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-septembre 2017
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CAROLE ET BASKERVILLE

            Carole en avait marre des trottoirs étroits du Marais. Sa chienne était trop atteinte par l’arthrite pour continuer à se soulager avec aisance. L’animal se traînait sur ses pattes arrières pliées, l’échine recourbée sur elle-même, et l’effort lui prenait parfois presque un mètre avant d’arriver à pisser ou à crotter ; c’était pénible à voir, une torture. Depuis sa jeunesse Baskerville était une chienne neurasthénique et, devenue sourde avec l’âge, elle déprimait, perdait ses poils à poignées.

           Carole fit le compte de leur âges à toutes les deux.

           Elle avait acheté Baskerville à deux semaines, et l'avait amenée chez elle à presque six semaines. Entre temps, elle était allée la voir tous les jours à la boutique de l'éleveur. C'était au moment d'une dépression nerveuse. Son médecin traitant lui conseillait de voir un psy. Il lui avait fallu de la ténacité pour ne pas se laisser convaincre par la douceur du docteur Obalbie. Sa douceur en imposait, c'était chez lui ce qu'on appelle de la classe.

           Elle s’était sentie obligée de lui proposer quelque chose en échange, comme s’il s’agissait d’une négociation et qu’elle était l’avocate de sa propre cause devant un juge dont la bienveillance l’effrayait quand elle pensait à la connaissance qu’il avait de tous ses organes.

          « Je vais prendre un chien. Ça aide, il paraît ? »

          Il avait souri et elle s’était dit qu’il ne la prenait pas au sérieux, ce qui la soulageait, mais en levant les yeux de l’ordonnance qu’il était en train d’écrire, il avait dit :

          « Prenez un chien à poil long. »

          A la vue de son trouble, il avait levé la main comme pour y parer, dans un geste de recul.

          « Il n’y a pas de quoi s’affoler, je ne l’écrirai pas sur l’ordonnance. »

          Trop tard. La question se posait malgré l’humour de sa réplique et l’inébranlable bienveillance de son sourire : pourquoi avait-il dit cela ? Un chien à poil long ?

          Elle ne le saurait jamais, c’était la dernière fois qu’elle le voyait, un cancer foudroyant allait mettre fin à sa vie dans les semaines suivantes.

​

        Elle avait appris que le docteur Obaldie était malade lorsqu’elle avait voulu prendre un nouveau rendez-vous pour lui apporter ses derniers examens sanguins. Elle voulait en profiter pour lui parler de Baskerville. La secrétaire, avec laquelle elle entretenait de très bons rapports, était effondrée. « Il ne s’en sortira pas ‒lui avait-elle dit. Et vous savez quoi ? Je suis presque sûre qu’il venait de l’apprendre la dernière fois que vous êtes venue. »

​

              Carole avait promis à la secrétaire de rester discrète, mais le lendemain elle envoyait une petite lettre au docteur Obaldie pour le remercier d’avoir été un si bon médecin traitant, extrêmement sensible à la personnalité de vos patients.  Elle en profitait pour lui demander pourquoi il lui avait conseillé de prendre un chien à poil long : « Pardonnez-moi de ne pas pouvoir m’empêcher de vous poser cette question, même sachant que vous êtes mourant, je sais que ma requête peut sembler extravagante, mais je me dis maintenant, je ne sais pas pourquoi, qu’il aurait mieux valu que vous le mettiez sur l’ordonnance. N’allez pas penser, surtout pas, que c’est un reproche que je vous fais. Vous savez probablement mieux que moi pourquoi je vous écris. »

                Il n’y avait pas eu de réponse.

                Elle avait vécu dans l’effroi les semaines qui suivirent la nouvelle. Tout ce que cet homme savait de ses organes, il allait l’emporter dans le néant. Maintenant elle savait vraiment ce qu’était le Néant. Lorsqu’elle avait passé son bac, elle s’était plantée en philo. A cause du Néant. C’était le sujet. Elle en gardait le souvenir d’une humiliation cuisante ; jusque là, elle avait toujours réussi dans ses études, sans grandes difficultés.

