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Gustavo Zafra

CHIENS ÉCRASÉS

                                                                                                                                                              Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur

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             Il n’y avait que moi à l’avoir lu, le roman d’Hippolyte Frémont ?

             J’étais avec mes copines et mes copains de lycée. Je me suis sentie bizarre. Je me souvenais qu’en refermant ce roman autobiographique, à la fin de la lecture, j’avais eu l’impression que quelque chose me restait collée à la peau des doigts, aux paupières, aux narines. J’apprenais maintenant qu’on s’en était servi récemment dans un canular. Quelqu’un l’avait envoyé par courrier, sous un autre titre et avec un faux nom d’auteur, à plusieurs éditeurs parisiens.

             Les lecteurs des maisons d’édition qui l’avaient eu entre leurs mains n’avaient pas reconnu l’œuvre d’un auteur acclamé moins d’une décennie auparavant comme un nouveau Flaubert. Leurs lettres de refus étaient apparemment édifiantes.

         

             Aujourd’hui, personne ou presque ne se souvient d’Hippolyte Frémont. Pourtant, à l’époque, le siècle après celui de Flaubert, son succès aurait pu faire dire à Frémont : Charles Bovary c’est moi. Charles, le gentil mari de cette romanesque Bovary. On parlait de Frémont comme s’il rhabillait, avec son roman autobiographique, le genre romanesque que Flaubert avait mis à nu en disant Madame Bovary c’est moi. Le plus drôle était que personne ne semblait comprendre pourquoi il avait titré son roman Les Poires. A part les poires du titre, il n’y avait pas une seule poire pour la soif le long de ces quatre cent quatre-vingt-dix-sept pages autobiographiques.

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              Je reviens au canular. Nous étions mes copains et moi, filles et garçons, attablés dans un café de Port-Royal où nous nous retrouvions à la sortie de lycée. Nous en parlions. Le but de l’auteur du canular nous amusait, et en même temps moi cela me laissait un peu sceptique. Ne se donnait-il pas trop de peine pour pas grand chose ? J’avais un doute : peut-être que à se donner de la peine pour pas grand-chose, on ne pouvait que trop en faire. Je le gardais pour moi. Cela restait entre Fremont, humoriste aux intentions acerbes, et moi.

              J’étais assise sur la banquette, où un garçon me tenait par les épaules. Je l’aimais bien, ce garçon, il était mignon, mais ce n’était pas quelqu’un capable de me faire croire à l’amour. Pourtant, j’y étais prête.

             Le garçon assis en face a pris la pose pour s’adresser à celui qui avait amené le sujet à discussion :

             « Tu ne comprends rien. Ne dis pas rubrique littéraire, dis rubrique de chiens écrasés. »

             J’ai fondu. Instantanément. Je suis sûre que s’il avait dit rubrique des faits divers, je ne serais pas tombée amoureuse.

             Deux jours plus tard, nous couchions ensemble. J’étais vierge. Je me suis tout de suite mise à l’appeler Gustave.

             Au début, ça l’amusait.

              « Pourquoi m’appelles-tu Gustave ? »

              « Parce que je n’aime pas ton prénom. »

              « Et tu trouves que Gustave est mieux ? 

              « Je trouve que c’est un prénom de chien écrasé. »

              « C’est vrai ce qu’on dit de toi. »

              C’est qu’on disait de moi ? Pouah ! !

              « Sois heureux, je ne suis plus vierge et je suis encore amoureuse de toi. »

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              Je reviens à Flaubert et à Frémont. Après le lycée, j’ai entrepris des études de lettres à la Sorbonne. Frémont était un auteur oublié et le roman de Flaubert, pourtant de moins en moins lu depuis qu’il n’était plus lecture scolaire obligatoire, était maintenant publié en e-book sous le titre de Emma B.  Le réchauffement climatique se poursuivait inexorablement, les grandes puissances avaient relancé la conquête de l’espace (sur Terre tout allait au plus mal), moi je tombais toujours amoureuse de garçons qui voulaient écrire des romans autobiographiques, c’était ahurissant ! De ma part, je veux dire. Pour moi, après la performance cancanière de Gustave, après sa mise à nu du genre romanesque en disant Madame Bovary c’est moi, c’était se donner trop de peine de vouloir lever la jambe en l’air.

              J’en ai eu marre de mes amoureux, ces romanciers de l’ère du réchauffement climatique, et de mes études de lettres. L’occasion s’est présentée de travailler à la télévision, je l’ai saisie. J’étais prête à n’importe quoi pour échapper au genre romanesque. Je suis devenue Miss Météo sur une chaîne où ce garçon que j’appelais Gustave et dont j’avais été follement amoureuse, occupait un poste à la direction.

