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              Vers la fin du mois de mai mon amie Valentine est tombée grièvement malade. Quelques semaines plus tard, elle a laissé un message sur mon répondeur : « J’ai besoin de ton aide. ».

              Depuis que la maladie s’était déclarée, Valentine avait fait comprendre à ses amis qu’elle préférait ne pas les voir. Cela les attristait, mais ils étaient bien obligés de se rendre à l’évidence de cette qualité qu’eux-mêmes lui avaient attribuée pour toujours : Valentine avait mené sa vie avec une grande et parfois même crue lucidité.

              J’étais un ami de Valentine, mais je n’étais pas vraiment un ami de ses amis, ou si peu. C’étaient des gens qui aimaient bavarder, mon laconisme les mettait mal à l’aise.

              Je me suis quand même demandé si quelque chose dans l’attitude de Valentine devant l’inéluctable de sa maladie n’avait pas changé.

              Paul, son mari, à en croire ce qu’elle m’avait dit au téléphone quand je l’ai appelée pour lui annoncer ma visite, était en détresse surtout à cause du retour de leur fille cadette chez eux. Et je lui suis reconnaissante de réagir comme ça, m’avait-elle dit.

              Si c’était une ligne de conduite sur laquelle ils s’étaient mis d’accord, le retour d’Alix chez ses parents, qui n’avait pas été motivé par la maladie de sa mère – elle n’avait pas encore été prévenue –, semblait tomber à point nommé.

              Enfant prédestinée, ai-je pensé. Je ne l’avais pas revue depuis qu’elle était partie, cela faisait plus ou moins dix ans.

              Si de Paul Valentine attendait qu’il se cantonne à la – pour moi mystérieuse – déroute que lui causait le retour de sa fille, de celle-ci, Valentine attendait qu’elle se donne juste la peine de promener le chien.

              « Ce n’est pas une corvée – m’avait-elle dit. C’est un gentil chien, et il est beau. »

              Je me suis quand même demandé s’il n’était pas plus exact de comprendre ce juste la peine comme la juste peine, ce qui expliquerait le désarroi de Paul.

​

 

              Je me souvenais d’Alix avant qu’elle ne quitte la maison et Paris. Cela s’était passé très vite à la suite de sa sœur, qui était allée poursuivre des études ailleurs. Alix devait avoir dix-neuf ans et ce qu’il y avait de joli en elle, dans ses traits, dans ses manières, semblait n’être que de très périssables traces de l’enfant qu’elle avait été. Cela faisait un contraste presque violent avec l’allure de sa sœur, aînée d’à peine plus d’un an, et qui semblait porter avec aisance sur ses épaules élégantes et dans l’expressivité un peu renfermée de son visage, tout son avenir.

 

              Je devais aller voir Valentine à un moment de la journée où l’aide-soignante serait encore auprès d'elle. Elle préférait que ce soit l’aide-soignante qui m’accueille, avant de partir. Pas Paul. Pas Alix. Ce qui pouvait faire penser qu’elle avait en tête une requête précise à m’adresser.

              C’était tout le contraire. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle attendait de moi ; c’était à moi de trouver.      

              « Tu comprends – m’a-t-elle dit, avec beaucoup d’effort –, je ne pouvais pas m’adresser à quelqu’un d’autre de mes amis. Je n’ai pas la force d’entreprendre une conversation, d’envisager des sujets de conversation. Et toi, tu es si peu causant ! »

               J’ai pris un instant pour réfléchir et je lui ai proposé de promener sa fille, pour que sa fille promène le chien.      Une promenade à trois.

               Valentine s’est mise à rire comme si elle n’allait pas s’arrêter. Elle était tellement faible que j’ai cru qu’elle allait mourir de rire et que c’était pour cela qu’elle m’avait convoqué, pour que je la tue.

               J’ai pensé à ce qu’elle m’avait dit une fois : « J’aime beaucoup tes nouvelles. À partir du moment où tu as renoncé à leur trouver un éditeur, tu es devenu mon écrivain préféré. » 

               Je me demandais encore si je devais la remercier pour l’épitaphe.

​

​

              Autant commencer tout de suite, me suis-je dit. Et je suis parti dans la maison chercher Alix.

              En passant devant la pièce ou Paul avait installé son bureau, j’ai passé une tête.

              « Oh, fiche-moi la paix », a-t-il dit, faisant le geste d’éloigner une mouche qui bourdonnait à son oreille.

              « Pauvre andouille, tu crois encore à la météo ? » ai-je maugréé, poursuivant mon chemin. Paul est un historien renommé.     

              Il est sorti dans le couloir :

              « Qu’est-ce que tu fous ? »

              Je ne connaissais pas la maison, je n’y étais jamais allé avant. Quand Valentine était tombée malade, ils avaient emménagé provisoirement dans une rue de maisons avec des jardins fleuris, sur la Butte aux Cailles. C’était une idée de Paul : dépenser l’argent du dernier voyage qu’ils avaient prévu pour changer de cadre dans Paris, une sorte de voyage immobile à deux, ils avaient toujours vécu dans des appartements. Valentine ne voulait pas mourir à l’hôpital. Elle s’était souvenu – c’est Paul qui me l’a raconté lors des obsèques –, elle s’était souvenu que j’avais dit une fois que je préférerais mourir à l’hôtel. « Encore une blague de cet enquiquineur ! – s’était alors exclamé Paul. Il ne l’ouvre que pour ça ! » Mais il m’a avoué qu’il avait envisagé l’option. Même si installer Valentine dans les conditions confortables qu’il souhaitait pour elle aurait été trop onéreux – « Tu es mal barré, mon vieux » s’est-il moqué –, il y avait pensé.

