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-mai 2018

LA FEMME  DE LUIGI PIRANDELLO N'ÉTAIT PAS FOLLE

                                                                    1

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          Dans leur immeuble, il y a une comédienne franco-italienne presque célèbre. Presque. Seulement, hors de l’écran elle est méconnaissable, il a eu l’occasion de le constater, dans la rue personne ne se retourne sur elle. C’est peut-être ce qu’elle cherche. Elle préfère. Visage sans fard, coiffée avec décontraction, habillée en jogging, vieux manteau d’homme, baskets. On pourrait la suspecter de contentement de soi. Greta Garbo sortait en été sur la Cinquième Avenue s’acheter un sandwich ou du shampooing, cachée sous un lourd manteau d’hiver et portant de grandes lunettes noires.

          Lui, cette Antonietta presque célèbre il la reconnaissait. A la dérobée. Le lendemain il regrettait de ne pas l’avoir regardée avec plus d’attention. Mais pourquoi, donc ? Ça a duré un certain temps. Ça le contrariait mais surtout ça l’intriguait. Il a toujours fait confiance à son don de physionomiste comme s’il s’agissait d’un don divinatoire, quelque chose qui est né avec lui mais ne mourra pas avec lui.

        Il s’était dit qu’il était temps qu’il la regarde posément. Dans l’escalier ‒elle descend, lui monte‒ il s’écarte en disant : « En montagne, celui qui descend a la priorité. » L’air surpris, hésitante, avec un vague sourire poli aux lèvres, comme sur le point de s’arrêter complètement et de se retourner, pour dire quelque chose qu’elle devrait exprimer avec tout son corps, la jeune femme continue à descendre très lentement.

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            « Et pourquoi tu lui as dit ça ? D’où cela t’est venu ? » lui demande sa femme.

            C’est comme si soudain il voyait l’évidence. Il a dû se ridiculiser devant cette jeune femme, il vient à peine de s’en rendre compte. Et puis il ne va jamais en montagne, d’où tient-il que celui qui descend a la priorité ? Mais ce n’est pas le plus surprenant : il ne se sent pas touché dans sa fierté. Ni honteux ni humilié.

                Vers la fin du dîner, qu’ils prennent en regardant les nouvelles, la présentatrice annonce l’invitée de l’interview du mercredi en fin de journal. Et tout de suite elle donne la bienvenue à Antonietta O., invitée à l’occasion de la sortie de son nouveau film.

                « Tiens ! Tiens ! » s’exclame-t-il.

                Sa femme se tourne, inquiète, vers lui. Elle a un pressentiment.

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               A la fin de l’interview, la journaliste demande à Antonietta O. quelle est l’expérience qui, en tant que comédienne, l’a le plus frappée récemment. La question semble rendre un peu nerveuse la jeune femme, jusque là très à l’aise pour répondre. Mais quand elle se met à parler, à la voir portée par l’exaltation, on comprend.

             Elle raconte que ce matin, dans son immeuble, en descendant l’escalier, elle a croisé un inconnu qui lui a donné la réplique exacte d’une scène du film qu’elle tourne en ce moment. Et que confrontée ainsi, à l’aveuglette –dit-elle– à son rôle, à son personnage, elle a soudain compris ce qui depuis le début du tournage lui échappait et l’empêchait de bien jouer. Elle a compris qu’elle devait jouer comme si elle jouait à colin-maillard. On voit bien qu’elle veut continuer à parler de ce qu’elle a compris, mais la journaliste l’interrompt pour lui demander : « C’était un parfait inconnu ? »

             « Je ne l’avais jamais vu » confirme Antonietta, refusant de sourire.

             « Et pourtant, ce n’était pas la première fois qu’elle te croisait » dit sa femme. 