              Au bout d’un certain temps, il m’a fait venir dans son bureau.

              « Tu es heureuse dans ton travail ? »

              Il voulait peut-être qu’en plus de me trémousser à l’écran, je fasse la moue devant lui pour s’exciter dans ses rêves encore plus ?

              « Tu as quelque chose d’autre que la météo à me proposer ? »

              « J’ai en marre de te regarder faire la météo. Ça devient malsain. La chaîne reçoit des tas de messages écœurants, des dingues de tous les coins de France t’écrivent. Un retraité de la poste te demande en mariage. Un type qui a gagné au loto te propose une fortune pour faire la pluie et le beau temps sur le tapis de son salon. Et maintenant, les Chinois s’y mettent. »

              Les Chinois ? Ha ! On me l’avait dit, mais je ne prenais pas la peine de lire ces messages.

              « Je veux que tu disparaisses de l’écran pour un certain temps, il faut que ça se calme. Tu vas faire un peu de journalisme. Je vais te confier une enquête. »

              Il me regardait avec des yeux fatigués. Crève, gros malin, à regretter le jour où tu m’as proposé de devenir Miss Météo. Il avait voulu se moquer de moi, il m’en voulait toujours de l’avoir largué pour un autre Gustave.

              Quand il m’a appris de quoi il s’agissait, je l'ai taquiné :

              « Tu portes bien ton prénom ! »

              Il a bondi de son fauteuil, derrière son bureau, et m’a crié :

              « Je t’interdis de m’appeler Gustave ! »

              C’était un esprit tordu. Il voulait que j’enquête sur l’auteur du canular qui lui avait permis de prendre si bien la pose de tombeur extralucide quand nous étions lycéens. Qu’était devenu l’auteur de ce canular ? S’agissait-il d’un homme ? D’une femme ? Qu’était devenue sa vie ensuite ? J’ai eu le sentiment qu’on me renvoyait à mon époque de la fac de lettres, tout en ayant l’impression que c’était une époque plus lointaine que mes années de lycéenne. Mais quel esprit tordu, ce Gustave, vraiment !

              Bien sûr, j’ai accepté. Pour me trouver tout de suite en rade. Il aurait pu très bien avoir été kidnappé par des extraterrestres, ce rigolo. Par où commencer ? Je me suis dit que je ne perdais rien en allant interroger Hippolyte Frémont, il savait peut-être quelque chose. S’il restait quelque chose de lui, me disais-je, en allant le voir. Je n’avais pas cherché à le prévenir. J’y allais en réfléchissant en chemin au trop du pas grand-chose, sans soupçonner que c’était dans l’absolu que cette sorte de transvasement devait s’accomplir maintenant.

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             Je me suis retrouvée devant un pavillon de banlieue, l’endroit le plus improbable où j’aurais pu l’imaginer à l’époque où j’avais lu son roman. Je me suis rappelé que Flaubert avait sous-titré Madame Bovary, Mœurs de province. Le monde était devenu partout une province. Et Frémont, ? Se foutait-il paisiblement du monde dans son pavillon de banlieue ?

             J’ai frappé à sa porte. J’ai dû attendre. Des pas feutrés. Un vieillard de grande taille m’a ouvert. Il s’appuyait sur sa canne avec les deux mains, les bras tendus.

              « Ah, Miss Météo ! Enfin ! »

              Il s’était un peu retourné avec un grand effort, comme s’il voulait l’annoncer au même temps à quelqu’un derrière lui. Un gros chat est venu s’enrouler entre mes jambes. Je n’ai pas compris tout de suite que c’était au chat qu’il parlait. J’étais sidérée.

              « Vous m’attendiez ? »

              Ma question l’a surpris autant qu’à moi sa manière de me recevoir.

              « Vous ne venez pas à cause des e-mails ? »

              « Quels e-mails ? »

              « Les messages que mon chat vous envie. C’est lui, Hsin. Le Chinois. »

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              J’ai failli envoyer valser ce fichu chat d’entre mes jambes d’un coup de pied.

              Quand j’ai expliqué à Frémont la raison de ma visite, ce canular dont je me disais qu’il ne s’en souviendrait peut-être pas, il est resté quelques secondes interdit, avant de s’emporter :

              « Vous n’allez pas me faire croire que vous êtes venue me voir en ignorant que c’était moi l’auteur de ce canular ! »

              Il m’a fermé la porte au nez. J'entendais Hsin miauler derrière la porte. Je cherchais dans ma tête une manière de m’en aller. Je n’ai pas trouvé mieux que de me faire la promesse de relire Les Poires.

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