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Gustavo Zafra

UN PORTE-CONTENEURS REMONTAIT LA SEINE

                                                                                                                                                             

       

 

                                                                                                                                                      Nouvelle publiée en 2012-13     revue par l'auteur

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             Un porte-conteneurs remontait la Seine. On pouvait lire affiché sur les conteneurs leur lieu de provenance. Les deux ouvriers qui se trouvaient sur le petit bateau du service d’entretien de la voirie se regardèrent. Les conteneurs venaient de Chine. L’un des ouvriers était d’origine portugaise, le plus âgé, l’autre était originaire du Buganda (Buganda occidental) et il était nouveau dans le service.

            Il était huit heures du matin. Ils se mirent à décharger des sacs de sable et à faire un barrage pour immobiliser l’eau au bout de la voie pavée qui descendait vers la berge du Quai d’Orléans, en suivant le mur de contention. Ils devaient remplacer les pavés dans la partie que la montée de l’eau submergeait – plusieurs mètres – et restaurer les pans de mur rongés par l’humidité. Ils en auraient pour plusieurs jours de travail. Un peu plus loin et à une dizaine de mètres au-dessus de leurs têtes, un pont reliait l’Ile au chevet de la cathédrale de Notre-Dame.

             Il ne sert à rien de s’affairer quand on travaille avec l’eau jusqu’aux genoux, expliquait le plus âgé au nouveau. Ses paroles n’étaient pas aussi nécessaires que son ton péremptoire pouvait le faire croire, le nouveau semblait avoir assez à faire à regarder ennuyé les algues luisantes que le courant repoussait vers les bords, il n’avait aucune idée de comment il devait procéder avec les sacs, il attendait qu’on le lui dise à chaque fois

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             Du haut du pont, un homme observait. Il leur fit signe de la main. Il aurait pu prendre l’escalier en pierre qui descendait du pont vers la berge, mais il préféra faire le tour par le quai et descendre par la large voie pavée. Il promenait un chien bâtard.

Il salua le plus âgé en l’appelant par son prénom : Nuno. Le maçon aussi l’appela par son prénom mais en lui disant monsieur. Monsieur Lucien. Ils parlèrent d’autres chantiers sur les berges dont le maçon avait mené les travaux. Il y avait entre les deux hommes autour de ce sujet une entente pleine d’une exubérance qui frisait la rouerie : ils parlaient du monde comment il allait : il prenait l’eau.

             Le regard de Nuno était sans aménité, il avait le visage renfermé d’un homme peu loquace, même pour sourire il avait tendance à le détourner. L’autre était un homme grand et chaleureux mais avec détachement. Il était habillé avec élégance mais sans ostentation, il n’avait pas besoin d’arborer de signes extérieurs d’extravagance, il émanait de lui une conviction farfelue qui s’exprimait surtout par un mouvement des épaules entraînant tout son corps, comme s’il allait se mettre à danser. On aurait dit qu’il était le propriétaire de l’Ile et qu’il se disposait à en faire cadeau. Ou bien qu’il s’apprêtait à vider le contenu de ses poches pour le jeter dans l’eau. Le maçon parlait en lui jetant des coups d’œil de temps en temps, et il lui arrivait d’avoir l’air interloqué.

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             Quand ils épuisèrent leur sujet, monsieur Lucien s’adressa au nouveau. Il lui demanda comment il s’appelait. Stanislas. Monsieur Lucien voulut savoir comment il s’était trouvé à bord de ce bateau. Nuno rigola – il avait l’air de rouspéter quand il rigolait –, et répondit à la place du nouveau : il avait espéré être envoyé chez les éboueurs. Allez, raconte à monsieur Lucien, ça va l’intéresser. Vraiment ? Bon, voilà, j’ai commis un crime, monsieur, je voulais payer pour ce crime, mais je ne voulais pas me soumettre à la justice des hommes. Dans le formulaire que l’assistante sociale m’a donné à remplir, j’ai écrit paria dans la case métier.

             Ils ne l’ont pas pris au sérieux, se désola Nuno, ils auraient dû l’envoyer chez les éboueurs. Stanislas : L’assistante sociale m’a demandé si j’étais un Bugandais d’origine indienne. Bien sûr, s’amusa monsieur Lucien, elle a dû se faire tout un roman de vos origines. Et dites-moi, Stanislas, à quelle justice seriez-vous prêt à vous soumettre ? Stanislas hésita. Allez, réponds, lui dit Nuno, tu as l’air emmerdé. Nuno semblait surpris de l’embarras de Stanislas. A vrai dire, monsieur, c’est un grand problème. J’ai pensé à Dieu, si c’est la justice divine que votre question sous-entend mais… Je vous rassure tout de suite, l’interrompit monsieur Lucien, je ne pensais pas à Dieu. Ah bon ? Mais non, je vous l’assure. Bon, dans ce cas je vais vous dire, je crois que je serais prêt à me soumettre au jugement de l’Histoire. Je vois, dit monsieur Lucien. En Angola, pendant son service militaire un de mes grands-oncles a rencontré l’Histoire, a dit Nuno. Il s’est même pris en photo avec elle. Mais je crois qu’il n’y en a plus, d’Histoire. En Angola, voulez-vous dire ? fit monsieur Lucien. Stanislas les regardait l’un et l’autre. Où voulaient-ils en venir ? Et puis, qu’est-ce que j’en ai à foutre…