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            « Tu sais ce que je regrette le plus ? ‒dit-il, comme s’il avait soudain l’espoir de les détourner tous les deux du sujet. Tout à l’heure, au supermarché, j’ai failli acheter une bouteille de vin italien. Je me suis dit que même si tu allais bientôt boire du vin italien (elle part le lendemain pour l’Italie…), c’était une bonne idée. C’était la dernière bouteille qui restait d’une caisse en promo. J’ai passé un moment à l’examiner, à regarder les couleurs de l’étiquette. Maintenant, je me dis que si j’ai passé tant de temps à l’examiner sans me décider à l’acheter, c’était parce que je pensais à autre chose. »

            Il se tait. Et puis :

           « Jusqu’à quelle heure reste ouvert ce supermarché, tu t’en souviens ? »

           « 21:30, je crois. »

           « Et si cette fameuse bouteille était encore là ? »

           Il se lève précipitamment pour aller chercher sa veste et son écharpe. Elle reste assise à se dire : « Et s’il ne revenait pas ? Et puis : « Pourvu que la bouteille soit encore là. » Mais est-ce ce qu’elle doit souhaiter pour qu’il revienne ?

          

                                                                    2

 

         Elle avait été désignée par son groupe de lecture pour choisir l’auteur cette fois-ci. A ce moment-là, elle ne connaissait de l’œuvre de Pirandello qu’un résumé de Feu Mathias Pascal, et elle ne savait rien d’Antonietta Portulano.

         Jeanne, une très bonne lectrice du type désabusée, avait dit : « Bonne nouvelle, les filles ! Cette année ce sera l’Italie ! On va se marrer ! » Elles font un voyage chaque année, au pays de l’auteur qu’elles lisent. Elles sont déjà allées en Angleterre et en Allemagne.

 

        Au début, le groupe a du mal à suivre Pirandello. Pas elle. Sans son entêtement, elles se seraient découragées. Jeanne lui a même dit : « Tu es sûre que c’est le bon Italien ? » Elle aime beaucoup Jeanne.

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         Pour préparer les réunions, elle prend des notes, mais ensuite elle ne sait pas très bien quoi en faire. Pourtant, elle doit se débrouiller plutôt bien, vu les réactions. Elle n’y voit pas de mérite, il y a une raison dont elle ne sait pas très bien quoi penser non plus.

         Elle en parle un jour à Elodie, s’attendant à avoir des commentaires qui les rapprocheraient l’une de l’autre. La réaction exaspérée de sa fille la désarçonne. Élodie l’interroge comme si elle cherchait à la mettre en question, et peut-être même en s’apitoyant. Pourquoi cet auteur ‒qu’elle ne connaît elle-même que de nom– intéresse-t-il tellement cette femme que tu es, ma (pauvre?) mère ? La situation devient vite inexplicablement embarrassante pour les deux.

        « Pirandello est un écrivain physionomiste ‒lui explique-elle, en parlant très lentement, et le ton de sa voix l’effraie presque. Il a le même don que ton père. Ses personnages sont le produit d’un don divinatoire. C’est la caractéristique de cet écrivain. C’est ce que je pense. »

         Sa fille, ahurie :

         « Maman, je veux bien croire que Pirandello, que je n’ai jamais lu, ait eu un don divinatoire ; mettons-le sur le compte du fait qu’il s’agit d’un grand écrivain (que je viens de décider de ne jamais lire!). Mais le prétendu don de physionomiste de papa, un don divinatoire ?! Tu es sérieuse ?!  Tu ne vas pas bien, Maman. Je m’en doutais. Depuis quelque temps. Voilà ce qui arrive quand on vit avec le même homme trop longtemps. Je ne vivrai jamais avec un homme aussi longtemps que tu as vécu avec Papa. Tu deviens folle. Réfléchis un instant à ce que cela voudrait dire. Que ce n’était pas pour nous faire rigoler qu’il s’en vantait ! Qu’il nous trompait ! Je refuse de croire ça. »

         Le lendemain soir elle reçoit un appel de son fils, depuis la plateforme pétrolière dans la Mer du Nord où il travaille, « le plus loin possible » se dit-elle toujours. Élodie a dû l’appeler. Vu la réaction de sa fille, elle devine celle de son fils avant qu’il ne commence à parler :

         « C’est vrai ce qu’Élodie m’a appris, Maman ? Que papa s’est moqué de nous pendant des années ? Quel salaud ! A vrai dire, au fond j’ai toujours soupçonné qu’il n’était pas net quand il la ramenait avec son talent de physionomiste. Et toi, tu l’as couvert. Tu l’as laissé faire. Je ne comprends pas, Maman. »

         Et il raccroche.

