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Gustavo Zafra

POMPES FUNÈBRES

                                                                                                                                                             

       

 

                                                                                                                                                      Nouvelle publiée en 2012-13 revue par l'auteur

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             Lucien préférait se garder de qualifier les allégations de la famille de Jules Blanchard de diffamatoires. Jules avait été un de premiers clients de son agence immobilière, et avec le temps, et d’affaire en affaire (foireuses rétorquait Lucien avant qu’on ne dise louches), il était devenu plus un ami qu’un client, Lucien allait même jusqu’à lui rendre hommage en ajoutant un mensonge : « Bien sûr que je m’en doutais qu’il allait me coucher sur son testament. »

             Pour Lucien, les héritiers de Blanchard n’étaient que l’instrument de ces mauvaises intentions d’origine indéterminée qui de temps en temps se mettent à graviter dans les têtes des hommes et des femmes, et qui dans son cas cherchaient à dévier l’attention de sa destinée classique complètement inattendue : il se trouvait à hériter d’un caveau dans le cimetière de Montparnasse. « Voilà l’événement, disait-il. Je m’attendais à tout, c’est dans mon caractère. De l’argent, des meubles d’époque, des tableaux, les bottines Berluti, que j’aurais rangées dans un coin de mon armoire, cela ne m’aurait pas encombré, je ne les aurais jamais chaussées, bien évidemment, d’ailleurs Jules avait des petits pieds et, phénomène étrange, quand il est mort ses pieds sont devenus encore plus petits, vraiment très petits. »

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             Lucien avait été stupéfait en apprenant de quoi il héritait. Il croyait plutôt bien connaître Jules, et pourtant il se demandait quelles avaient été ses intentions. Dans son testament, Jules lui adressait un message qui ne l’aidait pas à y voir clair : « Cher Lucien, je suis d’accord, les deux anges en veilleurs avec des visages de lépreux sont affreux. Tant pis pour vous. » Il en conclut à une dernière preuve d’amitié. Il fallait reconnaître ce que les autres héritiers, les membres de la famille, rejetteraient toujours : Jules avait voulu quitter la scène sur une bonne blague, et pour cela il savait qu’il pouvait compter sur un bon ami. Une fois ceci admis, on pouvait en toute sérénité se poser la question : à qui devait vraiment profiter cette blague ?

             Mais Lucien préférait poursuivre en parlant des petits pieds de Jules devant les quelques oreilles inattendues que les rumeurs malveillantes de la famille Blanchard lui apportaient dans ses promenades sur l’Île. La lucidité – l’humour si on veut – avec laquelle il faisait face à sa destinée classique était courageuse pour ses amis, pour les autres, il aggravait son cas. Ou était-ce le cas de Jules Blanchard ? Eh bien, soudain on ne savait plus très bien.

             Depuis quelque temps, ayant conclu qu’il était vain de déclarer sa presque inexistante agence immobilière en faillite (ça veut dire quoi, une presque inexistante agence immobilière en faillite ?, lui demandaient ses amis), Lucien s’était mis à réfléchir à l’idée de lui donner une nouvelle façade. Il en avait parlé à Jules, qui était concerné aussi puisque c’était lui le seul client qui lui restait. Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, sa disparition rendait encore plus illusoire l’idée de mettre fin aux activités pour la plupart factices de l’agence. Il fallait veiller à ce que la flamme de l’esprit de Jules Blanchard ne s’éteigne pas, on risquait de découvrir le pot aux roses dans lequel habitait Maria Miller, modestement à l’abri de soucis financiers, depuis qu’elle avait dû quitter l’Ile.

             Lucien et sa femme Aline appelaient le modeste pavillon en Normandie, dont Maria jouissait de l’usufruit, Le Pot aux roses. Maria ignorait dans quelles conditions cela lui avait été obtenu par Lucien, et Aline tenait à ce qu’elle continue d’en profiter dans l’ignorance. Maria, une artiste ultrasensible, et Aline craignait les conséquences fâcheuses que cela pouvait avoir sur son activité artistique si elle venait à l’apprendre. Jules avait agi de bonne grâce en paravent de cet usufruit et maintenant Lucien devait se débrouiller sans son concours.

