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Gustavo Zafra

TRADUCTEURS

                                                                                                                                                             

       

 

                                                                                                                                                      Nouvelle publiée en 2015  revue par l'auteur

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             Même du coin de mon œil meurtri par un coup de poing reçu de l’auteur quelques jours plus tôt, je n’aurais pas pu rater le bandeau rouge sur cette couverture. Ma voisine, côté fenêtre, lisait Mes Nuits avec Dostoïevski. J’entendais dans mes tempes les battements de son cœur. C’était mon imagination. Cela n’aurait pu arriver que dans ce que les scientifiques appellent une chambre sourde. En dehors d’une chambre sourde, ce n’était plus une expérience scientifique mais une expérience effroyable. Le hic : j’en étais accro.

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             Ce sens que je possède je ne sais comment, a été diagnostiqué proche de l’inspiration romantique d’Edgar Poe par une femme que j’ai rencontrée dans un vol Paris-New York. Je n’ai rien lu de Poe, je ne sais pas pourquoi mais quand j’étais tout jeune la ferveur de Baudelaire pour cet auteur, qu’il a traduit en français, m’en a dissuadé.

             Cette femme donc, Becca, une Américaine, avait apparemment bien étudié son cas. Assez pour établir en plein vol une corrélation entre ma perception extrasensorielle et les crises de delirium tremens de ce classique des lettres américaines.

             J’allais à New York pour participer à une table ronde de traducteurs à l’université de Columbia (avec sauterie le soir). Je n’avais pas remarqué Becca dans la salle d’attente de l’aéroport, elle par contre m’avait bien repéré.

             Dans l’avion, peu après le décollage, nous nous sommes retrouvés à attendre devant les portes des toilettes.

             « J’ai vu votre manège à l’aéroport, dans la salle d’attente. »

             « Pardon ? »

             « Ne faites pas l’innocent. Je vous ai vu vous précipiter pour vous asseoir à côté de la femme qui lisait L’Hiver du dernier singe. Vous êtes un pervers. N’essayez pas de le nier, je vous ai bien observé. Mais quelle est cette fixation que vous faites sur les femmes qui lisent ? Vous avez intérêt à vous expliquer, il se trouve que cette lectrice occupe la place à côté de la mienne, je peux vous embarrasser – et plus que ça, croyez-moi – en lui racontant ce que j’ai vu. »

             Soudain et contre tout bon sens, je suis passé de l’état d’intimidation à l’esprit téméraire.

             « Vous dites que vous êtes assise à côté d’elle ? »

             Je suis allé au tout pour le tout, je lui ai proposé d’échanger nos places contre l’explication qu’elle me demandait.

             « Vous ne serez pas déçue. »

             Je voulais être convaincant, je me suis convaincu moi-même, je n’ai pas trouvé suspect qu’elle accepte, je ne pouvais pas m’empêcher de croire à ma chance, j’étais déjà dans un état d’exaltation : passer le voyage assis à côté d’une lectrice de ma traduction de L’Hiver du dernier singe, à écouter les battements de son cœur. Effroyable !

 

             Quand Becca m’a parlé d’Edgar Poe, je lui ai demandé dans quelle université elle enseignait la littérature. Ma question l’a fait sourire. Elle voyait bien que je ne le disais pas pour me moquer d’elle, j’étais vraiment naïf, à la mesure de mon estime pour les profs de littérature : des êtres naïfs.

             « Je suis médecin. Diagnosticienne. Enseignante. »

             Ah bon ? Pendant les huit heures suivantes je me suis démené entre les deux femmes. La neurochirurgienne exigeait de moi des rapports constants de l’état de mon esprit tordu. A un signal qu’elle m’adressait en passant, je devais la retrouver devant les toilettes. Elle avait toujours un gobelet à la main – du champagne – pour me signifier à quel point elle était contente d’elle-même.

             « Vous ne trouvez pas que c’est immoral ce que vous faites ? Surtout pour une médecin. »

             « Vous ne comprenez pas, mon pauvre ami. Il y a une seule chose immorale pour moi dans ma profession : tomber amoureuse de mon patient. »

              Son patient. Elle a levé son gobelet à la santé de mon cas.