             Quand monsieur Lucien fut parti, Stanislas dit à Nuno : Il ne m’a même pas demandé quel crime j’avais commis. C’est vrai, dit Nuno. Toi non plus, tu ne me l’as pas demandé. C’est vrai, répéta Nuno.  

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             Vers midi, deux jeunes gens, un garçon et une fille habillés tous deux en jeans et tee-shirts noirs moulants, descendirent du pont par l’escalier en pierre et vinrent se placer au bout de l’étroit couloir qui, adossé au mur, reliait la berge à cet endroit. Ils craignaient de ne pas se faire entendre, peut-être ? Le jeune homme leur parlait comme s’il voulait leur donner des ordres. Il avait l’air contrarié. Nuno faisait semblant de ne pas les voir, Stanislas préféra donc faire le sourd. N’ouvre pas ta grande gueule, lui dit Nuno entre les dents. Ah bon ! faisait déjà Stanislas. Des séquences d’un film allaient être tournées sur le pont.

             Vous tombez mal, vraiment très mal, disait le jeune homme. Ah, ça! fit Nuno. On a prévu de tourner une séquence ici justement. Stanislas demanda à la fille s’il s’agissait d’une comédie. Pourquoi une comédie ? dit-elle amusée. Son collègue se massait les cheveux, de plus en plus en colère. La fille remballa son sourire et esquissa un geste d’embarras pour le soutenir. Ce n’est même pas la peine de leur demander combien de temps ces travaux vont leur prendre, dit-il. Nuno resta imperturbable, Stanislas marmonna tout bas pose-moi la question et tu verras. Comme ils s’en allaient, le jeune homme se tourna vers la jeune fille, qui lui parlait : Je m’en fous ! Tu es débile ou quoi ?!

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             Nuno et Stanislas firent une pause pour manger. Des conserves. Sur le pont du bateau. Réchauffées dans l’exiguë cabine sur un tout petit réchaud de camping. Vous vous foutiez de sa gueule, n’est-ce pas ? dit Stanislas. Je ne me fous jamais de la gueule de personne, répondit Nuno.

             Ils finissaient de manger en silence lorsqu’une voix du haut de la balustrade du quai se mit à appeler monsieur Nuno ! Monsieur Nuno ! Nuno se retourna et leva la tête. C’était un des garçons du café qui faisait l’angle face au chevet de Notre-Dame. On vous attend pour le café ! Avec votre collègue ! Nuno, pas du tout surpris, On arrive ! Moi aussi… monsieur Nuno ? Puisque tu m’as dit que tu t’y connaissais en électricité… J’ai dit ça, moi ? Oh, merde ! Tu as intérêt à être le meilleur électricien d’Afrique, prévint Nuno. Mais monsieur Nuno, fit Stanislas, il n’y a pas d’électricité en Afrique, et il se mit à rire.

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             Lucien Borel et Dédé Victor étaient assis à une table à la terrasse du café. Dédé était-il vraiment un génie ? Personne ne savait en quoi consistait son génie, mais puisque Lucien le disait… On aurait voulu se moquer de Lucien en s’en prenant à Dédé. On essayait. Mais rien à faire, ça foirait mystérieusement. Le génie de Dédé Victor restait donc intact.

            Dédé avait été le doge de la fête vénitienne de 196… Il avait alors dix-huit ans et il était un beau garçon au regard endormi. Devinez la couleur de mes yeux, disait son regard. Il aurait pu sembler dans un état de somnolence permanente s’il n’avait eu ce grain de beauté qui surgissait au milieu de l’arête de son nez, un grain de beauté qui à première vue avait l’air factice. Sa première petite amie avait rompu avec lui à cause de cela. Je n’en peux plus, quand je suis avec toi je voudrais te regarder tout le temps, mais quand je te regarde, ton grain de beauté me fait loucher. De l’amour et du strabisme, aurait pu signer Dédé à peine quelques années plus tard et une liste interminable de regards ravagés.

