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-septembre 2018

AUTOFICTION AVEC DES AMIS

           Que devient le petit chien de La dame au petit chien, la nouvelle d’Anton Tchekhov ? C’était une époque de ma vie où je n’arrêtais pas de me poser cette question. Je me retournais pour suivre du regard tous les petits chiens que je croisais dans la rue. Je suivais mon idée. J’avais l’impression d’être sur le point de gagner un pari. Je le faisais le plus discrètement possible. Je tenais à ne pas me faire remarquer, craignant que les propriétaires ne se méprennent sur moi. Je pensais à mon ami le peintre Serge Ollier. Serge était fétichiste de chevilles de femmes. En été, dans ses promenades, il s’arrêtait aux coins des rues pour observer les passantes. Prudent, il se faisait accompagner par sa femme, qui d’ailleurs se plaignait que du fétichisme de son mari elle ne tirait que de l’ennui. « Ce n’est pas une vie » disait-elle, faisant semblant de se moquer d’elle-même ; elle se moquait du monde.

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          Nous les avions à dîner, Serge Ollier, dont la santé, et surtout la vue, se détérioraient très rapidement, et Betty Minguet, sa femme.

       Serge ne voulait pas qu’on parle trop de lui, il m’a demandé de parler de moi. Je leur ai raconté que ma femme s’inquiétait pour moi, elle craignait que je n’arrête d’écrire. Je lui répétais : « Mais c’est le but de ma vie ! Arrêter d’écrire ! » Je m’étais mis en tête d’écrire mon testament littéraire d’auteur inconnu. Elle se demandait ce que cela pouvait bien signifier, un testament littéraire d’auteur inconnu. Pour moi, il s’agissait –tout simplement, je dirais– d’écrire une nouvelle dont on puisse dire de l’auteur qu’il n’y était pour rien. J’aurais enfin la paix, me disais-je. Et c’était ainsi –tout naturellement, je dirais– que je m’étais mis à penser au petit chien de La Dame.

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           Ce petit chien a une existence mirifique jamais atteinte dans la littérature avant et après lui : ceux qui ont lu la nouvelle, ne savent sur lui guère plus que ceux qui ne l’ont pas lue, qui ne la connaissent que par le titre, et même qui n’en ont entendu parler qu’au moment où on leur demande : « Avez-vous lu La Dame au petit chien ? » C’est tout Tchekhov, cela. Le chien le plus mémorable de la littérature n’est pas seulement un petit chien –et j’avoue faire partie de ceux qui le trouvent ridicule–, mais encore, il n’a pas de nom. Et qu’il s’agisse d’un loulou blanc de Poméranie, tout le monde s’en fout, ce n’est qu’un petit chien (ridicule). A peine comparable, dans le meilleur des cas, à un béret ? Il y a un moment où La Dame est appelée La Dame au béret ; la nouvelle aurait-elle failli s’appeler La Dame au béret ?

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               Dans la nouvelle, le nom du petit chien est évoqué la dernière fois qu’il apparaît. Dimitri Gourov, submergé par l’émotion en le revoyant, avant de pouvoir revoir Anna Serguéïevna, ne peut se le rappeler. Ce petit chien lui avait pourtant été bien utile pour approcher Anna Serguéïevna :

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                         Il appela le loulou d’un geste plein

                         de gentillesse et quand celui-ci se fut approché,

                         il le menaça du doigt. Le chien grogna. Gourov

                         le menaça à nouveau.

                         La dame regarda et baissa aussitôt les paupières.

                         −Il ne mord pas, dit-elle en rougissant.

                         −Est-ce que je peux lui donner un os ?

                         Et quand elle eut fait oui de la tête, il demanda avec

                        affabilité : « Il y a longtemps que vous êtes à Yalta ? »

                        −Cinq ou six jours.

                        −Moi, j’arrive au bout de la deuxième semaine.

                         Un silence suivit.

                         −Le temps passe vite, et pourtant, ce qu’on s’ennuie

                         ici ! dit-elle sans le regarder.