              Qu’est-ce qui l’avait poussé à préférer la maison ? Il se le demandait. Alix était arrivée presque en même temps que les déménageurs.

              « Je cherche ta fille – lui ai-je dit. Je vais la promener. Pour qu’elle promène le chien. Ce sera une promenade à trois. »

              « Quelle idée ! Sûrement une idée à toi. Bien vu, tu vas devoir lui mettre une laisse. »

              Alix n’était pas dans la cuisine. J’ai dû passer de nouveau devant le bureau de Paul pour monter à l’étage. Il n’était plus dans son bureau. J’ai entendu sa voix dans le salon, où on avait installé le lit de malade de Valentine pour qu’elle puisse voir confortablement le jardin depuis le lit. C’était une année à roses.

              J’ai trouvé Alix dans une chambre. La porte était ouverte. Elle regardait autour d’elle comme si elle se posait des questions sur la disposition de la chambre.

              « Bonjour » a-t-elle fait.

              J’étais surpris de voir à quel point elle ressemblait maintenant à sa mère, dans mon souvenir elle ressemblait à peine à elle-même.

              Elle me regardait sans vraiment s’interroger sur ma présence, comme si je ne l’intéressais pas suffisamment. Et puis, elle a eu soudain un petit sourire amusé, c’était bien moi, elle s’en souvenait.

              « Je n’ai pas encore ouvert la bouche et j’ai déjà dit quelque chose de drôle ? » ai-je dit.

              Elle est restée à son sourire amusé, en attendant de moi la suite.

              « Ta mère trouve que ce serait une bonne idée si nous allions nous promener ensemble, toi, moi et le chien. »

              « C’est une idée de ma mère ? Elle veut que vous me sondiez sur les raisons de mon retour à la maison ? »

              « Ah, non ! Pas du tout ! C’est une idée à moi. Pour moi, c’est une manière d’être près de ta mère en ce moment, et pour elle, une manière d’être près de ses amis. Je crois qu’elle ne veut pas qu’on pense qu’elle n’aime plus la vie, et vois-tu, de tous ses amis elle a pensé à moi parce que je suis très peu causant, comme elle dit. Faire appel à moi, mais pour quoi faire ? Puisque dans son état, elle-même n’en avait pas la moindre idée, j’ai pensé à la promenade à trois. Tu n’as pas à t’inquiéter, il y a plus de chances que je pose des questions au chien sur sa vie de chien qu’à toi. »

              Elle a attendu, mais je n’avais pas l’intention d’en dire davantage. Pensant à l’avertissement que m’avait lancé Paul, j’en étais déjà à prévoir qu’elle me dise Je ne m’inquiète pas, il y aurait plus de chances que le chien vous réponde, et puis :

              « Je me souviens de vous. Je me souviens surtout d’une fois où nous nous sommes croisés dans la rue et vous m’avez raconté un truc complètement invraisemblable qui m’a fait rire. »

              « C’est extraordinaire. »

              Elle a ri franchement.

              « Qu’est-ce que j’ai encore dit ? » ai-je fait.

              « Rien. C’est extraordinaire. »

​

 

              Je suis redescendu l’attendre dans le salon. Paul était debout, devant la fenêtre. Il disait à Valentine, d’une voix amusée de confident :

              « Où est-ce que tu vois ça ? »

              Il s’est retourné vers moi.

              « Alors ? » a-t-il fait.

              « Elle va descendre. »

              Une sorte de gémissement de Valentine, accompagné d’un faible mouvement de sa main battant l’air, a exprimé son approbation.

              « Tu as de la chance – a dit Paul, sinon j’aurais exigé que tu ailles tout seul promener ce foutu chien. Contrairement à ce que dit Valentine, ce n’est pas un gentil chien. »

             Il est reparti dans son bureau, il ne voulait pas être présent quand Alix descendrait.

​

              Le chien était dans le jardin. Je ne lui avais jamais prêté attention. J’ignorais sa race et son nom. Alix lui a mis la laisse et nous sommes sortis.

              « Comment s’appelle-t-il ? »

              « Spock... Je sais, il n’a pas les oreilles d’un Spock. »

              C’est tout ce que nous avons échangé pendant la demi-heure qu’a duré la promenade.

              Au retour, je ne voyais pas de raisons pour moi de retourner dans la maison. Nous étions devant la grille et nous allions nous quitter. J’ai dit à Alix :

              « Demain à la même heure ?

              Et elle a répondu :

              « D’accord. Je serai prête. Et vous ne me poserez pas de questions sur ma vie, et je ne vous poserai pas de questions sur vos nouvelles. »

              Mes nouvelles, sa vie. Je n’avais pas besoin de comprendre.

​

              Pendant les dix jours qu’ont duré nos promenades quotidiennes, nous n’avons jamais parlé de sa vie, ni de presque rien.

             

              Après la mort de Valentine, je ne l’ai plus revue. J’ai su que Paul avait rendu la maison de la Butte aux Cailles et était allé passer quelque temps chez sa fille aînée, à la campagne. Je n’ai rien su d’Alix.

              C’était une année à roses, presque partout elles étaient déjà fanées.

              Vers la fin décembre, j’ai reçu par la poste une grosse enveloppe. À l’intérieur j’ai trouvé une copie d’un recueil de nouvelles. Des nouvelles d’Alix. Après les avoir lues, je lui ai envoyé juste une phrase : C’est extraordinaire. J’ai reçu peu de temps après un mot : « J’aimerais que vous me suggériez un titre pour la nouvelle qui n’en a pas. » Je l’ai fait : Poussière qui mord la poussière.     

 

                                                                                       

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