était en chemin pour l’aéroport, son père devait arriver dans l’heure.

       Nous ne nous sommes pas vus les jours suivants, elle ne pouvait pas ou ne voulait pas quitter son père un seul instant. « On dirait que c’est la dernière fois que tu le vois avant longtemps. » Il y a eu un long silence au bout du fil, et puis : « Ce doit être parce que tu sais voir le temps dans ton intérieur que tu comprends. C’est un pauvre homme, tu sais ? Il faut lui pardonner. » Je n’ai pas posé de questions, j’étais censé comprendre.

​

       Nous avons arrangé par téléphone le rendez-vous chez mon père. Ils y sont allés un après-midi. Delfina leur a ouvert la porte et les a fait entrer dans la salle à manger, où mon père a pris l’habitude de travailler les après-midi parce que c’est la pièce la plus ensoleillée quand il fait beau. Il a accueilli Laetitia avec affection et familiarité, comme s’ils se connaissaient déjà, ce qu’il supposait devoir faire dans les circonstances, et il a serré la main de son père avec effusion. Ils avaient apporté une boite de macarons et Laetitia a dit : « Je vais demander un plat à Delfina », et elle est partie vers la cuisine comme si elle connaissait très bien Delfina et l’appartement.

        Par la suite, prétextant des coups de fil à passer elle s’est éloignée souvent, les laissant en tête à tête. Ils ont parlé de Paris et de Florence. De leur travail, de leurs enfants. Quand le père de Laetitia a demandé au mien depuis combien de temps il était veuf, à aucun moment il n’avait mentionné sa femme.

         « Un peu plus de deux ans, et vous ? » lui a répondu mon père.

         « Longtemps. J’ai élevé seul ma fille. Ma femme a été assassinée. J’ai été mis en examen. J’ai été innocenté, bien sûr. Mais l’affaire n’a pas été élucidée. »

         « Vous avez été innocenté, bien sûr » a marmonné mon père. Et puis, il a posé la grande question : « Croyez-vous qu’elle sera élucidée un jour ? »

         « Non, je ne crois pas. »

         « J’ai senti que je devais lui poser la question pour toi » m’a dit mon père quand nous nous sommes vus le lendemain.

​

​

           Trois jours plus tard,  Laetitia m'a appelé « il est parti » m'a-t-elle dit.

           Oui, et quelque temps après qu'il soit parti, je me demandais encore :  

           « Que se serait-il passé si nous avions couché ensemble avant son arrivé ? » Elle aussi elle est parti. Rentrée à Florence.

​

​

         Un vendredi soir, tard, mon père m’appela. « Je sais que c’est un peu tard pour te le demander, mais est-ce que tu pourrais venir déjeuner demain ? J’ai invité une amie et j’aimerais qu’elle fasse ta connaissance. »

        Ce n’était pas la première fois et j’ai compris, il avait trouvé l’astuce pour détourner ses amies, pour un certain temps au moins, de leur chorale : leur faire goûter la cuisine de Delfina et leur présenter son fils nouvelliste.

​

       Il y a toujours le moment où, d’une manière ou d’une autre, la question est posée : « Et vous écrivez quoi en ce moment ? » Je me dis que rien ne vaut la sincérité. La dernière fois j’ai répondu : « Tout récemment j’ai échoué piteusement à écrire ma meilleure nouvelle, Les pendules à l’heure. »

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        Et ce n’est plus de Juliette qu’il me demande des nouvelles, mais de Laetitia. « Nous sommes toujours en contact, nous nous appelons régulièrement. On peut même dire que je suis invité aux funérailles de son père. Quand ça arrivera, bien sûr. »

        « Bien sûr. Mais peut-être que l’affaire sera élucidée avant ? »

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