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TRADUCTEURS

         

                Ma voisine, côté fenêtre, lisait Mes nuits avec Dostoïevski. Je n’aurais pas pu rater, même du coin de mon œil meurtri par un coup de poing de l’auteur, reçu quelques jours plus tôt, le bandeau rouge sur cette couverture. J’entendais dans mes tempes les palpitations de son cœur. C’était mon imagination, bien sûr. Cela n’aurait pu arriver que dans ce que les scientifiques appellent une chambre sourde. En dehors d’une chambre sourde, ce n’était plus une expérience scientifique mais une expérience effroyable ; le hic : j’en étais accro.

                 Ce sens, que je possède je ne sais comment, a été classé proche de l’inspiration romantique d’Edgar Poe par une femme que j’ai rencontrée dans un vol Paris-New York.

                Je n’ai rien lu de Poe, je ne sais pas pourquoi mais quand j’étais tout jeune, la ferveur de Baudelaire pour cet auteur, qu’il a traduit en français, m’en a dissuadé.

                Cette femme donc, Becca, une Américaine, avait apparemment bien étudié son « cas ». Assez pour établir immédiatement une corrélation entre ma perception extrasensorielle et les crises de delirium tremens de ce classique des lettres américaines.

           J’allais à New York pour participer à une table ronde de traducteurs, à Columbia (avec sauterie le soir). Nous prenions le même vol. Je ne l’avais pas remarquée dans la salle d’attente ; elle par contre, elle m’avait bien repéré.

            Dans l’avion, nous nous sommes retrouvés à attendre devant la porte des toilettes.

               « J’ai vu votre étrange manège dans la salle d’attente, à l’aéroport. »

               « Pardon ? »

               « Ne faîtes pas l’innocent. Je vous ai vu vous précipiter pour vous assoir à côté de cette femme, la femme qui lisait Dernier hiver du singe. Vous êtes resté assis à côté d’elle dans une attitude très bizarre. Vous êtes un pervers. Ne le niez pas. Quel type de fixation faîtes-vous sur les femmes ? Vous avez intérêt à vous expliquer, il se trouve que cette femme occupe la place à côté de la mienne, je peux vous embarrasser −et plus que ça !− en lui racontant ce que j’ai vu. »

                « Vous dites que vous êtes assise à côté d’elle ? »

                J’ai joué le tout pour le tout, je lui ai proposé de lui échanger sa place contre l’explication qu’elle me demandait. Je lui ai promis qu’elle ne serait pas déçue. Je voulais à tout prix être convaincant; je me suis convaincu moi-même.

               Je n’ai pas trouvé suspect qu’elle accepte, j’avais tellement envie de croire à ma chance : huit heures assis à côté d’une lectrice de ma traduction du Dernier hiver du singe, à écouter les battements de son cœur à onze mille kilomètres d’altitude ! Effroyable !

                A la suite de mon explication, elle a alors évoqué Eddie Poe.

                « Vous enseignez la littérature dans quelle université ? »

                Ma question l’a fait sourire.

               « Je suis médecin. Diagnosticienne. Enseignante. »

               J’ai passé les huit heures de vol à me démener entre les deux femmes. La neurochirurgienne m’avait bien piégé, je restais sous menace de dénonciation, je devais lui faire des rapports de mon état. A un signal qu’elle m’adressait en passant, je devais la retrouver devant les toilettes. Elle avait toujours un gobelet à la main. Du champagne.

                « Vous ne trouvez pas que, surtout pour un médecin, c’est immoral ce que vous faites ? »

                « Pas du tout. Ce qui pourrait être immoral ce serait que je tombe amoureuse d’un cas comme vous. »

               Et elle a levé son gobelet. A la santé de mon « cas ».