​

​

             Elle avait été prévenue du décès du docteur Obaldie par un courrier que le cabinet médical avait envoyé à tous les patients. Baskerville était chez elle depuis quelques jours. Une bergère australienne, noire tricolore. Qui deviendrait vite trop grande pour les trottoirs du Marais, mais ça, au moment de l’acheter, elle n’y avait pas pensé. Et maintenant elle savait qu’elle l’aurait regretté si elle avait fait un autre choix, elle ne se voyait pas faisant partie de ces malades qui promènent leurs chiens de petite taille ou leurs fichus caniches sur les trottoirs, marchant comme les cadavres ambulants de la série The Walking Dead.

​

             Un berger australien est supposé vivre entre treize et quinze ans. Est-ce que les femelles vivent plus longtemps que les mâles ? On pouvait le penser, c’était sa conclusion après s’être renseignée. Comme chez les humains ? Ce dont on pouvait être sûr c’était que les petits chiens vivent plus longtemps. Les personnes de grande taille tombent-elles de plus haut quand elles vieillissent ?

On pouvait se le demander...

            Elle repensa à tout ça.

            Baskerville aurait bientôt dix ans.

            « Mais soyons clair, Baskerville, on ne peut pas compter tes années en vie de chienne, tu as partagé ma vie et tu n’as pas vécu avec moi comme une chienne, ton age est donc bien, selon les équivalences, celui d’une femme sur le point d’atteindre les quatre-vingt-dix ans. »

             « Quatre-vingt-dix ans ! » s’exclama Clémentine.

             Carole prenait à témoin sa meilleure amie dans les moments critiques de sa relation avec Baskerville.

             « Te rends-tu compte ?! »

            « Parfaitement. Avant que tu atteignes son âge, elle sera morte combien de fois ? »

             Carole comprenait où Clémentine voulait en venir.

             « Bientôt mon âge commencera à compter à rebours pour les autres, je le sais bien. Ce n’est pas encore ce que je constate tous les jours. Les gens ne s’en rendent pas compte, pas encore. Mais nous le savons, n’est-ce pas Baskerville ? »

              « Tu vas passer combien d’années encore à ramasser sa merde ? »

              Clémentine n’aimait pas beaucoup ces conversations à trois.

​

            Carole commençait à soupçonner que la manière dont elle allait se poser la question de son avenir de femme de quarante-sept ans dépendrait de Baskerville. A la différence de Baskerville, elle ne faisait pas son âge, du tout. Elle avait un physique attirant de femme avec des rondeurs, un physique qui enfant et adolescente l’avait souvent rendue malheureuse, cette taille un peu enrobée, cette cambrure qui lui donnait l’impression de marcher en se dandinant, mais il était arrivé un âge où elle avait constaté que cela ne la désavantageait pas vraiment, même sans très hauts talons.

              Mais aussi, tôt dans sa vie, elle avait été rassurée de ne pas avoir un beau visage rond de femme douce comme ceux qu’elle remarquait parfois dans la rue avec admiration et soulagement ; elle aimait chez les autres, elle n’aurait pas aimé chez elle. Elle avait un visage large et anguleux, avec une bouche sévère et de grands yeux au regard sombre, un visage qui à en croire ce qu’elle lisait dans les regards des autres, exprimait d’autres choses que de la douceur, des choses peut-être troublantes.

​

             Au bout de six mois après la mort du docteur Obaldie, il n’y avait pas eu de nouvel épisode de dépression nerveuse. Cela ne voulait pourtant pas dire qu’il n’avait pas eu raison. Elle en avait la certitude, chaque fois qu’elle observait Baskerville, cette jeune chienne si bizarre ; ce qu’il avait craint pour elle aurait dû arriver.

             Baskerville était déjà une chienne d’une humeur déroutante, changeante, avec des bizarreries propres à un être humain. Elle pouvait se montrer extrêmement susceptible, était toujours arrogante avec ses amies et ses petits-amis, une chienne complètement neurasthénique, qui pouvait refuser de manger pendant deux ou trois jours, ou passer la nuit couchée devant la porte d’entrée de l’appartement pour exprimer le déplaisir que lui inspirait son environnement ‒comme si elle en avait connu d’autres !‒, parfaitement confortable et du meilleur goût pourtant.

              Son vétérinaire lui disait :

              « Baskerville, ma belle, tu es une de ces chiennes qui ne savent pas ce qu’elles veulent. »

            « Je refuse d’entrer dans son jeu » lui expliquait Carole.

