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-nov 2017

MES FUNÉRAILLES DE RÊVE

            Je regardais partout où j’allais, dans les jardins, les défilés de petites fourmis transportant la carcasse d’un insecte mort, beaucoup plus grand qu’elles. Je me demandais ce qu’elles se disaient quand elles retrouvaient d’autres fourmis qui allaient dans le sens opposé. Elles se touchaient des antennes de leurs têtes et puis poursuivaient chacune dans leur direction.

           Un autre âge est venu. Je m’en suis souvenu. Ce fut ce qu’on appelle un tournant. J’ai compris ce que j’avais voulu savoir. J’ai compris que toute idée d’avenir m’était étrangère. C’était pourquoi j’allais devenir un auteur de littérature fantastique. Un totem de mon époque, comme a dit un grand critique (il fallait qu’il soit grand…). J’ai été lu surtout par des jeunes. Je le suis encore.

        Lorsque je me suis mis à penser à ces colonnes de fourmis de mon enfance comme à mes funérailles de rêve, en me voyant comme je me voyais enfant, comme une carapace d’insecte transportée en ce qui me semblait grande pompe, j’ai su que j’étais mort, mais les apparences de vie peuvent être tenaces, aussi tenaces que la capacité de déception d’un homme est sans fin, pour preuve la soif de gloire des grands écrivains (ceux qui n’écrivent pas de la littérature fantastique, je précise). En sortant de chez moi, je guette malgré moi, dans les regards de mes voisins, mes apparences de vie, comme si des soupçons pesaient sur moi. Je note chaque soir les impressions que ces regards laissent en moi. Avec pour seule attente celle de me réveiller le lendemain enfin aveugle.

              Ce matin, en sortant de mon appartement, j’ai vu un attroupement de voisins au bout du couloir, devant la porte de madame S. Il lui était peut-être arrivé quelque chose à cette dame. Me voyant de loin, monsieur L, qui s’apprêtait à entrer, m’a fait signe de les rejoindre. J’arrivais à la hauteur de l’ascenseur et j’ai eu un instant la tentation de me défiler. Je n’avais aucune envie de me retrouver dans une réunion de voisins, je n’aime pas les fêtes de voisins, même si le prétexte est funèbre. Mais je me suis souvenu de la main de madame S., de ses veines bleues qui me rappellent d’autres veines, celles d’une gorge qui j’ai embrassée autrefois (vraiment ? Maintenant, je n’en suis plus si sûr). Je ne rate pas l’occasion de lui faire le baisemain, quand nous nous retrouvons dans le couloir, en me demandant laquelle des bagues de sa collection va un jour tomber dans ma bouche, ses doigts ont dû mincir. Nous nous jouons la comédie. Elle se moque de nous deux : « Bof ! Le comme il faut laisse encore à désirer. Si cela pouvait vous apprendre à avoir encore des prétentions. Vous n’avez même pas connu l’époque du baisemain, monsieur le grand écrivain. Moi, par contre, j’ai commencé assez tôt ma vie de femme, et de femme du monde, pour voir avant que tout cela ne disparaisse plusieurs tonsures célèbres me rendre hommage encore plus bas que vous ne le faites. Et dites-donc, à propos, ce que vous écrivez n’est pas très folichon, pitié ! Par les temps qui courent, vraiment. Eh, arrêtez, bavez sur ma main mais pas sur mon scarabée.» Elle parlait de son émeraude.

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                Elle était peut-être morte, il ne fallait pas que je rate la dernière occasion de regarder de tout près ses magnifiques veines bleues. Quelle bague aurait-elle choisi de porter pour son dernier jour ? Et si je m’amusais à la lui voler pendant que les autres essayaient en vain de la réanimer ? Et pour en faire quoi ?

           Elle n’était pas morte, madame S. Je me suis retrouvé dans une réunion de voisins présidée par l’envoyé d’une boutique d’électroménager. Le prétexte devait être bien cafardeux. L’homme venait de dire : « J’ai suivi une formation. » J’ai vu dans son regard la suite non dite de sa phrase : « Vieux cons. » Je n’allais pas lui en vouloir pour ça, je suis le premier à me plaindre des gens de mon âge.