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           Gourov est incapable de se rappeler le nom du petit chien, justement au moment où sa vie et celle de La Dame sont sur le point de basculer d’une liaison qui devait se terminer sur le quai de la gare de Yalta –ville d’eau–, dans la double vie à laquelle, ni lui ni elle ne s’attendaient, une fois retournés chez eux, à leur vie de famille. Incapable, à son propre étonnement, de cesser de penser à Anna Serguéïevna, Gourov est allé dans la ville de province où elle habite, essayer de la revoir. Cette émotion qui submerge Gourov à la vue du petit chien, n’est pas si innocente quand on pense à son état d’esprit lorsqu’il s’était lancé dans l’entreprise de séduction de La Dame : « Une aventure avec une femme inconnue dont il ignorait le nom et le prénom s’empara soudain de lui. » Tout ici est dans le soudain. Et l’oubli du nom du petit chien équivaut à ce soudain.         

 

         Serge Ollier avait lu la nouvelle de Tchekhov, bien sûr, il y avait de cela longtemps, mais il s’en souvenait très précisément. Betty Minguet ne l’avait jamais lue, le petit chien du titre l’avait toujours rebutée, disait-elle, comme la rebutaient les manteaux de vison.

        « Je crois que tu confonds La Dame avec une call girl » ai-je dit.

         Anna Serguéïvna est une jeune femme en jupons, mariée, malheureuse dans son mariage, qui pleure sur sa vie et sur ce qu’elle devient à chaque rendez-vous avec Dimitri Gourov, ce coureur de jupons –comme on disait à l’époque– marié aussi et presque deux fois son aîné.

         « Oui, bien sûr, et je confonds les calls girls avec les prostituées du Bois de Boulogne. Non, mais ! Tu oses me dire que je ne sais pas reconnaître une vraie fourrure de vison ? Remarque, ce qui est vrai c’est que je ne me souviens pas d’avoir jamais vu en vrai une de ces dames. »

        Et se tournant vers ma femme :

       « Tu en as vu, toi ? Des calls girls ? En vrai ? »

        

         Serge était un homme âgé, de vingt ans mon aîné et, fait loufoque, Betty m’attribuait je ne sais quelle mauvaise influence sur lui. J’aimais bien Betty et elle m’aimait moins, mais surtout, elle aimait que je la contredise. Elle prenait cela comme un effort de ma part pour rendre sérieuse notre entente autour de Serge. Ce qui était très louable, reconnaissait-elle, de la part d’un auteur de nouvelles. Écrire des nouvelles n’était pas une occupation sérieuse pour elle, elle considérait les auteurs de nouvelles comme d’éternels irresponsables.

         J’entrepris donc lui démontrer que le petit chien de La Dame n’avait rien de rebutant.

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          Je lui ai raconté que dans ses lettres, Tchekhov appelait l’actrice Olga Knipper mon petit chien. Il l’appelait aussi mon âme, ma colombe, ma bonne petite fille, ma chère petite vieille… Tout cela. Rien que tout cela ! Olga Knipper allait devenir sa femme. Elle-même signa de ton petit chien quelques-unes des lettres qu’elle lui adressa, mais elle n’avait rien d’un toutou, cette femme. Mariée à Tchekhov, elle continua à mener sa carrière d’actrice, ce qui lui valut des critiques, elle abandonnait l’écrivain à sa tuberculose pour suivre à Moscou les vanités de la scène et les ivresses qui s’ensuivaient. Le cher Antonio (Tchekhov signait parfois ses lettres à Olga d’un shakespearien Antonio) n’avait, lui, qu’à aller regarder des concours de puces dressées sur les quais de Yalta –où il allait pour se soigner.

​

          C’est une idée fausse –même s’il est vrai que Tchekhov allait regarder les concours de puces dressées quand il était à Yalta–, l’histoire du couple Tchekhov-Knipper est la seule, dans l’histoire de la littérature, qui finit en bulles de champagne. « Peu après minuit –raconta Olga, il fait appeler un médecin pour la première fois de sa vie. Le docteur étant arrivé, il demande un verre de champagne. Il se lève et dit solennellement au médecin, en allemand –dont il ne connaissait que très peu de mots, Je meurs. Puis il prend le verre, se tourne vers moi, dit : Cela fait longtemps que je n’ai plus bu de champagne. Ayant bu son verre tranquillement, il se coucha sur le côté gauche et se tut à jamais. » Ce n’est pas un Tolstoï ou un Dostoïevski qui auraient fait cela. La véracité des détails de ce témoignage d’Olga peut être mise en doute, mais pas l’essentiel.