             Son rôle de doge avait marqué Dédé Victor pour la vie. Il avait traîné durant toute sa jeunesse les conséquences de cette précocité comme on dit des génies qu’ils traînent l’incompréhension des autres devant leur manière d’envisager les tâches les plus bassement quotidiennes de la vie. Sur cette fameuse fête vénitienne de l’Ile, il suffit de savoir aujourd’hui ce que dit l’avocat René d’Auzon, qui traîne sa patte, sa mèche grise et son garde du corps avec la plus grande élégance de temps en temps dans la rue qui traverse l’Ile de bout en bout : il ne faut pas continuer d’en parler comme d’un événement qui a réellement eut lieu, à quoi bon ? Personne ne le croirait, il faut en parler comme si nous en avions rêvé.

             Ce qu’il dit pourrait mettre les esprits perspicaces sur la piste de la nature du génie de Dédé Victor…

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             L’avocat René d’Auzon était à l’époque le meilleur ami de Dédé, après venait Lucien Borel. Ami n’est probablement pas le mot exact. Ni pour Lucien ni pour René. Instigateurs, peut-être. Instigateurs de son génie ? Un jour peut-être on dirait d’eux qu’ils l’avaient inventé, ce Dédé Victor. Pour que d’autres sur l’Ile et au-delà rêvent de lui. Tu préféreras sûrement qu’on se rappelle de toi à cause de moi plutôt que pour tes faits d’armes dans la Françafrique, dit parfois Dédé à René d’Auzon, qui a eu une longue carrière politique. De temps en temps, Dédé tient à rappeler à ses deux amis qu’il n’est pas dupe. Et comme pour la nature de son génie, on peut se demander dupe de quoi ?

            Le fait est que après « avoir fait son Rimbaud » – encore l’avocat d’Auzon – Dédé Victor, devenu un bonhomme rond et tassé, au visage en forme de pleine lune, avec de longs cheveux grisonnants et ébouriffés et la tête qui oscillait sans cesse, est retourné sur son Ile. Il portait des mocassins dans lesquels ses petits pieds devenaient ailés, et des lunettes de soleil presque en permanence. Le grain de beauté sur l’arête de son nez était bien là et pourtant on le remarquait à peine, c’était étrange. Lucien lui ouvrit ses bras, et René fit de même, son génie était sauvé, il n’avait plus rien à faire.

             Surtout, ne rien faire. Dorénavant, sa vie allait s’écouler dans le calme et le mystère d’une extrême inactivité, même sexuelle. Mais qu’est-ce qu’il fait, à quoi passe-t-il ses journées, enfermé dans cet appartement la plupart du temps ? se demandait-on sur l’Ile. Il se branle ? Il picole ? Il écrit un chef-d’œuvre ? On posait la question à Lucien, qui répondait : Vous devriez plutôt me demander Dédé Victor, c’est quel âge de notre vie ? On posait la question à l’avocat René d’Auzon, que cela égayait au point de s’exclamer : « Dédé Victor, mort ou vif ! » Si on avait eu l’idée de leur poser la question quand ils se trouvaient ensemble, on aurait peut-être commencé à comprendre. C’est vrai que cela arrivait de plus en plus rarement qu’on les voit ensemble. Comme s’ils s’étaient mis d’accord pour ne pas tenir encore ensemble des propos sur le génie de Dédé Victor. A chacun de prêcher de son côté.

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             Nuno serra la main de Dédé Victor. Monsieur Dédé. Stanislas, je vous présente Dédé Victor, dit monsieur Lucien. Dédé, voici l’homme dont je t’ai parlé, celui qui a commis un crime et qui ne veut se soumettre ni à la justice des hommes ni à la justice divine. Dans ce cas, Stanislas, dit Dédé, je vous suggère la justice révolutionnaire. Stanislas s’esclaffa : Merci, monsieur Dédé, c’est une idée très généreuse, mais j’ai déjà pensé au jugement de l’Histoire, monsieur Lucien ne vous l’a pas dit ? Dédé s’esclaffa à son tour : C’est la même chose, mon petit malin, seulement, dans le premier cas vous aurez le docteur Guillotin pour faire le service, il le fait mieux que les historiens, mon petit doigt me dit que vous le savez très bien. Tiens, puisque l’occasion m’est donnée de l’évoquer, j’en profite pour faire chevalier des Arts et des Lettres de cette Ile le docteur Guillotin. Et Dédé Victor de taper du poing sur la table. Soit, fit Lucien.