              Nous sommes restés en contact. De temps en temps je recevais de ses nouvelles ; elle voulait savoir l'auteur ou l'auteure  je traduisais, comment cela se passait, quel serait mon prochain voyage, et elle voulait aussi tout savoir. Je lui faisais des rapports très consciencieux. Elle était devenue une grande lectrice de Baudelaire. « Pour mieux vous comprendre » disait-elle. C’était probablement une blague. Dans une lettre elle m’écrivait : « La différence entre le cerveau de l’homme et celui de l’animal est que celui du premier est romantique. » Par quels méandres de la pensée scientifique était-elle arrivée à cette conclusion ? J’ai préféré lui demander combien de verres de champagne elle avait bu au moment d’écrire ça. Elle m’a rétorqué : « J’espère que vous vous êtes mis en smoking pour me le demander. » J’ai cru comprendre qu’elle voulait dire à poil, c’était sans doute pour me taquiner.

             Un jour je publierai ma correspondance avec Becca. Le jour où je deviendrai un être méchant et où j’aurai envie de devenir auteur et de faire de la concurrence aux auteurs que je traduis.

             Les lettres de Becca finissaient toujours par Votre cas m’intéresse toujours, bien amicalement, croyez-le ou non. En français. Je me demandais toujours, quand je partais en voyage, si j’allais tomber sur elle dans la salle d’attente de l’aéroport. J’étais convaincu que cela arriverait inéluctablement. Et puis, un jour : Votre cas m’intéresse toujours, bien amoureusement. Depuis, plus aucune nouvelle. C’était vraiment de l’amour. Croyez-le ou non.

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             Cette fois-ci, j’allais à Arles. Je participais à une table ronde organisée par le Collège des traducteurs. Avec sauterie le soir ?

             C’était la première fois que le Collège des traducteurs d’Arles m’invitait. Carlo Casale – le traducteur italien de Deux Mythomanes sur une île déserte – m’avait prévenu que les sauteries du Collège n’étaient pas fameuses. Je ne m’en souciais plus, j’allais passer presque quatre heures de TGV à côté d’une lectrice de ma traduction de Mes Nuits avec Dostoïevski, c’était inattendu, j’abhorre la promiscuité des voyages en TGV. En avion, je me libère de cette phobie en imaginant que l’appareil explose dans les airs. J’ai essayé d’imaginer que le TGV dans lequel je voyage déraille, mais cela me laisse un goût de ferraille dans la bouche. Selon Becca, pour moi mourir en plein vol ce n’est pas mourir. Bon, c’est joliment dit, et c’est ça qui compte si on doit mourir.

             Tout d’un coup, j’ai vu Carlo – un mètre quatre-vingt-dix et presque cent kilos – qui s’avançait par le couloir comme sur un pont suspendu au-dessus d’un fleuve amazonien, ses bras levés – qui semblaient anormalement courts – s’agrippant aux porte-bagages. Je le croyais parti la veille.

             Quand il est arrivé à la hauteur de ma place, dans le carré, il avait déjà repéré le livre que lisait ma voisine.

             « Je n’en crois pas mes yeux ! »

              Oui, bien sûr. C’est ça.

             « Deux places libres côte-à-côte, comme c'est étrange ! »

              Toujours à vouloir jouer avec moi au chat et à la souris.

             Il s’est assis en face, complètement essoufflé.

             « J’aurais mieux fait de prendre ma valise avec moi, maintenant il va falloir que je rebrousse chemin. »

             Il comptait que j’allais lui proposer de m’en charger. La dernière fois qu’il avait pris ce train, il avait perdu sa valise. Voilà comment il m’avait présenté les choses : « A Angoulême, une équipe d’accompagnateurs d’ados handicapés l’a descendue pour faire de la place aux chaises roulantes et ensuite personne, ni les accompagnateurs ni le personnel de la gare, n’a pensé à la remonter, elle est restée sur le quai. Le train s’est remis en marche et par la fenêtre je voyais ma valise passer comme dans un rêve. Et pendant que je la voyais passer, je me disais que c’était la valise de quelqu’un d’autre. J’ai tenu bon, je n’ai rien fait pour la récupérer. Mais je crains la prochaine fois que cela m’arrivera, je sais qu’il n’y a plus de place dans mon rêve pour une autre valise perdue. »

             C’était sa femme, Christine, qui lui faisait sa valise. Je finirais par me rendre et aller la lui chercher, il le savait.

