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À TEMPS

         

                Ma mère est morte à cinquante-six ans. Je n’avais pas pensé à elle depuis quelque temps. J’ai eu envie de la revoir. J’allais avoir cinquante-six ans. 

                Je ne fêtais pas mes anniversaires, très souvent je les oubliais, je ne m’en souvenais qu’après la date. Cette fois-ci je m’en suis souvenu « à temps », à cause de cette envie de revoir ma mère. De la revoir en chair et en os. Je ne donnais pas dans le non-sens, pour avoir envie de la revoir « en chair et en os », il fallait qu’elle soit morte depuis longtemps. Presque vingt-cinq ans, en fait. 

                 Mon esprit baignait dans la pénombre d’un voyage intérieur sans retour. Je ne faisais plus de rêves contemporains de mon existence, je faisais des rêves de celui que je n’étais plus. Le matin, à mon réveil, c’était comme si en me regardant dans un miroir, je n’y étais pas. Il me fallait un petit moment pour m’y habituer. Je ne me serais jamais dit pourtant de mes rêves que c’étaient ceux de quelqu’un d’autre ; encore une fois : je ne donnais pas dans le non-sens. La coupure que je ressentais était éblouissante. Des siècles auparavant, me disais-je, le matin en me levant, une fois passé le délai qu’il me fallait pour m’habituer à ma nouvelle situation. Quelqu’un qui n’est pas passé par cette expérience peut l’imaginer effrayante, elle ne l’était pas pour moi.

 

 

                Je réfléchissais à cela ce matin-là, mon esprit toujours dans sa carlingue, lorsque le téléphone a sonné. C’était ma sœur. Elle ne m’appelait plus depuis un certain temps. 

               « Je refais ma vie. » 

                « Bon courage ! » 

                Je n’avais pas l’intention de lui parler de mon envie de revoir notre mère. Mais j’étais prêt à tout pour éviter qu’elle ne se mette à me parler de son ex-mari, de ses deux filles, de son chat (le dernier cadeau que je lui avais fait, un chat trouvé dans la rue).

               Quand elle me parlait de mes nièces, je commençais par ressentir une curiosité sincère et pleine d’affection mais cela ne se cristallisait pas en envie de les revoir, ce qui me laissait à la fin dans le plus grand embarras avec moi-même. Je lui ai donc demandé : 

                « Quand tu dis refaire ma vie, cela veut dire que tu as fini ton analyse, que tu arrêtes ton analyse, que tu poursuis ton analyse ? » 

                Sa réponse a fusé : 

                « Tu veux vraiment le savoir ? »

                Aïe ! 

                « Je travaille actuellement sur ma relation avec toi. »

                Le mot travailler m’a un peu révulsé.

                « J’aurais préféré être pour toi un sujet d’oisiveté, petite sœur. » 

                Mais j’ai compris en le disant, que je disais cela aussi bien pour elle que pour moi, j’avais maintenant le sentiment que si je ne lui parlais pas de mon envie de revoir notre mère, je lui cacherais quelque chose.

               J’avais beaucoup aimé ma sœur, j’avais adoré mes nièces, j’avais eu une affection pleine d’incrédulité envers mon beau-frère, des siècles auparavant, c’est-à-dire avant de ressentir l’envie de revoir ma mère en chair et en os. 

                « Tu voudrais revoir maman ? »

                Je veux la revoir. En chair et en os. »

                Elle a raccroché, si brusquement que pendant quelques minutes j’ai cru que la communication avait été coupée, mais elle n’a pas rappelé. 

 

 

            Le lendemain j’ai reçu la visite de mon ex-beau-frère. Contrairement à ce que son physique laissait attendre quand il était jeune, il ne devenait pas un beau vieux. Il m’a raconté que ça n’allait plus avec sa deuxième femme, elle voulait divorcer.

                « Il y quelque temps, j’aurais aimé la rencontrer avant que vous ne divorciez. Par curiosité malsaine. Comment est-elle, cette femme ? Encore une adepte du bronzage en cabine ? Tu es toujours le gourou des femmes adeptes du bronzage en cabine ? A tes côtés, la personnalité de ma sœur était devenue d’un clinquant épouvantable, de pétasse. » 

                « Je ne suis pas venu pour parler de moi. Tu as effrayé ta sœur hier au téléphone. Les filles m’ont appelé, elles étaient avec leur mère, elles ne l’avaient jamais vu dans un état pareil. Du coup, elles étaient effrayées elles aussi. » 

                Autrefois j’aurais été virulent. Autrefois..