 

             Vers cinq heures de l’après-midi, avant de repartir sur leur bateau, Nuno et Stanislas passèrent chez Dédé Victor comme convenu, faire pour monsieur Lucien un devis de travaux qu’il fallait entreprendre au plus vite. Dédé n’était pas content. Je me demande ce que signifie ce remue-ménage, je me demande si l’appartement n’a pas été vendu. Stanislas regardait Nuno d’un air interrogateur : s’adressait-il à eux ou se parlait-il à lui-même ? Il finit par comprendre que Dédé faisait cela tout le temps, parler aux autres en se parlant à lui-même ; ou vice-versa, et tourner en rond. Dédé inspira à Stanislas une sollicitude spontanée : Vendu à votre insu, monsieur Dédé ? A mon insu ? Dans mon cas, Stanislas, A mon insu c’est comme le libre arbitre, vous savez. Ah bon, fit Stanislas. Oui, chaque fois que je passe à la caisse du libre arbitre, je fais au Tout Puissant un bras d’honneur.

            Nuno travaillait de temps en temps pour monsieur Lucien. Au noir. Après sa journée de travail et les fins de semaine surtout. Il y a du boulot, dit Stanislas, en se parlant à lui-même. Eh oui, Stanislas, rien qu’à voir l’état du salon… Tant mieux, siffla Nuno. Ferme ta grande gueule Stanislas, poursuivit Stanislas. Quelle est votre spécialité, lui demanda Dédé. Je n’ai pas de spécialité, monsieur Dédé, je suis juste avocat. Tiens, tiens… fit Dédé. Il est électricien, monsieur Dédé, dit Nuno. Oui, sûrement le meilleur électricien de tout le continent africain, dit Nuno. Bon, ça me convient. Lucien va vous dire de commencer par les chambres, Nuno. Eh bien, non. Vous commencerez par les salles de bains et les toilettes. Vous m’entendez, Nuno ?

             Dédé tournait autour de lui-même, regardait la rue par les fenêtres à travers ses lunettes noires. L’émail des baignoires est complètement parti, je n’en peux plus de me poncer les fesses à chaque fois que je prends un bain. Les WC c’est encore pire, le fond est noir, on ne distingue rien. Pour un disciple d’Hippocrate comme moi, ne pas pouvoir lire dans sa merde chaque matin les prédictions sur son avenir est désolant. Ne vous inquiétez pas, dit Nuno, on commencera par l’avenir monsieur Dédé,.

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             Lucien ne me foutrait jamais dehors, poursuivit Dédé, mais René avec ses manières de barbouze de la République… Il est un peu dans la merde en ce moment, la République ne veut pas lui payer un deuxième garde du corps. Désolé, cher ami, lui a dit le ministre, nos gardes du corps sont tous occupés, il y a beaucoup de princesses étrangères en ville en ce moment, c’est un conte de fées notre ville. Eh oui, le docteur Guillotin doit être tout excité dans sa tombe, lui ai-je dit. Pour René, qui n’a pas l’habitude de partir d’un ministère les mains vides c’était dur. Du coup, je crois qu’il est devenu superstitieux, mon vieux René. La dernière fois que nous nous sommes vus, dans la rue puisqu’il ne vient plus dîner chez moi, savourer ma cuisine, je l’ai ravalé d’ancien ministre à mon vieux légionnaire, ce qui ne lui a pas plu, mais pas du tout. Fais gaffe à ce que ton génie ne finisse pas en celui d’un Dédé la poisse, m’a-t-il dit, d’un ton rancunier.

            Je croyais que vous étiez propriétaire, dit Nuno. Vous aviez raison de le croire, Nuno. Tout le monde avait raison de le croire. Puisque moi aussi je le croyais. Je ne paye pas de loyer, je n’en ai jamais payé ! Comment aurais-je pu imaginer autre chose ? Avant que je parte pour l’Afrique, mes parents habitaient encore cet appartement, qu’ils avaient hérité de mes grands-parents. Je suis né ici, j’ai grandi ici. Et quand je suis rentré d’Afrique, il était entendu pour moi que Lucien allait continuer de prendre en charge les frais de l’appartement. Il le faisait déjà, dans sa grande gentillesse, c’est un homme d’une gentillesse de visionnaire, c’est pourquoi on ne peut pas la remettre en question, sa gentillesse, moi en tout cas je n’aurais pas osé, donc pourquoi la situation changerait ? Ce que René venait faire dans l’affaire, je m’en foutais. Je me suis dit qu’ils devaient avoir un accord, et tant pis pour eux, j’avais le droit de m’en foutre, c’est mon droit fondamental. Ensuite j’ai cessé d’y penser. Pourquoi aurais-je dû y penser ? J’étais parti en Afrique pour fuir la Françafrique ! J’étais rentré sur l’Ile pour fuir la Françafrique ! J’admets que de temps en temps je me disais que le citoyen Dédé Victor ne pouvait pas se foutre complètement des magouilles d’un René d’Auzon, et alors je m’appliquais à me moquer méchamment de lui.