 

             Ma voisine à levé les yeux vers lui, et puis s’est tournée vers moi, mais c’était comme si son regard somnolait sous l’effet de l’hypnose et ne suivait pas vraiment ses gestes, c’était tellement émouvant à voir. Pas pour Carlo. Faisant preuve d’une rudesse choquante :

             « Dommage que vous ne puissiez par le lire dans sa langue originale, les ouvrages littéraires perdent beaucoup de leur vérité dans le passage en traduction. Il n’y a que la Bible qui tienne le coup, mais bien sûr, la Bible a été dictée par Dieu, qui dictait dans toutes les langues. »

             Déroutée et intimidée, la jeune femme a bredouillé :

             « Êtes-vous d’origine russe ? » 

             Allait-il gâcher mon plaisir ?

             « Ah, non ! Dieu a veillé à ce que je sois italien. C’est la preuve de son existence, je vous l’assure. Je n’aurais pas été un Russe très orthodoxe, je n’aurais jamais pu me soûler à la vodka, je n’aime pas ça. Le caviar non plus. Non, mais je sais de quoi je parle. Je suis traducteur. Croyez-moi, toute traduction est une escroquerie. Une belle escroquerie, on peut le dire ainsi si on veut faire plaisir aux belles âmes. Une escroquerie sentimentale, berk ! On vous prend par ce que j’appelle vos bons sentiments de lectrice. On veut vous faire croire, dans ce cas par exemple, que vous lisez du russe. Et vous, vous ne demandez qu’à vous faire avoir, bien sûr. »

             Carlo traduisait de l’anglais (américain, australien, indien, nigérien…) Il était le traducteur attitré de plusieurs auteurs nobélisables. Il travaillait à la traduction de Deux Mythomanes sur une île déserte. Il m’avait appelé récemment pour me raconter :

             « Cette crapule de Théo O. ! Tu sais quoi ! Il s’est inspiré de nous deux ! Il nous met en scène sur une île déserte, en papoteurs élisabéthains, avec des personnalités de vieilles filles. Voilà encore un exemple de la typique mauvaise foi des romanciers. En plus il fait dans le snobisme langagier. J’ai dit a son éditrice : Il va falloir que je me prenne pour Marlowe pour y arriver. »

             Marlow.Rien que cela !

             « Comme si c’était au-dessus de ta mauvaise foi. »

             « Merci, j’avais besoin qu’on m’insuffle un peu de tonus. Depuis la mort de Christine, je tourne en rond. »

             « Tu tournais en rond avant, c’est ça qui l’a tuée, assassin. »

             « Tu te prends pour la voix de ma conscience ? Petit con ! »

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             Avant que Carlo ne continue à débiter le fond de l’intervention qu’il avait préparée pour embarrasser le Collège des traducteurs d’Arles, et qu’il ne dévoile comme par mégarde mon identité de traducteur du roman qu’elle lisait, j’ai dit à ma voisine :

             « N’en croyez rien. D’un écrivain au summum de son art, ce qu’on peut dire de plus exact c’est que son œuvre se lit comme une traduction. Les gens qui vous disent, en vous voyant lire un ouvrage littéraire en traduction, que ce ne sera jamais aussi merveilleux que dans sa langue originale, sont dans l’imposture. Moi aussi je suis traducteur, je suis dans le secret des dieux, je peux vous dire une chose : Shakespeare est probablement le plus grand traducteur de tous les temps, il traduisait ses pièces en anglais, mais on ignore de quelle langue il traduisait. On sait si peu de choses de lui ! Avons-nous besoin d’en savoir davantage ? »

             Je parlais en regardant Carlo avec un peu de dépit. Il se comportait souvent avec moi comme un frère aîné jaloux de son cadet. Je ne lui en voulais jamais longtemps. Je crois qu’au fond je devais considérer qu’il en avait le droit. Son amitié m’avait été tellement utile pour démarrer ma vie de traducteur, que ce travers n’était rien en comparaison. Mais aussi parce que je ne pourrais plus remercier Christine, sa femme décédée. Sans sa bienveillance, notre amitié n’aurait pas tenu longtemps. Christine me trouvait touchant et chaque fois que je le lui avais demandé, elle avait plaidé ma cause auprès de Carlo.