          Je me suis levé pour mimer théâtralement mon interprétation de ce qui c’était passé entre Anton et Olga, aux derniers instants de celui-ci :

         « Olga, ma bonne petite mort, ma chère vieille mort, mes bulles de champagne, Ich sterbe. »

          « Tu es sérieux ? » me demanda Betty.

          Elle me posait si souvent cette question, que Serge me disait : « Tu devrais penser à en faire ton épitaphe ».

         « Aussi sérieux que Tchekhov appelant ses chiens Quinine et Bromure » ai-je dit.

​

          La dernière fois que nous nous sommes vus, Serge se tenait à mon bras. Nous avions déjeuné ensemble dans un petit restaurant où il voulait retourner.

         « Heureusement que tu es beaucoup plus jeune que moi, ça nous donne de l’allure. On fait figure d’allégorie. Imagine ce que ce serait si tu avais mon âge, on serait ridicules. »

         Je ne lui ai pas demandé de quelle allégorie nous faisions figure.

         Nous avons marché péniblement jusqu’à une station de taxis. Il n’y avait pas de taxis. Il a rigolé. « Tu crois que les Communards vont de nouveau mettre le feu à la ville ? » Il aimait répéter cela. Ensuite, il m’a remercié de n’avoir jamais rien écrit sur sa peinture. C’était une mauvaise idée, a-t-il dit. Cela avait été une idée de lui, et moi j’y avais cru, avant de réaliser, par chance très vite, que c’était justement une idée trop à lui.

         Une jeune femme est venue attendre à côté de nous. Serge a sorti de la poche de son veston son cahier et m’a demandé de lui soutirer l’autorisation de croquer ses chevilles.

          « C’est bien Serge Ollier ? » m’a-t-elle dit.

J’aurais pu me demander comment cette jeune femme pouvait savoir qui il était, bien sûr, mais je me suis dit que, si par je ne sais pas quelle raison mystérieuse, elle était la seule personne au monde capable de deviner dans le personnage méconnaissable qui se tenait à mon bras, le grand peintre Serge Ollier, je n’avais que à attendre la suite.

         Il lui a offert le dessin. « Vous me le donnez ? » s’est-elle exclamée. Elle regardait le dessin ébahie. Et voilà ce qui était vraiment extraordinaire : elle semblait croire sincèrement que c’était bien ses chevilles que Serge avait dessinées, alors qu’il ne voyait déjà presque rien et qu’elle ne pouvait ne pas s’en rendre compte.

          Elle m’a demandé si elle pouvait lui faire la bise.

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         Serge est mort quelques jours plus tard. J’avais déjà décidé de ne pas aller à ses funérailles. Ma femme n’était pas contente d’apprendre au dernier moment qu’elle y allait toute seule. Serge a été incinéré au cimetière du Père-Lachaise. Aux funérailles, on a vu apparaître une femme en manteau de vison, portant un petit chien dans les bras. Elle est restée quelques minutes devant le cercueil, et  puis elle s’est retournée et quelqu’un a voulu lui céder une place dans la première rangée de gauche, mais elle a préféré rester debout dans l’allée, sur le côté. Ma femme était assise avec Betty, dans la première rangée à droite. Serge était mort et Betty avait maintenant la preuve définitive de ma mauvaise influence sur lui, je savais qu’elle n’en démordrait pas.

           « La pauvre fille, elle doit étouffer » disait ma femme.

           C’était le mois de juillet et une vague de chaleur torride sévissait depuis plusieurs jours.

           Betty lui a rappelé que la pauvre fille s’était fait payer sûrement assez cher la performance, mais cela n’entamait pas la pitié de ma femme.

           « Si tu avais été là, tu aurais pu lui demander d’enlever son manteau » m’a-t-elle dit.

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          C’était une époque de ma vie, j’y repense à chaque fois, où lorsque que je me retournais sur un petit chien dans la rue, j’avais l’impression d’être sur le point de gagner un pari. Je me suis retourné encore une fois. Jamais vu un petit chien aussi ridicule.

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