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             Stanislas revenait de faire le tour de l’appartement. Oh là-là ! Vous habitez tout seul ici, monsieur Dédé ? C’était la question la plus incongrue qu’on avait posée à Dédé depuis très longtemps. Il regardait Stanislas complètement ahuri. Et puis non, il souleva ses lunettes pour regarder la question autrement. Ce n’était pas une question si incongrue que cela. Il se tourna vers Nuno : Votre acolyte…

             Halte là ! fit Stanislas. J’ai été acolyte, monsieur Dédé, et je n’aime pas qu’on me le rappelle. Dédé rigola. Je me disais bien que ce qui vous restait d’allure d’acolyte ne cachait rien de reluisant. Eh bien, ça ne cache plus rien, mon ami. Passons, je crois avoir entendu dire que vous habitez dans un foyer ?

             Stanislas eut besoin de reprendre son souffle pour rattraper la question sans rechigner sur le commentaire qui la précédait : Dans un foyer, eh oui. Le visage de pleine lune de Dédé s’élargit encore dans un sourire : Ça vous dirait de vous installer chez moi, monsieur Stanislas ? Ici, monsieur Dédé ? Eh oui, c’est chez moi ici. Pendant les travaux, disons. Ensuite, on verra si vous vous y êtes habitué. Je n’arrive pas à le croire, monsieur Dédé, vous êtes vraiment en train de me proposer d’être votre colocataire ? Dédé rigola, colocataire répéta-t-il en se tournant vers Nuno, et en plus il marchande. D’accord, monsieur Stanislas, colocataire. Tout en étant clair que si je ne paye pas de loyer, mon colocataire non plus.

            Stanislas se tourna vers Nuno, ça me dirait chef ? Ah, pour ça, monsieur Dédé est le Pape au Vatican. Le Pape ! s’exclama Dédé. Vous avez le sens de la grandeur, Nuno. C’est pour ça que Lucien vous fait confiance pour refaire mes chiottes.

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            Il n’y a pas la télé, monsieur Dédé ? Stanislas regardait les piles de vieux journaux nationaux et étrangers. Ah, vous voulez la télé ? On demandera à Lucien de nous en fournir une, mais vous la mettrez dans votre chambre, je ne regarde jamais la télé. Et dans quelle chambre je peux m’installer, monsieur Dédé ? Dans celle qui vous plaira, monsieur Stanislas, je dors, je mange et je baise (juste un peu) dans le salon. La joie de Stanislas retomba, il était mécontent de lui-même. Je ne comprends pas encore comment mais je crois que je viens de me faire rouler une nouvelle fois par l’homme blanc, monsieur Dédé. Bah, votre tour de passe-passe viendra, je vous le souhaite de tout cœur , mon petit malin. Mon tour est passé, monsieur Dédé, et petit malin vous-même.

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             Après le déjeuner sur le pont – des conserves réchauffées dans l’exiguë cabine du bateau comme d’habitude – Nuno et Stanislas montèrent retrouver monsieur Lucien au café. Prends ta valise, dit Nuno à Stanislas, tu iras la déposer après chez monsieur Dédé. Nuno voulait que monsieur Lucien comprenne tout de suite, en voyant arriver Stanislas avec sa valise. Il se demandait un peu inquiet comme il allait réagir.

             Lucien Borel et Dédé Victor étaient de nouveau attablés dehors. Lucien se leva. Il regardait la valise de Stanislas. Il serra la main à Nuno. Dédé resta assis, caché derrière ses lunettes noires. Où partez-vous ? demanda Lucien à Stanislas, en lui serrant la main. Il souriait, il en avait déjà une idée. Il va loger chez moi, dit Dédé derrière son dos. En tant que colocataire, précisa Stanislas. En tant que colocataire ce n’est pas possible, dit Lucien se retournant vers Dédé toujours avec le sourire, tu ne paies pas de loyer, tu ne peux pas avoir un colocataire. Vous voyez, fit Dédé à Stanislas. Puisque c’est comme ça dit Stanislas à contrecœur, j’accepte d’être votre invité, monsieur Dédé. Tu savais que Stanislas était avocat ? dit Dédé à Lucien. Il est le meilleur électricien d’Afrique, s’énerva Nuno.