               « Je sais ce que tu penses. A ce stade, quel traitement tu suggères ? »

               « Eh ben... Dans ton cas, je t’avoue que je ne jamais vu d’autre solution que le bon vieux truc, les chocs électriques. » 

                Nous avons bien rigolé mais en partant il m’a dit d’un ton légèrement menaçant avec lequel émergeait dissimulée mais inébranlable la crainte mystérieuse que je lui avais toujours inspiré : 

                « Je suis sérieux. Si tu refais ton cirque avec ta sœur, je reviendrai te faire subir le traitement moi-même. » 

                 Un bon bougre qui se prenait pour un bon bougre. J’avais dit à ma sœur le jour où ils s’étaient mariés : « Dans un monde meilleur, ton bellâtre aurait fait un simplet parfait. » C’était la première fois qu’elle avait un bel homme. Elle n’en revenait pas d’être mariée avec lui. Ils ont eu deux filles. Deux filles à la très forte personnalité. Et là, c’était moi qui n’en revenais pas. Quand son mari est parti avec une autre femme qui allait le quitter à son tour au bout de cinq mois, mes nièces m’ont appelé pour me dire : « Pas la peine de te pointer chez nous. Ne te dérange pas. On gère. On s’en occupe. » J’ai cru qu’elles parlaient de leur mère. Elles parlaient aussi de leur père : « Le pauvre. Cette salope va le faire baver comme il a fait baver maman. » Elles avaient à l’époque quinze et treize ans. C’est pour ça que j’avais du mal à imaginer qu’en voyant leur mère effrayée après notre conversation au téléphone, elles aient été effrayées aussi. 

 

 

                La date de mon anniversaire approchait. Je savais que cette fois-ci je n’y échapperais pas. Mes nièces m’ont appelé. Je m’y attendais et j’avais déjà une idée en tête. 

               Elles se relayaient au téléphone pour me faire la conversation. Les études, les voyages, les petits-amis, et enfin :

                « Tu veux vraiment revoir grand-mère en chair et en os ? » 

               « C’est ça, oui. »

               « Tu veux seulement la revoir ou tu veux aussi la toucher ? » 

               Si la question n’étais pas venue d’elles je n’aurais probablement pas été ému. 

              « Voudrais-tu qu’on vienne te voir pour ton anniversaire ? »

              « J’allais vous le demander. »

              « Nous viendrons avec maman. »

              « Vous pourriez amener aussi votre père. Et sa femme. Je ne la connais pas. » 

              « Elle est insupportable mais si tu y tiens... »

              « Et dites à votre père d’apporter ses pinces crocodile. »

              « Les pinces pour faire démarrer la voiture ? Pourquoi faire ? »

              Je n’avais plus de voiture depuis longtemps. 

              « Il vous le dira. »

 

 

              Le jour de mon anniversaire, j’attendais en compagnie de monsieur Zafra. C’était un ami de Katarina, ma dernière petite-amie, une hôtesse de l’air allemande. Un jour, elle avait fait une crise d’aérodromophobie. Depuis, quand elle partait de chez moi dans son uniforme seyant, en trainant sa petite valise avec une démarche de reine de beauté sur la passerelle, mais le visage décomposé par l’anxiété, je restais chez moi à me morfondre. Pour elle et pour les passagers du vol qu’elle allait prendre. « Si tu montes dans un avion, dans cet état, tu vas le faire tomber ! », lui disais-je. A chaque fois que je la priais de faire quelque chose, d’aller voir un prêtre au moins, si elle ne voulait pas voir un psy (sa famille était catholique), elle se plaignait : « Tu ne me prends pas au sérieux. » J’étais pourtant convaincu d’être le seul homme au monde à prendre au sérieux une hôtesse de l’air atteinte d’aérodromophobie. 

                Un jour elle m’a annoncé qu’elle était allée voir un hypnotiseur.

                « Un prêtre hypnotiseur ? » ai-je dit bêtement. 

                Monsieur Zafra l’avait soignée. Et en plus, très attentionné, il lui avait offert une sorte de porte-bonheur, une toute petite poule porte-clés, en lui disant : « On parle de poule d’hypnotiseur, mais moi, je vous avoue que je n’ai jamais réussi à hypnotiser une poule. » 

                Avec ce geste, avec ses paroles, monsieur Zafra avait réussi à écarter mes réticences, j’ai accepté que Katarina me prenne rendez-vous avec lui.

               

 

 

               La sonnette a retenti. J’ai regardé monsieur Zafra. 