            Madame S. a une grande terrasse dont elle a fait un beau jardin sauvage. Dès qu’il commence à faire froid, toute sorte de petits insectes (araignées, lézards, limaces, mantes religieuses, doryphores, chenilles, grillons, fourmis bien sûr...) rentrent joyeusement dans son salon, sa cuisine, sa salle de bain. Elle tient à faire encore elle-même son ménage, mais elle n’est plus en état de les attraper et de les remettre dehors ou de les tuer, selon son humeur du jour. Elle s’était donc acheté un aspirateur puissant pour, en même temps qu’elle aspirait la poussière, aller débusquer dans les coins et les rainures ces insectes. Très vite elle s’était aperçue que l’aspirateur aspirait la poussière mais pas les insectes. Apparemment, tous les voisins, sauf moi, étaient allés constater le phénomène. Ils étaient tous du même avis : il n’y avait qu’une explication possible : pour que le tout-puissant aspirateur n’arrive pas à les aspirer, les insectes du jardin de madame S. devaient être des bestioles fantastiques.

           Madame S. voulait rendre l’aspirateur, sa décision était prise, elle allait laisser les insectes envahir son appartement. Mais la boutique où elle l’avait acheté ne voulait pas la rembourser, prétendant que le délai de garantie était dépassé. « Je ne peux pas croire qu’il se soit passé tout ce temps depuis que j'ai fait cet achat » disait madame S. Elle les avait menacés d’aller à la boutique, c’est à dire, ils avaient pris pour une menace qu’elle dise qu’elle allait déposer personnellement une réclamation. Ils lui proposèrent de lui envoyer un vendeur pour lui montrer comment s’en servir, parce que si l’aspirateur n’aspirait pas les insectes, c’était qu’elle ne savait pas s’en servir. « Pour être honnête, je ne me souviens pas quand exactement était la dernière fois que j’ai m’en suis servie. » La discussion l’avait fatiguée, elle ne tenait pas à se rendre malade pour récupérer cet argent, mais une occasion de se montrer raisonnable se présentait et elle n’allait pas la laisser passer. « A notre âge, ces occasions se font rares » dit-elle aux voisins. « Je m’en contenterai » avait-t-elle dit aux gens de la boutique.

             Elle s’amusait à l’idée de voir la tête de l’homme qu’on allait lui envoyer quand il essayerait d’aspirer les insectes. « Je pourrai dire que j’en ai eu pour mon argent » se disait-elle, en riant d’elle-même. Elle avait prévenu les voisins de la date et de l’heure du rendez-vous. « Ne manquez pas l’occasion de profiter de mon argent ! » leur avait-elle dit.

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             Entré en dernier dans l’appartement, je restais derrière. Je ne voulais pas trop attirer l’attention, j’ai choisi de m’asseoir. Tout près il y avait une de ces chaises basses anciennes qui ressemblent à des prie-Dieu. Madame S. l’avait héritée de sa grand-mère. Une fois assis, je l’ai regretté, j’étais presque le cul par terre, il allait me falloir l’aide de Dieu pour me relever, c’était peut-être bien un prie-Dieu. Et puis, je suis soudain resté perplexe : comment pouvais-je savoir que cette chaise (ou ce prie-Dieu), madame S. l’avait héritée de sa grand-mère ? Peut-être à une époque avais-je eu l’habitude de venir chez cette dame? Et si c’était elle la femme dont j’avais autrefois embrassé les veines de la gorge ? Cela devait être une pensée très osée (et pourquoi donc?) pour me rendre aussi bêtement heureux.

            « Et bien sûr, il ne vous est pas venu à l’idée que l’aspirateur pouvait être tout simplement défectueux. » L’homme a ri, prenant un instant pour nous regarder chacun. Il devait s’attendre à constater un désarroi général, il avait l’air déçu. « Pourvu qu’il ne soit pas un rancunier » me suis-je dit, sans savoir pourquoi. « Je vous rassure, Mesdames/Messieurs, cet aspirateur fonctionne parfaitement, je vais vous le montrer. » Il a bougé les meubles autour de lui avec brusquerie. Des insectes sont partis dans toutes les directions. Il a réussi à en immobiliser un dans un coin. « C’est quoi ? » ai-je demandé à la voisine assise près de moi. Elle voyait mieux, elle était assise dans une chaise plus haute. « Un apion longirostre ». Ah ! Il devait être magnifique, je me suis souvenu que madame S. avait de très belles roses trémières dans son jardin. L’homme braqua le tuyau avec toute la puissance de l’aspirateur vers l’apion. Rien ne se passa. Il se baissa et rapprocha le bout du tuyau tout près de l’insecte. Peine perdue, l’aspirateur ne l’aspirait pas. Il se releva et nous regarda. Cela aurait dû lui paraître incroyable ; c’était juste contrariant. Il s’était mis à nous haïr. « Ces insectes sont trop bêtes pour comprendre à quoi sert cet aspirateur ‒ dit-il, avec un sourire plein de hargne, mais vous voyez bien qu’il marche », et il écrasa l’apion de sa chaussure. Je bondis alors du prie-Dieu en criant : « Sautons-lui à la gorge ! »

          

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