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             Monsieur Lucien ne semblait pas mécontent, Nuno était soulagé. Lucien le remarqua. C’est la meilleure chose qui pouvait arriver, croyez-moi, lui glissa-t-il, et puis il les fit asseoir, lui et Stanislas. Votre bateau va être réquisitionné le temps du tournage. Il l’avait appris la veille au soir dans les salons de la mairie, où le réalisateur américain qui allait tourner sur le pont avait été fait chevalier des Arts et des Lettres. Il paraît que le réalisateur veut s’en servir dans plusieurs séquences, il va faire modifier le scénario, le bateau l’a beaucoup inspiré. Écoute ça, Dédé : Des séquences qui feront allusion à une fête vénitienne dans les années soixante et dont il a entendu parler à New York et à Tokyo.

             Dédé se rebiffa. A New York et à Tokyo aussi on raconte n’importe quoi sur moi ? Satanislas adressa à Nuno un regard interrogateur, mais il se heurta à son visage sévère. Maintenant, après son éclat, Dédé rigolait doucement. Je voulais vous dire, monsieur Lucien. Oui, Nuno ? Nous allons commencer par les salles de bain. Ah bon ? Les salles de bain ? Il vous faudra mon accord pour le carrelage. Dédé se souvint de quelque chose : le pont était rouge à l’époque de la fête. Quelqu’un devrait mettre au courant le réalisateur, n’est-ce pas, Lucien ?

 

             Nous sommes réquisitionnés avec le bateau, annonça Nuno à Stanislas le lendemain matin, en sortant du bureau de son chef. Puisqu’on ne savait pas quoi faire d’eux. Et comme le réalisateur voulait se servir du bateau pour des scènes qu’il allait tourner en fin de journée, ils avaient pratiquement la journée libre. Ils en profitèrent pour commencer les travaux chez Dédé Victor. En fin de journée Nuno rentrerait chez lui dans une fourgonnette que monsieur Lucien avait louée pour qu’il transporte le matériel et les outils. Stanislas restait déjà dans l’appartement, il n’arrivait pas à décider laquelle des chambres il préférait.

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             Dédé faisait lui-même ses courses et son ménage. Pour le ménage, il s’essoufflait vite, par contre il aimait beaucoup faire la cuisine, il était un très bon cuisinier. Faire la cuisine pour lui tout seul ne le réjouissait pas, mais il n’aimait pas que les gens viennent chez lui, il n’invitait que Lucien et René. Lucien acceptait volontiers de dîner avec lui en tête à tête, ce qui n’était pas le cas de René qui craignait de s’ennuyer en tête à tête avec un génie et amenait toujours avec lui une de ses amies. Des jeunes femmes pétillantes qui décevaient toujours Dédé par leur manque d’appétit. Des fumeuses. Des insomniaques. Nom d’une pipe ! s’exclamait Dédé, je n’ose pas imaginer l’état de leurs palais, l’état de leurs langues.

            À minuit, n’en pouvant plus d’être assises, elles se mettaient à danser sur leurs talons aiguilles autour de René, en jetant à une foule imaginaire qui demandait sa tête, les belles mèches qu’il arborait fièrement à son âge. Mais depuis que les troubles en Françafrique avaient éclatés, René refusait les invitations de Dédé, et celui-ci se demandait ce que cela pouvait bien signifier.

             Il ne restait à Dédé comme convive que Lucien, c’était frustrant, il ne le considérait pas comme un fin gourmet, c’était surtout un buveur, raffiné certes mais un buveur, il était plus ou moins disposé à perdre son assiette dans la bagarre mais son verre pour rien au monde.

             Avec l’aménagement de Stanislas les choses changèrent. Le soir même de son arrivée, Dédé commença à faire la cuisine pour lui. Dédé était incapable de désinvolture quand il se lançait à faire la cuisine, mais il ne voulait se faire aucune illusion, et voilà que dès leur premier soir à dîner en tête-à-tête, Stanislas se montra à l’aise, à la hauteur. Il se concentra sur le contenu de son assiette sans lâcher les couverts. Vous me la jouez le poète à table ? Stanislas ne daigna pas répondre, il dégustait, comme un démon. Monsieur Dédé, si j’étais dans les petits papiers du Tout-Puissant, votre rédemption immédiate serait assurée, pas de purgatoire pour vous. Et si j’étais le sorcier de vos cauchemars d’enfant, monsieur Stanislas ? Vous paieriez cher vos talents, monsieur Dédé, je vous mangerais tout cru pour que vous deveniez moi, vous comprenez ? Je comprends, monsieur Stanislas. Non, vous ne comprenez pas tout à fait. Stanislas rigolait. Vous fantasmez à peine, pauvre homme blanc promis à la marmite des extraterrestres.