               « Ne vous levez pas –a-t-il dit. Je m’occupe de les accueillir. C’est une manière de commencer. » 

                J’ai entendu mon ex-beau-frère sur le palier qui disait à monsieur Zafra sans même se présenter, sans même lui demander qui il était : 

                « Alors ? »  

                C’était tout ce qu’il avait pu sortir de son gosier, ce bellâtre en déchéance. 

                Il n’avait pas vraiment envie d’entrer. Monsieur Zafra ne disait rien. Il sait très bien rester de marbre, monsieur Zafra. Te voilà dans de beaux draps avec la morgue de monsieur Zafra, cher ex-beau-frère.  

                Il a dû se décider à entrer. J’étais assis dans un fauteuil du salon. Je l’ai accueilli d’un geste vague et lointain (drôlement approprié !). Seulement à ce moment il s’est retourné vers monsieur Zafra en se demandant qui il était et ce qu’il foutait exactement chez moi.

                Monsieur Zafra n’a rien fait pour l’aider à sortir de son embarras. Bon, je ne veux pas faire passer monsieur Zafra pour une espèce de tordu, il n’agissait pas ainsi par méchanceté, je le savais bien, cela se passait comme ça, la séance avait déjà commencé, voilà. 

                 « Elles sont en bas. Elles attendent de savoir si elles peuvent monter. » 

                 « Tu es monté t’assurer d’abord que j’avais fait les choses proprement, c’est ça ? » 

                 « Le filles m’ont demandé pourquoi je devais apporter les pinces crocodile. Je ne savais pas quoi leur répondre. Tu es vraiment un grand connard. » 

                 J’ai fait une grimace. Il n’osait pas se retourner une fois encore vers monsieur Zafra. 

                 « Je te présente monsieur Zafra, c’est un hypnotiseur. » 

                 « Ah bon ! »

                 Il s’est empressé de lui tendre la main avec effusion, soulagé avant de comprendre, en bon simplet. Si je lui avais dit que les pinces étaient pour lui, pour qu’il s’en serve, il aurait marché à fond, mais le regard de monsieur Zafra m’a interdit de le faire. Lui par contre, il ne s’est pas gêné pour le laisser avec la main tendue. 

 

 

 

 

                 Quand ma sœur est entrée, elle a tout de suite demandé, sans s’adresser à personne en particulier : « Katarina n’est pas là ? » Je n’avais pas besoin de la voir pour savoir qu’elle évitait de me regarder. Elle savait déjà que Katarina n’était pas là. J’ai pensé à ce que m’avait dit monsieur Zafra quelques jours auparavant, quand je lui avais demandé si je pouvais faire quelque chose pour me préparer à la séance : « Oh oui, vous pouvez vous exercer à détourner la tête, cela pourrait vous préserver d’une baffe. » 

                Mon ex-beau-frère a fait les présentations. Monsieur Zafra lui avait demandé de s’en charger. Il préférait empêcher ma sœur de réagir immédiatement en s’adressant à moi pour me demander ce que toute cette mise en scène voulait dire. Elle était sur le point de craquer. Quand elle a voulu s’approcher de moi et se laisser aller, les filles étaient déjà prêtes à intervenir. Elles étaient un peu secouées aussi, elles ne m’avaient pas revu depuis pas mal de temps. Elles l’ont amenée dans la cuisine. 

                Monsieur Zafra, mon ex-beau-frère et moi sommes restés en silence. Le seul qui souffrait de ce silence était mon ex-beau-frère. Dans la cuisine aussi c’était maintenant le silence. Et soudain, la voix de ma sœur comme de la vaisselle qu’on casse : « Katarina a oublié son porte-clés ! », et elle a éclaté en sanglots. 

                Katarina avait laissé le porte-clés sur la table de la cuisine, à côté de sa tasse de café et de ses tartines grillées. Elle n’avait pas bu son café avant de partir, ni mangé ses tartines. 

                « Avant de commencer –ai-je dit à monsieur Zafra, je crois que mes nièces voudraient vous poser une question. »

                Une rumeur muette est sortie de sa gorge. Il faisait souvent ça. D’un geste il a invité les filles à poser leur question. 

                « Est-ce qu’il pourra la toucher, grand-mère ? »

                En les entendant, une pensée a encore atteint mon esprit dans sa carlingue :

               « J’ai vécu en faisant confiance aux femmes. » 

 

               Encore la rumeur muette qui sortait de la gorge de monsieur Zafra. Et puis :              

               « Si elle est d’accord. »

               

 

-Juin
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