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                                                                     3

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         Elle s’était sentie un peu plus sûre d’elle en entendant Jeanne dire que c’était quand même gonflé de la part de biographes et de critiques de prendre la jalousie maladive d’Antonietta Portulano pour de la folie. La Portulano, comme elle dit, n’était que folle d’amour, eh oui !, comme dans un opéra. « Ils exagèrent » concluait-elle, en lui faisant un clin d’œil.

          Et Adèle se demandait et leur demandait :

          « Ce n’était pas un peu, je ne sais pas, étrange, que Pirandello continue à travailler dans une école normale pour jeunes filles où toutes ses élèves étaient folles de lui ? Même s’il n’avait rien à se reprocher, pas de folies avec ses étudiantes, n’aurait-il pas pu se trouver un autre emploi, voyant que sa femme se rendait malade de jalousie ? Et qu’en plus c’était une jalousie cruelle, agressive, violente ? Qu’est-ce que vous en pensez ? »

          « Tout aussi étrange –dit Céline, que le fait qu’il ait installé son bureau dans leur chambre à coucher, pour écrire la nuit en restant à côté d’elle, qui ne supportait pas qu’il reste la nuit à écrire dans une autre pièce, et qui le harcelait sur ce qu’il écrivait, qu’elle lisait par-dessus de son épaule. »

           Jeanne, comme toujours, s’amuse déjà de ce qu’elle va dire :

          « Moi, je dis que quand il allait dans la salle de bain de leur chambre et qu’elle l’accusait d’en profiter pour sortir par la fenêtre et aller rejoindre une de ses étudiantes −ce qui matériellement était impossible, la fenêtre étant trop petite− quelque part pourtant elle avait raison, c’était son imagination contre la sienne. Ce Luigi, toujours fringant, ne pouvait qu’être outré qu’elle l’imagine en pareille posture ! »

          La discussion se poursuivit un moment autour du « toujours fringant. » Et puis, enfin : Pourquoi Pirandello avait-il continué à vivre avec Antonietta pendant dix-sept années si elle était folle ? Pourquoi refusait-il de céder aux pressions ‒de ses enfants surtout, paraît-il‒ et de la faire interner ? C’était la grande question des biographes et critiques.

         « On peut penser ‒dit-elle, que s’il refusait c’était parce que la folie n’était pas une raison pour lui. Bon. Je ne sais pas vous, mais moi je pense qu’elle n’était pas folle. La preuve c’est qu’une fois qu’il la fait interner, elle a refusé de le revoir. Elle est morte quarante années plus tard, et même si Pirandello est mort vingt-trois années avant elle, pour moi son refus a duré quarante années. Quarante années ! Pirandello avait cinquante-deux ans quand il l’a fait interner. L’âge de mon mari. »

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          Sa valise est prête. De la fenêtre, son mari surveille l’arrivée de la voiture. Le groupe a commandé un shuttle. La voiture viendra la chercher en dernier probablement. Elle fait le tour de l’appartement. Dans la chambre, elle regarde sa table de nuit, qu’elle laisse parfaitement rangée. Dans la cuisine, elle vérifie la liste des courses à faire, affichée sur la porte du frigo, et l’enlève. Dans la salle à manger, elle remarque la bouteille de vin italien sur la table, pas encore ouverte, et il lui semble qu’elle est posée là comme un souvenir du voyage qu’elle n’a pas encore fait. Elle frémit.

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