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ÉLIAS CANETTI EST ALLÉ SE FAIRE COUPER LES CHEVEUX

           Le téléphone sonne. Je demande à ma femme de répondre et de dire que je ne suis pas là. Elle flaire quelque chose d’inéluctable. Comme par exemple que j’aie décidé de ne plus jamais y répondre. Mon téléphone portable, je ne l’allume plus, et je n’ouvre plus mes mails, ni les enveloppes qui continuent d’arriver malgré internet ‒et qui contiennent des messages gentiment griffonnés sur des cartes postales. Le pire pour elle c’est quand on frappe à la porte, c’est devenu sa hantise, que je ne fasse même plus semblant de ne pas entendre, qu’il n’y ait personne, qu’on frappe dans le néant, ce n’est pas si inimaginable qu’on peut le penser, que je dise Il n’y a personne et que cela soit vrai.

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         « Fais-le toi-même » me dit-elle, outrée.

         Sa réponse me fait penser à une anecdote sur Élias Canetti que m’a peut-être racontée son éditeur français –il m’a raconté tellement d’anecdotes cocasses sur des écrivains !‒ si ce n’est pas que je l’ai lue quelque part. A une époque, Canetti avait aussi décidé de ne plus répondre au téléphone, mais il voulait quand même savoir qui l’appelait, alors il répondait simulant une voix de vieille femme et se faisant passer pour la bonne. Je me demande quelle valeur existentielle pourrait avoir dans mon cas l’attitude de Canetti –ne plus répondre au téléphone mais garder la curiosité de savoir qui appelle. Cette curiosité qui chez lui prenait apparemment la forme d’une grinçante moquerie. Pourrais-je en faire mon attitude devant la vie qui me reste ? La curiosité, sans la grinçante moquerie, bien sûr, pour laquelle je n’ai aucun talent ―moquerie qui plus souvent qu’on ne le pense sert d’exutoire à la rumination intellectuelle.

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          Le téléphone continue à sonner. Ma femme, amusée par l’anecdote sur Canetti que je viens de lui raconter, s’adoucit :

       « Bon, d’accord »

        Elle ajoute, juste avant de décrocher :

       « Tant pis ! Tant mieux !

       Tant pis, tant mieux ? Depuis quelque temps, elle fait preuve –malgré tout !– d’un sens de l’humour pétillant et complètement imprévisible, comme si elle allait je ne sais où sur la pointe des pieds.

        « Monsieur Élias Canetti n’est pas ici pour le moment. Il est allé se faire couper les cheveux. C’est la gouvernante qui vous parle, n’allez surtout pas croire qu’il s’agit de la bonniche, et encore moins de sa femme ou de sa maîtresse. »

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        Ce que je disais : humour pétillant.

       Elle reste pendue au fil, moi pendu d’un fil. Elle a mis le haut-parleur. J’ai le temps de me demander ce que le silence de la personne qui appelle peut signifier, ce dont je n’ai rien à foutre. Comme quoi, même si on n’est pas concerné… Je commence à saisir l’attitude de Canetti, sa curiosité. Je suis peut-être le premier à comprendre. Je parie que même son éditeur français, quand il m’a raconté l’anecdote –si c’est bien lui qui me l’a racontée– ne saisissait pas tout à fait. Il croyait surtout me raconter une blague.

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          Ma femme aussi doit se demander ce que le silence de la personne qui appelle peut signifier, à voir la mimique drolatique qu’elle m’adresse. A travers cette mimique elle retrouve à mes yeux sa merveilleuse jeunesse. Je suis frappé par cette impression. Je nous vois à l’époque où nous nous sommes connus. Que nous étions beaux et radieux devant ce désastre qu’on appelle l’avenir. Nous le sommes redevenus à cet instant.

       « Élias Canetti est mort » finit par dire la personne qui appelle, d’une voix pourtant hésitante et enrayée.

         « Ah bon ? »

         Ma femme lève ses beaux yeux au ciel.

         « Mais pour qui vous prenez-vous ? Qui êtes-vous pour décider qui est mort et qui est vivant ? »

         « Il est là, je l’entends. »

         « Qu’entendez-vous ? »

         « J’entends rigoler. »

         Et puis, cette personne raccroche, faisant attention, il me semble, à ce que l’appareil fasse le moins de bruit possible. Et ce fait, après ce qu’elle vient de soutenir à ma femme, me paraît un signe de découragement et de folie.

        Ma femme et moi restons songeurs, nous adressant des regards rieurs et pleins de sens, pétris dans le ferment de notre sacrée jeunesse.

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        Le téléphone sonne de nouveau. Je m’apprête à répondre mais ma femme m’en empêche. Elle craint que je ne dise Je ne suis pas là.

        « J’y tiens » dit-elle, comme pour se convaincre que je suis bien là, en mettant le haut-parleur pour décrocher

          « Élias Canetti est mort le 14 août 1994. »

          La même hésitation dans la voix, pourtant. Qui me met la puce à l’oreille. Je parie que cette personne tient un journal. Pour pouvoir mettre des dates aux événements. Une manie que je comprends de moins en moins. Folie des hommes !

          « Et je vous dis qu’il est allé se faire couper les cheveux » dit ma femme.

          « De mauvaises langues disent que vous n’êtes pas la gouvernante. »

          « De mauvaises langues disent que je suis Élias Canetti parlant avec une voix de vielle dame acariâtre. »

          « Ça, je ne le savais pas. »

          « Des choses qu’on raconte. »

          « Je n’étais pas au courant. »

          « Vous voyez ? Même ça vous ne le saviez pas et vous voudriez décider qui est mort et qui est vivant. »

          Cette fois-ci, c’est elle qui raccroche. Bien fait. Mais nous savons que ce n’est pas fini.

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          « La prochaine fois, c’est moi qui répond. Fais-moi confiance. »

          « D’accord –dit-elle, mais cela ne voudra pas dire que je te fais confiance. Dansons en attendant. Pour danser oui, je te fais confiance. Tu es le plus grand danseur que j’aie connu. Pour le reste, je ne sais pas... »

           Nous dansons. Elle a choisi la musique. Quand on est suffisamment inspiré en dansant, on danse un souvenir, tous les souvenirs en un seul, voilà comment cela se passe : tous les souvenirs, nous les rendons des abstractions mirobolantes. On m’a toujours pris pour un grand danseur parce que j’ai été un danseur dépensier avec les souvenirs.

           La sonnerie de nouveau. J’entraîne ma femme vers le téléphone sans arrêter de tanguer. Je la fais tourner sur elle-même en la tenant d’une main et de l’autre, je décroche et mets le haut-parleur. Je lui fais un clin d’œil. Je dis :

          « A la bonne heure ! »

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