            « C’est le mieux que l’on puisse faire. Vous en faîtes déjà assez. »

             Il baissait la voix et détournait la tête vers elle, pour que Baskerville n’entende pas. C’était sans doute pour la manière dont il tournait et ses commentaires et sa tête, qu’il se faisait payer si cher. Sur la plaque de son cabinet était inscrit : Vétérinaire comportementaliste. Membre fondateur de l’Association de vétérinaires comportementalistes de Paris.

           Il lui avait proposé plusieurs fois d’hypnotiser Baskerville mais elle avait refusé.

            « Tu crains quoi ? » lui demandait Clémentine.

           « Je ne sais pas très bien, de ne pas la reconnaître tout à fait, ou qu’elle ne me reconnaisse pas. »

           Clémentine la poussait à la faire hypnotiser.

          « Cette chienne est une salope, une vraie salope. »

          Elle le disait d’un air désolé.

​

          Clémentine était une femme douce. Elle avait une assurance pleine de bienveillance. Elle était bienveillante avec elle même. Elle en parlait en disant qu’elle croyait à l’éternel recommencement. Au début de leur amitié, chaque fois qu’elle avait un nouveau petit ami, elle disait : « Je vais encore être malheureuse. » Et puis, il y avait eu Boris. Elle avait dit : « C’est lui qui va être malheureux. »

            Ils avaient eu deux enfants. Quand Carole lui demandait de leur nouvelles, elle disait : « Ils ont l’air heureux, je ne comprends pas. » Elle était prof de musique, elle dirigeait des chorales. Elle lui racontait que Boris Pot de Chambre, comme elle l’appelait, lui disait au début de leur relation : « Je n’arrive toujours pas à croire que tu gagnes ta vie en faisant chanter les gens. » Elle se demandait quand elle commencerait à se dire J’aurais dû prendre cela comme un avertissement. Il ne connaissait rien à la musique mais il était enchanté de vivre avec une musicienne. De son métier à lui, elle disait : « Parfois je lui demande : Ce n’est pas un peu louche ce que tu fais ? » Il travaillait dans une banque à La Défense.

​

            La bonne santé psychique de Carole après la mort du docteur Obaldie, qui n’allait plus se démentir, contredisait pour elle toutes les lois de l’univers (par univers Carole entendait cet espace infini dans lequel ses organes existaient en tournant comme des planètes, et dont le docteur Obaldie avait connu la science). C’était inexplicable.

           

​

           Un jour, regardant Baskerville se ronger les flancs comme une malade, cherchant des puces qu’elle n’avait pas, elle soupçonna le docteur Obaldie de l’avoir amenée à se poser une question sans réponse.

            Elle raconta sa découverte à Clémentine. Celle-ci réagit au début avec beaucoup de scepticisme. Carole était toujours étonnée de constater à quel point les femmes douces peuvent être sceptiques.

           « Tu veux dire qu’il était amoureux de toi et qu’il aurait fait ça pour que tu sois obligée de penser toujours à lui ? »

            « Mais non ! Tu me fais sentir bête... Il a fait ça par élégance ! Comme quelqu’un qui préfère s’effacer au lieu de dire Nous ne nous reverrons plus, tu comprends ? »

             Clémentine, qui avait aussi été une patiente du docteur Obaldie, admit que par élégance, c’était tout à fait vraisemblable.

​

             Carole aurait voulu en avoir non pas la confirmation ‒elle savait que c’était impossible‒ mais elle était prête à se contenter d’un de ces détails dont on dit qu’ils nous mettent sur la piste. Dans ce cas, une piste qui ne mènerait nulle part, ça elle le savait déjà.

             Elle avait alors rappelé le cabinet et obtenu le numéro de téléphone de la fille du médecin, le docteur Obaldie était veuf à sa mort. Elle laissa plusieurs messages sur le répondeur mais l’autre ne la rappela pas. Elle réussit à l’avoir enfin, après beaucoup d’insistance. Quand elle l’eut au téléphone, elle dût faire un effort pour ne pas se mettre à l’engueuler.

         Elle se présenta et lui expliqua la raison de son insistance. Même si elle comprenait que le docteur n’ait pas répondu à sa lettre, quelque part –c’était très important de lui faire comprendre ça â€’ elle serait rassurée si elle pouvait être sûre qu’il l’avait lue, ou au moins qu’il l’avait bien reçue. Quelque part, laissa-t-elle encore tomber.

        Il s’en suivit un long silence au bout du fil. Très long.

        « Allô ? Vous êtes là ? »

        « Oui, oui… Je réfléchissais... »

        Elle lui fit répéter son nom.