           Au bout de quelques jours, Stanislas posa à Dédé Victor la question que tout le monde se posait dans le quartier : Qu’est-ce que vous foutez ? A quoi passez-vous votre temps enfermé dans cet appartement ? J’écris des lettres, monsieur Stanislas. Des lettres ? Oui, des lettres. A des citoyens. J’ai écrit des lettres au citoyen Marat, j’ai écrit des lettres au citoyen Saint-Just, maintenant j’écris des lettres au citoyen Robespierre. J’ai un paquet de lettres à lui poster là, sur la desserte, voudriez-vous vous en charger ? Bien sûr, monsieur Dédé. Stanislas alla regarder sur la desserte. Il y avait effectivement un paquet de lettres, toutes adressées au citoyen Robespierre, avec des adresses en Afrique. Ils vont me charrier, à la poste, monsieur Dédé. Faites comme moi, prenez la queue du guichet prioritaire pour les entreprises, ça les emmerde et leur ôte l’envie de charrier l’esprit de la Révolution française.

 

             Un soir, Dédé demanda à Stanislas, qui revenait d’une promenade digestive, s’il lui arrivait de croiser d’autres Bougandais sur l’Ile. Oui, monsieur Dédé, ceux qui font la plonge au restaurant Les Chalands du roy. Et vous parlez de quoi, quand vous vous rencontrez, monsieur Stanislas ? On ne parle pas, monsieur Dédé, ils font semblant de ne pas me voir, ils se méfient. C’est regrettable, monsieur Stanislas, je voudrais que vous y remédiiez. Si je comprends bien, monsieur Dédé, vous voudriez que je mime une danse tribale devant eux, c’est ça ? Monsieur Stanislas, je voudrais que vous vous y preniez comme il faut pour qu’ils acceptent de venir dîner avec nous. Alors, dans ce cas la danse tribale s’impose, monsieur Dédé, mais c’est vous qui allez devoir l’exécuter.

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             La figure ronde et la démarche tournoyante de Dédé Victor faisaient de son entrée n’importe où un petit événement. Aux Chalands du roy – où il ne mettait jamais les pieds, comme dans aucun autre restaurant de l’Ile – les employés n’eurent pas le temps de l’accueillir. Suivi de Stanislas, Dédé fonça vers la cuisine. Les deux Bougandais, qui avaient pourtant leurs papiers en règle, eurent la peur de leur troisième ou quatrième vie (même Dieu les avait déjà donnés pour mort plusieurs fois).

             Transmettez-leur notre invitation, monsieur Stanislas. Notre invitation, monsieur Dédé ? Puisque vou êtes mon colocataire, monsieur Stanislas. C’est ça, oui, marmonna Stanislas. Il se mit à palabrer en dialecte avec ses compatriotes. J’ai l’impression que vous vous y prenez comme un pied, monsieur Stanislas. Je vous assure que je fais de mon mieux, monsieur Dédé. Soudain, les deux Bougandais se mirent à parler en français. Pour dire à Stanislas : Qui peut nous garantir qu’il ne va pas nous empoisonner ? Toi ? Tu peux nous le garantir ? Il a une tête d’empoisonneur, ton copain ! Ils se retenaient d’éclater de rire. Bon, d’accord ! D’accord ! s’exclama Dédé Victor l’empoisonneur, en leur tournant le dos, et il repartit comme il était arrivé, suivi de Stanislas et du rire bruyant des deux Boudangais. Dans la rue, Stanislas se mit à rire aussi. A partir de ce jour-là, quand les deux Bougandais croisaient Stanislas dans la rue, ils s’arrêtaient pour bavarder avec lui. Au bout de quelque temps, Stanislas remercia Dédé. Grâce à vous, monsieur Dédé, je parle avec mes frères. Ah bon, Dédé se mit à réfléchir. Propose-leur de venir se servir de mon téléphone pour appeler le pays, c’est René qui paye, ou Lucien, et peut-être qu’ensuite ils accepteront de rester manger…

             En attendant, Dédé et Stanislas continuaient donc de dîner seuls. Nuno rentrait chez lui en fin d’après-midi. Monsieur Lucien passait tous les jours vérifier l’avancement des travaux. Il posait toujours la même question à Dédé Victor : René n’est toujours pas venu ? La réponse l’agaçait, mais il s’empressait d’écarter sa contrariété, il passait vite à l’autre sujet : le tournage, toujours en préparation. Il apportait des nouvelles. Le réalisateur avait appris que le pont était rouge à l’époque, il s’était exclamé Mais bien sûr ! Il cherchait une solution. Ce n’était pas tout, un casting avait été convoqué pour trouver le figurant qui allait interpréter le doge. Tu devrais te présenter, disait Lucien à Dédé. Ils riaient ensemble.