             Maria était dans sa période de fascination pour les déesses. La déesse Thémis en particulier, qui sévit dans les cours de justice. Elle travaillait sur un dessin de Thémis qu’elle voulait offrir à Aline et Lucien pour Noël. Mais le glaive dans la main droite de Thémis lui posait problème, elle ne trouvait pas comment s’y prendre. Elle allait souvent se promener dans le Palais de Justice pour y réfléchir.

             

             L’idée d’une petite agence de pompes funèbres qui remplacerait l’agence immobilière germa dans l’esprit de Lucien plutôt comme un conte pour enfants orphelins que comme une farce pour adultes blasés. Un conte qui aurait enchanté Maria Miller, qui l’aurait bercée. Justement, quand Lucien la prenait dans ses bras, c’était pour la bercer. Mais pour Lucien, tout cela ne se passa pas dans la douceur. En même temps que l’idée d’une petite agence de pompes funèbres, il eut le sentiment que le legs de Jules portait soudain une ombre trop imposante à sa propre inspiration. Il eut du mal à surmonter ce sentiment, il devint obsédé par le fait que Jules était mort étouffé dans son sommeil. Les morts poursuivent leur vie sur notre dos – se plaignait-il, à nous tondre comme des moutons.

             Bientôt, pourtant, Lucien n’en était plus à en vouloir à Jules. Il déclara pour la galerie qu’il s’était remis de la déception de ne pas avoir hérité des Berluti. C’était maintenant une éternité pour une autre. Il savait au moins, à présent, avec une certitude empirique, ce qu’était l’éternité : un jeu de dupes. S’il avait hérité des Berluti, en les voyant à chaque fois qu’il aurait ouvert les portes de son armoire, il aurait fait revivre un défunt. Rien qu’en ouvrant les portes de son armoire, comme si le défunt s’était caché dedans pour l’éternité, comme si l’éternité se trouvait dans son armoire. Et elle s’y serait trouvée, effectivement, annoncée depuis le jour où il avait fait la connaissance du vieux rentier et qu’il avait gagné sa confiance en lui pariant qu’il était capable de lui donner le prix exact de ses bottines. Mais à présent, l’éternité se trouvait tapie dans un caveau du cimetière de Montparnasse, enfermée là comme une bête malheureuse à attendre qu’on vienne la libérer.

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             Lorsque Lucien fut convoqué par le notaire pour la lecture du testament, il se dit que les héritiers allaient prendre mal la chose, très mal. Ils allaient imaginer que cela n’augurait rien de bon pour eux. « Ils veulent tous les bottines Berluti, je parie », dit-il à Églantine, avec l’air de lui prodiguer un enseignement, et se demandant s’il ne devait pas prendre avec lui la canne qu’il rangeait avec les parapluies, il prétendait savoir très bien s’en servir pour bastonner, ce qui laissait son petit monde le plus proche sceptique. Son petit monde le plus proche : Aline, Maria, son chien Constantin, et bientôt officiellement Églantine, sa stagiaire, seule employée de son agence, qu’il payait les derniers temps presque à rien faire.

             Finalement, au lieu de prendre la canne, il prit Églantine.     