        « Écoutez, madame, je n’ai pas trouvé de lettre de vous dans le courrier de mon père, mais il y avait beaucoup de courrier, nous avons dû nous partager le travail mon frère et moi, elle était peut-être dans la pile dont il s’est occupé, je lui demanderai. »

      « Je peux l’appeler si vous me donnez son numéro. »

      « Non, non, c’est lui qui vous rappellera. »

      « C’est tellement important pour moi, si vous saviez. »

      « Il vous rappellera s’il doit le faire, soyez-en sûre. »

      Il ne la rappela pas.

     

      Elle avait parlé à Clémentine de son projet de déménager.

      « Tu ferais mieux de faire empailler cette salope de Baskerville sans tarder. »

      « Mais elle n’a pas encore tout à fait quatre-vingt-dix ans ! »

       Si elle continue à se ronger les flancs comme elle le fait, il ne restera rien à empailler dans très peu de temps, crois-moi. »

      Baskerville n’avait jamais réussi à se dépêtrer de cette obsession qui revenait périodiquement, des puces qu’elle n’avait pas.

​

      Carole consulta le vétérinaire à propos du déménagement.

      « C’est vrai que les trottoirs du Marais ne sont pas pour elle la promenade idéale. Mais je dirais, vu sa personnalité plus que son âge, qu’il faudrait que le changement lui offre des possibilités d’épanouissement psychique surprenantes pour que ça se justifie. Sinon, je crains que le mieux ne soit de commencer à envisager l’empaillement. »

      « Et si on essayait l’hypnose ? »

      « Il est trop tard, sa vue a beaucoup baissé. »

​

      L’avantage d’habiter dans le Marais était qu’elle avait sa boutique dans le quartier. Elle était propriétaire du local, dont elle avait hérité. Elle avait ouvert une boutique de chapeaux pour femme mais elle s’était vite lassée de sa clientèle et l’avait transformée en boutique de chapeaux pour homme ; de chapeaux, et peu à peu, au fur et à mesure qu’elle se familiarisait avec cette nouvelle clientèle, d’accessoires intemporels pour homme. Elle était devenue la spécialiste de ce type d’accessoires, de l’avis d’une cliente qui achetait ses cadeaux chez elle et qui s’y connaissait, une éditrice de beaux livres qui lui parlait de faire un livre avec elle. Un beau livre qui devait s’appeler L’homme intemporel.

      Il y avait eu des articles sur sa boutique dans la rubrique conseils de plusieurs revues pour femmes et pour hommes, et elle avait été répertoriée dans les guides de voyage. Cette visibilité l’avait surprise et un peu incommodée. Au départ elle s’était juste dit que l’intemporalité devrait se payer cher. Mais passé le premier moment, tout cela avait cessé de lui sembler étrange et elle s’était fait au sentiment de jouir d’une influence secrète sur sa clientèle. Et si elle était devenue une prêtresse, comme on dit dans le jargon de la mode ? Elle l’était peut-être. Pas une grande prêtresse, bien sûr. Une petite. En tout cas, cela lui avait donné de l’entrain pour continuer à promener Baskerville matin et soir. Pour prendre dans sa main, enveloppée dans le petit sac de ramassage, sa merde chaude, fumante. Des crottes volumineuses et puantes. Dégueulasse.

      De temps en temps, un de ses clients osait la draguer. Il n’avait ses chances que s’il était venu acheter pour lui et qu’il n’était pas très sur de lui ; elle avait eu de mauvaises expériences avec des hommes au goût trop sûr.

​

      L’île Saint-Louis réunissait deux conditions qui en faisaient l’endroit idéal pour déménager : des possibilités surprenantes d’épanouissement psychique pour Baskerville, qu’elle pourrait promener sur les quais, et la proximité du Marais, qui lui permettrait de continuer à aller à pied à sa boutique. Elle préféra tenir Barskerville à l’écart de ses démarches par peur qu’elle ne panique et ne rende la situation encore plus compliquée pour toutes les deux. Elle visita des appartements à louer et des appartements à vendre, même si sa situation financière ne lui permettrait jamais d’acheter dans un endroit devenu si cher. Dans le Marais, c’était parce qu’elle payait un ancien loyer qu’elle pouvait encore y rester.

      Elle tint dans cette situation plusieurs mois. Baskerville se levait la nuit et déambulait dans l’appartement ; elle se doutait que quelque chose n’allait pas.