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             Une nuit, Dédé fut réveillé par le bourdonnement de la sonnette. Il dormait dans le canapé du salon comme d’habitude. Il était tellement surpris d’entendre la sonnette qu’il mit longtemps à réagir, il avait oublié que Stanislas l’avait réparée. Une fois complètement réveillé, il crut que c’était René d’Auzon. De temps en temps, quand il rentrait chez lui éméché, René se mettait à appeler dans la rue après avoir essayé en vain la sonnette.

             Ce n’était pas René mais quelqu’un qui prétendait venir de sa part. A cette heure ? De la part de René d’Auzon ? Qu’est-ce que vous me chantez là, mon bonhomme ? Penché à une des fenêtres du salon, Dédé selon son habitude faisait un détour par le labyrinthe de son esprit pour s’adresser à la personne qui s’impatientait dans la rue. Vous m’avez l’air parfaitement sobre, pourtant ! Et vous vous comportez comme un ivrogne ! Vous avez-vu l’heure ? L’autre, au milieu de ses valises – il y avait au moins sept grosses valises, il était arrivé dans deux taxis – s’énervait de plus en plus, mécontent que Dédé ne lui ouvre pas la porte tout de suite. Vous devez être Dédé Victor. Mon avocat ne m’avait pas prévenu que vous étiez un abruti. Votre avocat ? Mon avocat, oui ! Maître René d’Auzon. Vous êtes chez moi, Dédé Victor ! Chez moi ! Je suis votre propriétaire, imbécile ! Je vous loge à l’œil depuis je ne sais combien de temps déjà, merde ! Ouvrez-moi !

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             Attiré par le raffut, Stanislas accourut dans le salon le sourire aux lèvres, au son du clairon les renforts arrivent, monsieur Dédé. Vous vous chamaillez avec qui ? Peu importe, dîtes à ce malotru qu’il m’a réveillé et que si je descends ça va se passer très mal pour lui. Venez vous faire une idée de la situation par vous-même, monsieur Stanislas. Sans se démonter de sa mine réjouie, Stanislas se pencha par la fenêtre, et il fit tout de suite un bond pour s’en éloigner. Qu’est-ce qu’il fout chez moi, celui-là ?! se mit à crier l’homme dans la rue, hors de lui. Fou de rage aussi, Stanislas retourna à la fenêtre : Je vois un sacré rat là, un sacré rat qui s’est enfui, ton tortionnaire de père est tombé ? Tu t’es barré avec l’argenterie de ta maman ? Dédé Victor, qui s’était éloigné précautionneusement de la fenêtre : Ah, vous vous connaissez ? Monsieur Dédé, ce fils d’ordure, grande ordure lui-même, et moi, nous n’avons jamais été présentés, mais bien sûr que je sais qui c’est. Stanislas se pencha pas la fenêtre : Monsieur Dédé Victor ne regarde jamais le journal télévisé, il ne pouvait pas deviner par ta gueule qui tu es, tiens-toi tranquille pendant que je lui explique ton pedigree.

             Dédé et Stanislas revinrent vers le salon laissant l’autre à sa colère dans la rue. Dédé réfléchissait. Stanislas aussi. A la même chose sans se le dire : comment allons-nous nous en débarrasser ?

             Et soudain : Qu’est-ce que vous attendez, monsieur Stanislas ? Stanislas surpris par ce qui lui semblait annoncer un revirement, était sur le point de se mettre à gueuler. Descendez lui ouvrir, monsieur Stanislas !

             Dédé se précipita à la fenêtre : Je suis désolé, sincèrement désolé, cher ami, comme vous l’a dit Stanislas, je ne regarde jamais le journal télévisé, je n’ai pas reconnu votre tête comme dirait dans ses rêves le citoyen Robespierre, qui clignait d’un œil dans son sommeil, ce que vous ignorez sûrement. On vous attendait, effectivement, mais dans deux jours, votre avocat a dû se tromper de date, ce qui ne m’étonne pas de lui, il a commencé à perdre la boule, je vous préviens. J’ai même convié mon ami Stanislas, votre compatriote, à séjourner ici pour m’aider à vous accueillir. C’est un bon ami, très gentil, ne faites pas attention à ce qu’il a dit, c’est un farceur. Mais bougez-vous, Stanislas, ce pauvre homme doit être fatigué et affamé, on va lui faire à manger, mais d’abord allez l’aider avec les valises, ensuite vous sortirez l’argenterie.

             Il s’éloigna de la fenêtre et continua à parler pour Stanislas : Je ferai la cuisine et vous ferez le service, je vais téléphoner tout de suite à René, cette fois-ci il viendra, nous allons le gaver aussi celui-là, vous entendez, monsieur Stanislas ? Nous allons les gaver ! Ils s’en souviendront pour le restant de leurs jours ! Je vais appeler Lucien aussi, il faut qu’il nous trouve un point de chute. Et de toute urgence !

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