             La séance fut houleuse. Dans son testament, Jules s’amusait à semer la zizanie parmi ses héritiers. Mais quand tout à la fin le notaire balança : « Je lègue le caveau du cimetière de Montparnasse à mon ami Lucien Borel, et je vous emmerde tous », l’esprit de famille refit surface tout en union pourrie contre l’usurpateur. Un des neveux que de son vivant Jules traitait d’avocat pinailleur et de député véreux, prit la parole pour dire, la bouche en trompette dans le style allocution présidentielle télévisuelle cinquième république : « La question se pose : Monsieur Borel est-il un escroc ? »

             Églantine bondit alors de sa chaise pour aller lui donner une bonne gifle. Lucien avait été bien inspiré de la prendre elle plutôt que la canne, il n’aurait pas fait mieux avec une canne qu’Églantine avec sa jolie petite main pleine de bagues de famille récupérées dans les salles de ventes lorsqu’elle accompagnait son père, commissaire-priseur.

 

             Lucien avait fait la connaissance d’Églantine justement la dernière fois qu’ils s’étaient vus avec Jules. Ils étaient allés ensemble visiter un petit hôtel des ventes récemment réaménagé, Quai de Bourbon. Jules habitait encore sur l’Île, il n’était pas encore en maison de retraite. Par la suite, ils ne se parleraient qu’au téléphone, Jules avait interdit à Lucien de lui rendre visite dans               Ce jour-là, il y avait une vente de vieux flacons et d’anciennes boîtes pour des tours de magie. Ils n’avaient aucune intention d’acheter quoi que ce soit, tous les deux s’intéressaient davantage à constater le parti que le propriétaire tirait du local, avec les réaménagements récemment effectués, qu’à admirer ce que le commissaire-priseur tirait de ces vieux flacons et ces vieilles boîtes à double fond ou avec des tiroirs secrets, ils se doutaient que tout cela ne valait pas grand-chose.

                  Églantine était là, elle assistait son père, qui la présentait comme une stagiaire et la mettait en avant avec le même entrain fantasque avec lequel il portait le rouge de ses pantalons de velours et le reste. Son œil de commissaire-priseur avait caressé la patine des bottines de Jules avec la délectation d’un détrousseur de cadavres, tandis que Jules regardait ébahi les pantalons (et le reste) que l’autre osait porter à son âge avec tant d’effronterie. Lucien se souvenait de Jules cherchant ensuite dans la prestance égayée du commissaire-priseur, comme s’il remuait avec un bâton dans un tas de parties indéchiffrables d’un corps, le point de gravité de tant d’allant. Dans son menton, dans ses épaules, entre ses yeux…

             Fallait-il poursuivre chez la jeune femme les recherches sur son mentor ou père (ce n’était pas clair à ce moment-là) ? Il émanait de la personnalité d’Églantine, dans ses gestes, dans ses paroles, une énergie orageuse, une assurance belliqueuse, qui frôlait constamment la maladresse et qui faisait son charme, comme si elle était sur le point de s’autodétruire à tout moment. Et lorsqu’elle perçut du coin de l’œil le regard de Lucien posé sur elle, cette impulsion vers l’autodestruction se tendit aussitôt comme l’aiguille d’un sismographe. Jules s’était alors penché vers Lucien pour lui murmurer : « Comptez sur moi, si le commissaire-priseur accepte de vous l’échanger contre mes bottines, je vous les donne. »

             Églantine avait la peau très blanche, un visage plutôt rond, une bouche petite aux lèvres dédaigneuses, des yeux qui s’écarquillaient au moindre sourire. Lucien devinait que ses hanches étaient comme son visage, frémissantes d’une jeunesse éphémère. L’imagination de Lucien l’enferma tout de suite dans le petit local de l’agence comme dans une tour d’ivoire, les passants pourraient la voir derrière la devanture, assise à travailler dans son bureau de secrétaire et réceptionniste, ce serait parfait.

            A la fin des enchères, Jules était allé faire la conversation au commissaire-priseur tandis que Lucien suivait Églantine, sortie fumer une cigarette sur le trottoir. Jules repartirait, toujours dans ses bottines et avec l’adresse du tailleur du commissaire-priseur au Marché aux puces de Montreuil, et Lucien aurait Églantine aux enchères : elle décida sur le champ de quitter son commissaire-priseur de père pour rester sur l’Île et devenir la stagiaire de Lucien. Il était temps de faire son propre chemin et la possibilité d’habiter sur l’Île était une aubaine, elle serait logée.