             Carlo avait été mon modèle, ma référence. J’avais beaucoup appris de son travail, mais surtout de son expérience avec les éditeurs et les auteurs. Quelques années plus tôt je me serais dit, plein de dépit, terrassé par la honte et l’humiliation : « Et pourtant, tout ce que j’ai appris de lui ne m’a pas préservé du coup de poing meurtrier de Petrikov. » Entre-temps, je m’étais réconcilié avec moi-même, j’étais devenu fataliste, je ne me faisais aucune illusion sur moi-même, je voyais ce coup de poing comme la preuve que j’avais suivi mon propre chemin, ma propre inspiration, mes propres démons (berk!) si on veut voir en moi un traducteur romantique, même si ce n’est pas comme cela que je me vois.

             On nous invitait ensemble, à des tables rondes pour nous entendre polémiquer tous les deux. Ou pour papoter comme nous sommes supposés le faire dans Deux Mythomanes sur une île déserte – que je refuse de lire – de cette canaille tellement surévaluée qu’est Théo O.

             À chacun d’en juger. Ma version restera celle d’un Carlo en bête d’estrade, prêt à rugir dès que l’occasion lui en est offerte. Moi, je joue toujours le rôle du challenger, dans un registre insouciant, égocentrique, perplexe. Mais de son côté comme du mien, les propos sont toujours des coups tordus. La vérité est que cet esprit lent, Théo O., n’y a jamais vu que du feu.

             La dernière fois que nous nous étions retrouvés sur une estrade, Carlo m’avait dit : « Au bout de dix années d’amitié, ta jeunesse commence à devenir outrageante pour moi. » La fin de notre cirque ? Il avait cinquante-six ans et faisait plus vieux malgré son physique imposant, et moi j’allais avoir trente-huit ans et je faisais toujours jeune malgré mon allure frêle. Petit con, selon lui. Je me voyais moi-même comme une espèce de jeune vieux depuis ma plus tendre enfance (de lecteur, la seule que j’aie connue). Je n’avais pas d’âge. Je n’aurais jamais d’âge. Je mourrais sans âge.

             Quant à ma perception extrasensorielle, aux dernières nouvelles il semblait que l’alcoolisme de Poe avait été une explication surfaite. Mais si Edgar n’avait peut-être jamais connu le delirium tremens, que devenait ma perception extrasensorielle ? Restait-elle inclassable, malgré Becca.

             J’avais donné à lire à Christine, avant sa mort, ma correspondance avec Becca pour avoir son avis. Elle avait trouvé la lecture de ces lettres éclairante. Ce n’était pas cela qui m’importait.

             « Vous me trouvez toujours touchant ? »

             « Plus que jamais. »

             Ma perception extrasensorielle n’était pas le résultat d’un quelconque élan métaphysique inavouable, voilà la difficulté. C’était probablement cela qui la rendait inclassable. Rien à voir avec l’inspiration romantique d’Edgar Poe.

             Et pourtant, même Carlo, qui envisageait mon cas avec le plus grand scepticisme, se demandait si Becca n’avait quand même pas raison.

             « Il n’est pas indispensable d’être un lecteur de ces machins (il voulait dire nouvelles) extraordinaires de Poe pour le penser » avait-il dit.

             Pour Carlo, mon penchant, comme il préférait dire, faisait de moi une sorte de voyeur. Un voyeur romantique. Il tenait à anoblir mon soi-disant penchant, en l’enloulant dans la morbidité du mot romantique.

             « Absolument ! »

             Mais il ne le disait pas sans crainte pour moi. Je devenais tellement imprudent dès que je voyais une femme qui lisait une de mes traductions.