​

​

      « Tu devrais en parler à tes clients, ils pourraient avoir des idées, des suggestions, des conseils. La solution pourrait se trouver parmi leurs relations. »

       Clémentine avait attendu pour lui dire ça, ce qui était inhabituel de sa part. Elle devait se demander pour quelle raison Carole ne le faisait pas. Cela semblait tellement évident, qu’on pouvait se dire que la raison n’était pas vraiment celle qui venait en premier à l’esprit. Et c’était vrai que Carole elle-même ne comprenait pas ses réticences.

      « C’est plus que de simples réticences, je crois, bien plus ! dit-elle à Clémentine. Il ne faut pas croire que la fierté n’est que de la fierté. »

       Mais elle s’y résigna, commença à en parler à ses clients, avec un détachement feint, comme si c’était une option parmi d’autres. Elle n’amenait plus Baskerville à la boutique depuis quelque temps, et elle se rendit compte que ses clients la croyaient morte, mais aucun n’avait posé de questions, elle se demandait pourquoi.

      « Tes clients ne l’aiment pas. Voilà tout » lui dit Clémentine.

 

      Elle trouva enfin une solution, quoique provisoire. Elle sous-loua son trois-pièces (de grandes pièces) dans le Marais, avec l’autorisation de sa propriétaire, à la maîtresse américaine d’un de ses clients, et loua pour elle un deux-pièces sur l’île Saint-Louis à une amie d’un autre client. Tout cela se fit d’une manière informelle ‒c’était l’avantage de la solution provisoire : pas besoin de contrats‒, et rapide ; aussi bien sa locataire ‒une femme follement amoureuse‒ qu’elle, étaient pressées de s’installer dans leur nouveau logement.

       La réaction de Baskerville fut de la plus complète incrédulité. Comme si elle avait soudain récupéré sa meilleure vue ou l’ouïe. Son intestin se paralysa. A tel point que Carole décida de lui faire avaler des laxatifs de force. Il n’y eut pas de résultat. Elle dut faire venir le vétérinaire, qui les accompagna se promener et, dans un coin isolé, enfila des gants en latex et montra à Carole comme enfoncer un suppositoire dans le cul de Baskerville.

      « Faites-le chaque fois que vous sortirez la promener », lui dit-il.

      « Combien de temps ? »

     « Ah, ça... ! »

​

     Les premier jours, elle l’avait amenée avec elle faire les courses dans les boutiques d’alimentation de la rue Saint-Louis en l’île. Mais les trottoirs étaient dans cette rue aussi étroits que dans le Marais et il y avait des bulldogs, ils étaient à la mode parmi les snobs du coin. Baskerville ne supportait pas les bulldogs, des chiens qui pètent sans retenue et pissent en feignant de lever la patte, et souvent ne s’en donnent même pas la peine. A cause de sa vue, elle ne les voyait que quand ils étaient déjà tout près et alors elle s’écartait avec brusquerie et dégoût, et se jetait vers la chaussée. Le jour où il s’en fallut de peu pour qu’elle se fasse renverser par un vélo, Carole abandonna. Désormais, elle ne la sortait que pour l’amener sur les quais ‒d’Orléans et de Béthune qui étaient les plus près, tôt le matin et tard le soir. C’était l’hiver, il y avait rarement d’autres promeneurs.

     Comme elle l’avait espéré, les promenades sur les quais offrirent à Baskerville des possibilités surprenantes d’épanouissement psychique. Lesquelles ? Elle en ignorait la nature, mais le fait était que Baskerville devenait plus alerte et cessa d’avoir besoin de suppositoires.

​

        Au début, Baskerville ne s’intéressait à rien de ce qui se passait sur le fleuve. ‒Les bateaux transportant des touristes, les péniches chargées de conteneurs, les cygnes qui tournoient dans le coin... Elle allait d’arbre en arbre, reniflait autour, reniflait par terre, restait parfois un long moment le museau collé à la terre comme si elle oubliait ce qu’elle avait voulu faire.

       Un soir, il se produisit un phénomène étrange : elle se mit à fixer l’eau, dans le noir, comme attirée par quelque chose qu’elle ne voyait pas. Elle tressaillait sur ses pattes et tournait la tête vers Carole, comme si elle attendait qu’elle lui dise Va, attrape. Depuis longtemps elle n’avait été aussi communicative.