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             Après la lecture du testament chez le notaire, Lucien amena Églantine déjeuner pour la remercier. C’est Églantine qui, sans le savoir, le décida à mettre en place la nouvelle façade de l’agence. Il comprit qu’elle serait enchantée s’il lui confiait la gestion du caveau, ce n’était pas pour rien qu’elle avait été formée par un commissaire-priseur fantasque.

             « Qu’allez-vous faire du caveau ? – lui demanda-t- elle. Le vendre ? »

             « Qu’allons-nous faire, voulez-vous dire. En tout cas, nous ne pouvons pas le vendre, cela nous mènerait dans des clarifications d’ordre légal trop risquées, si vous voyez ce que je veux dire. Le louer, peut-être ? Qu’en pensez-vous? »

              Églantine finit calmement de mâcher.

             « Qu’est-ce que vous avez en tête ? »

             Et puis, elle se reprit tout de suite en riant :

             « Quelle question ! Mais des nuages, bien sûr ! »

             Lucien sourit.

             « Le louer comme si c’était une chambre d’hôtel. Pour quelques jours, juste pour quelques jours à la fois. »

             La fourchette en l’air et avec le plus grand sérieux, Églantine poursuivit dans son rôle :

             « C’est une idée démente, mais vous avez raison. Je suis sûr qu’il y a des amateurs – elle s’amusait à écouter son propre rire saccadé –. Surtout pour un caveau au cimetière de Montparnasse, où on peut côtoyer sous terre tant de personnages illustres. On pourrait afficher une petite annonce parmi des annonces de location/vente dans la devanture de l’agence et attendre que les clients se présentent, en toute discrétion. Vous imaginez ? »

             Elle continuait avec son petit rire saccadé. Et puis, devenant presque grave :

              « Je pourrais en toucher un mot à mon père, si vous êtes d’accord. »

              « Il m’en veut toujours ? »

              « Oh oui ! »

             « Faites-le. »

 

             Noël arriva. Églantine n’avait pas encore de locataire pour le caveau. Il y avait des demandes, des gens qui devaient être incinérés ou enterrés dans des cimetières plus modestes où en province pour d’autres raisons, mais qui – eux ou leurs familles – voulaient s’offrir des funérailles au cimetière de Montparnasse, seulement il aurait fallu louer pour plus que quelques jours et Lucien ne voulait pas courir de risques.

             Le dessin de Maria Miller restait inachevé, Thémis n’avait toujours pas de glaive. Maria était tellement fascinée et effrayée par la déesse, qu’elle lui avait donné ses propres traits. Elle avait compris la signification du glaive : Vous êtes tous morts. Pourtant nous continuons à nous demander quand cela est arrivé et dans quelles circonstances. C’est bien cela l’Art, se disait-elle. Il fallait le comprendre à chaque fois. Elle offrit le dessin inachevé à Aline et Lucien.

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            Cette année-là, un programme d’échanges culturels d’une université américaine permettait à l’organiste titulaire de la cathédrale de Boston de jouer à Notre-Dame, et à son homologue de Notre-Dame de le faire à Boston. Églantine avait appris que pour rendre encore plus exceptionnelle cette occasion, les invités auraient le privilège de monter dans le chœur avant le concert et d’assister à une démonstration du fonctionnement du Grand Orgue. Lucien avait joué de ses relations pour avoir des invitations aussi pour Maria et Églantine. Ils se préparaient à y aller. Lucien mettait son manteau, l’air indifférent. Les trois femmes le regardèrent le faire comme s’il se mettait à nu devant elles pour la première fois. Il était grand et quand il mettait son manteau, toujours avec quelque embarras, on avait l’impression que le manteau le soulevait à quelques centimètres du sol.

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