             « Un jour tu vas te retrouver compromis dans une situation scandaleuse. »

             « Une situation scandaleuse ? Pourvu que cela reste une chimère romantique ! »

             « Ainsi soit-il, petit con. »

 

             Quelques jours plus tôt, j’étais chez l’éditeur de Mes Nuits avec Dostoïevski. Je devais rencontrer Petrikov, venu à Paris pour parler de son nouveau roman, il allait bientôt rendre la version définitive à l’éditeur français en même temps qu’à l’éditeur russe. Il fallait mettre en chantier la traduction au plus vite, Petrikov était promis à un grand prix de la saison, les dieux d’un Olympe en perte de vitesse avaient décidé de frapper un grand coup.

             Quand je suis arrivé, Petrikov était en rendez-vous avec son éditrice. « A porte fermée, eh ? » ai-je lancé à sa secrétaire, en lui tournant tout de suite le dos. Cette jeune et jolie personne ne m’aimait pas, je crois qu’elle trouvait que je voulais lui gâcher sa jeunesse, rien que ça. Elle râlait que je me plaignais trop (je n’avais pas le droit d’être exigeant), elle ragotait que j’étais un faux gentil et un vrai parano, un maniaque, un pervers qui cherchait à la rendre folle…

             Je suis revenu sur mes pas, vers la salle d’attente, devant les ascenseurs. Absorbé dans la perspective d’une querelle inévitable avec Petrikov, je n’avais pas remarqué la femme en arrivant. Elle lisait Mes Nuits avec Dostoïevski. Il n’y avait qu’elle et la standardiste, dont on voyait à peine la tête derrière le haut comptoir.

             Je suis allé illico m’asseoir à côté de la lectrice. Elle est restée concentrée dans sa lecture. Je ne me suis pas gêné pour rapprocher encore mon fauteuil du sien, rien n’aurait pu la perturber.

             Je ne pouvais pas soupçonner qu’il s’agissait de la femme de Petrikov – sa nouvelle femme –, dont j’avais appris par Carlo qu’elle était franco-italienne. À différence de Carlo, je ne me suis jamais beaucoup intéressé à la biographie des auteurs que je traduis.

             Tout récemment, Petrikov avait commencé à donner des signes inquiétants. Il exigeait d’avoir droit de regard sur la traduction de son nouveau roman. Il menaçait de ne pas signer le contrat. Carlo avait raison, cela pourrait être le début de mes emmerdes avec cet auteur. Il voyait derrière les exigences de Petrikov, l’influence de sa femme franco-italienne. Elle tenait peut-être à se mêler de ses affaires, même si elle ne parlait pas le russe. Selon les informations de Carlo, elle ne connaissait qu’un seul mot : vodka.

             Il y a eu un éclat de voix dans le couloir.

             « Vous l’avez laissé partir ? Vous auriez dû nous prévenir ! »

             C’était la voix de Petrikov.

             «J’avais dit que je voulais le voir sans témoins ! Valérie, votre secrétaire est une conne ! »

             Trop énervé pour continuer à s’exprimer en français, Petrikov s’était mis à hurler en russe. Ni Valérie ni sa secrétaire n’avaient besoin de parler russe pour comprendre ce qu’il disait.

             « Calmez-vous, Piotr. Il n’est pas parti pour de bon. Il est sûrement allé bouder dans les toilettes. Venez, allons le chercher. »

             La voix rancunière de sa secrétaire :

             « Bouder dans les toilettes… Cela lui va très bien. »

             Ils s’approchaient. Tout ce vacarme et pourtant la femme qui lisait Mes Nuits avec Dostoïevski n’avait pas réagi. Moi, je commençais à prendre conscience du danger qui s’approchait. Je devenais un homme pétrifié. J’ai d’abord vu Valérie,  et puis,          Petrikov était là, cet ancien agent du KGB reconverti en romancier à succès.

             « On ne saura jamais ce qu’il a vu, n’est-ce pas ? » a dit Carlo.