      Au bout de quelques jours, elle arrêta de tourner la tête, comme si elle s’était fatiguée d’attendre en vain la parole mystérieuse. Pourtant, Carole n’avait jamais cessé de lui parler. Baskerville allait vers le bord du mur du quai, s’allongeait, posait le museau sur ses pattes tendues. Carole l’appelait, lui parlait, mais rien à faire, elle était redevenue mutique.

      Carole fit de nouveau venir le vétérinaire. Il se montra aussi étonné qu’elle et lui assura que ce n’était ni sa vue ni son odorat qui la mettaient en alerte.

      « Ce ne peut être qu’un signe de démence. »

      Toujours sa manière de tourner ses phrases.

      Il lui prescrit un nouveau shampoing et une nouvelle pommade pour les plaies, de nouvelles gouttes pour les yeux, de la vitamine C.

​

​

       Carole décida de ne pas l’amener sur les quais le soir.

       « Tu peux me le reprocher si tu veux  »

       Elle avait invité Clémentine à dîner pour la première fois depuis qu’elle et Baskerville occupaient le nouveau logement.

      « Elle est bizarre » dit Clémentine.

       Elle lui avait apporté de la glace. Baskerville adorait la glace au chocolat fondue, ce qui laissait Clémentine perplexe. Mais cette fois-ci, elle n’y avait pas touché.

      « Elle a décidé de se laisser mourir ou quoi ? Jusqu’à la fin elle se comportera en salope. C’est le seul échange gentil qui existe entre nous, elle ne pourrait pas faire un effort ? Moi, je l’aurais fait à sa place. »

       « Tu n’est pas une chienne. »

      « Heureuse de te l’entendre dire. Mais cela ne veut pas dire que je ne suis pas une salope, n’est-ce pas Baskerville ? »

      « Je croyais que tu n’aimais pas nos conversations à trois... »

      « J’essaye de détendre l’atmosphère, vous êtes d’une humeur plus sinistre que d’habitude, ce soir. Vous voulez que je me jette dans la Seine en sortant d’ici ? »

​

      Le lendemain matin, Carole dit à Baskervile :.

     « Cela nous a fait du bien de revoir Clémentine, n’est-ce pas ? »

     Mais elle ne l’amena pas sur les quais.

      Depuis qu’elle avait déménagé sur l’île et qu’elle n’amenait plus Baskerville à la boutique, elle rentrait déjeuner chez elle. D’habitude, Baskerville attendait au salon, cette fois-ci elle était derrière la porte. Elle se faufila dehors, en aboyant. Elle fuyait. Elle s’était soulagée dans l’appartement. Carole était sûre qu’elle aurait pu se retenir. Elle l’avait fait exprès. En oubliant que retomber sur ses crottes dans ses déambulations la dégoûtait.

​

​

       Le soir, Carole l’amena de nouveau sur les quais. Baskerville resta debout au bord du mur, tressaillant sur ses faibles pattes. Elle aboyait faiblement, par moments. Carole fit semblant de croire que c’était les cygnes qu’elle cherchait. « Ils reviendront, demain ils seront de nouveau là », lui dit-elle pour la calmer. Elle pensa à la réaction de Clémentine quand elle lui avait appris l’étrange comportement de Baskerville : « Je me demande ce qu’elle ferait si tu lui disais Va, attrape. » Et tout de suite elle lui avait fait de grands yeux et c’était couvert la bouche avec la main.

      « Tu as peur qu’elle entende ? » avait dit Carole, en baissant la voix aussi, malgré son incrédulité.

      « Mais non ! Je sais bien qu’elle est sourde comme un pot de chambre (j’adore cette expression!). Ce que je crains c’est qu’elle lise dans mes pensées.

    Un bateau de touristes qui faisait la croisière passa sous le pont de l’Archevêché et remonta la Seine enveloppé de lumières. Il suivait sa droite, l’autre rive, le Quai de la Tournelle.

    Carole resta paralysée, sans savoir quoi faire. Elle eut la violente impression d’avoir raté le début de ce qui venait de se passer devant ses yeux le temps d’un instant. Elle ne voyait déjà plus la laisse rouge, elle ne voyait plus rien.

     Le bateau s’éteignit lentement au loin. On n’entendait aucun bruit en provenance de l’eau. Elle resta là, immobile. Le temps qu’il lui fallut pour se dire : « Bien sûr. Baskerville non plus, elle n’aurait rien entendu. » 

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