             La question restait pertinente, je n’allais pas le nier, quand même : qu’avait-il vu pour foncer vers moi comme il l’a fait ? Il ne semblait pas fou de rage pourtant, il semblait agir avec froideur et calcul. J’étais toujours assis, tout près de sa femme, qui n’avait même pas remarqué cette proximité, absorbée dans la lecture. J’ai bien fait de rester assis, Petrikov n’était quand même pas assez bien placé pour frapper à son aise. Si je m’étais mis debout, son coup de poing m’aurait démoli la figure. Il m’a atteint à l’œil droit. J’ai à peine détourné le visage, comme si je le faisais plutôt pour mieux voir venir le coup. Curieusement pour moi, c’était mon meilleur profil.

            «  Le bon dieu des traducteurs travaille davantage pour les éditeurs et les auteurs que pour nous – a rouspété Carlo –. Qu’aurait fait Valérie s’il t’avait envoyé à la morgue ? Il n’y a qu’un tordu comme toi qui peut traduire les insanités de Petrikov. »

             En une seconde, ma tête était devenue un paquebot qui venait de cogner un iceberg. Je me suis affaissé encore plus dans le fauteuil, la gueule ouverte. J’ignorais que mon cerveau contenait tous ces lustres anciens qui menaçaient d’ensevelir mon âme sous un amas de verre cassé en milliers de reflets.

             « Ne vous inquiétez pas, Piotr. Nous vous trouverons un nouveau traducteur. »

             Valérie me chantait mon requiescat in pace. Cette tenancière de maison d’édition. La veille, elle m’avait assuré qu’elle ne céderait pas sur la clause droit de regard. Nous étions d’accord que c’était un piège de Petrikov. Il voulait absolument que j’utilise dans son nouveau roman l’expression tête de nœud, je m’y refusais.

             Il s’est produit alors un phénomène extraordinaire : je me suis mis à rire doucement.

             « Ah, le salaud – s’est exclamé Petrikov – Il s’y attendait ! »

             « Et pourquoi croyez-vous qu’il s’y attendait – a dit Valérie, s’efforçant de rester patiente – Vous déraillez, Piotr. Aviez-vous besoin de le frapper si fort pour le mettre à sa place ? Une bonne baffe aurait suffi. »

              Petrikov s’est approché à nouveau de moi, il s’est penché pour examiner mon œil meurtri comme s’il regardait à travers le trou de la serrure d’un cachot de la Loubianka. Je ne voyais plus que de mon œil gauche. Derrière lui, sa femme, le visage décomposé en une grimace effarée, serrait fermement contre sa poitrine l’exemplaire de Mes Nuits avec Dostoïevski qu’elle lisait l’instant d’avant.

              « Mais qui est-ce ? » demandait-elle à Valérie.

             Toujours penché sur moi, Petrikov a fini par se tourner vers elle, comme s’il suivait mon regard. Maintenant, nous regardions dans la même direction. La femme de Petrikov venait d’apprendre qui j’étais et elle s’adressait à Valérie d’un ton agacé : « Mais qu’est-ce que c’est, cette histoire ? Pourquoi changer de traducteur ? Je n’étais pas au courant, Piotr ne m’en avait pas parlé. Pas question, j’ai mon mot à dire. »

             J’avais trop mal pour continuer à croire que j’étais mort de rire. J’avais du mal à respirer, comme si je respirais par mon œil et comme si cette chose, mon œil, était devenue une bouche de poisson sorti de l’eau.

              « Je crois qu’il essaie de dire quelque chose – a maugréé Piotr. Qu’est-ce que tu dis, toujours pas content, tête de nœud ?

             Valérie s’est penchée vers moi, un peu inquiète, elle avait compris qu’elle allait devoir me garder.

             « Il n’arrive pas à parler ? »

             Je croyais naïvement que je luttais pour me concentrer sur un mot avec toutes les forces qui me restaient. Un seul mot, m’entendais-je dire dans ma tête. Au fait, j’étais en train de prier. Je me demande si le jour de ma mort, mon esprit se comportera d’une manière aussi crédule. Quoi qu’il en soit, ma prière a été entendue, j’ai pu faire une tirade :

             « Vodka pour moi aussi ! »

             Et puis, l’âme en paix, j’étais prêt à fermer l’autre œil, mais le meilleur était à venir, j’ai senti une haleine fraîche et enivrante à mon oreille :

             « Vous me pourrissez la vie. »

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