 

 

               Nous sommes restés en contact. De temps en temps je recevais de ses nouvelles, elle voulait savoir quel auteur je traduisais, comment cela se passait, quel serait mon prochain voyage, et elle voulait aussi savoir « tout ». Elle était devenue une grande lectrice de Baudelaire. Dans une de ses lettres elle me disait : « La différence entre le cerveau de l’homme et celui de l’animal est que celui du premier est romantique. » Par quels méandres de la pensée scientifique était-elle arrivée à cette conclusion ? Je lui ai demandé :

                « Combien de verres de champagne aviez-vous bus au moment d’écrire ça ? » Elle m’a rétorqué : « Vous vous êtes mis en smoking pour me le demander, j’espère. »

                Un jour je publierai ma correspondance avec Becca. Le jour où j’aurai envie de devenir « auteur ». 

                Elle finissait toujours par un « Votre cas m’intéresse toujours. Bien amicalement... » En français. Je me demandais, chaque fois, si j’allais tomber sur elle dans la salle d’attente de l’aéroport. Et puis, un jour : « Votre cas m’intéresse toujours. Bien amoureusement... » En français toujours. Depuis, plus aucune nouvelle.

 

 

                Cette fois-ci, j’allais à Arles. Je participais à une table ronde organisée par le Collège des traducteurs. Avec sauterie le soir ?

               C’était la première fois que le Collège des traducteurs d’Arles m’invitait. Carlo Casale −le traducteur italien de Deux mythomanes sur une île déserte− m’avait prévenu que les sauteries du Collège n’étaient pas fameuses.

                Je ne m’en souciais plus, j’allais passer les presque quatre heures de TGV à côté d’une lectrice de Mes nuits avec Dostoïevski, c’était inattendu.

                Tout d’un coup, j’ai vu Carlo −un mètre quatre-vingt-dix et presque cent kilos− qui s’avançait par le couloir comme sur un pont suspendu en bois au-dessus d’un fleuve amazonien, ses bras levés –qui semblaient anormalement courts− s’agrippant aux porte bagages ; je le croyais parti la veille.

                Quand il est arrivé à la hauteur de ma place, dans le carré, il avait déjà repéré le livre que lisait ma voisine.

               « Je n’en crois pas mes yeux ! … »

               Oui, bien sûr. C’est ça.

               « Deux places libres côte-à-côte ! »

               Toujours à vouloir jouer avec moi au chat et à la souris.

               Il s’est assis en face, complètement essoufflé.

               J’aurais mieux fait de prendre ma valise avec moi, maintenant il va falloir que je rebrousse chemin. »

              Ma voisine a levé les yeux vers lui, s’est tournée vers moi, mais son regard ne suivait pas vraiment ses gestes, c’était émouvant à voir ; pas pour Carlo ; faisant preuve d’une rudesse choquante :

              « Dommage que vous ne puissiez pas le lire dans sa langue originale, les ouvrages littéraires perdent beaucoup de leur vérité dans le passage en traduction. »

              D’un index réquisitorial, il pointait vers Mes nuits avec Dostoïevski.

              « Vous êtes d’origine russe ? » a-t-elle bredouillé, bien obligée de dire quelque chose.

              Allait-il tout gâcher ? Que mon regard ne trompe personne, j’ai ma fierté, c’est le regard que je pose toujours sur moi-même dans de pareilles circonstances. Un regard noble malgré tout. D’idiot, selon Carlo.

              « Dieu a veillé à ce que je sois italien. C’est la preuve de son existence, je vous l’assure. Je n’aurais pas été un Russe très orthodoxe, je n’aurais jamais pu me soûler à la vodka, je n’aime pas ça ; le caviar non plus. Non, mais je sais de quoi je parle, madame. Je suis traducteur. Croyez-moi, toute traduction est une escroquerie. Une belle escroquerie, disons-le ainsi pour faire plaisir aux belles âmes. Une escroquerie sentimentale. Berk ! On vous prend par ce que j’appelle vos bons sentiments de lectrice, madame. On veut vous faire croire, dans ce cas, par exemple, que vous lisez du russe ; et vous, vous ne demandez qu’à vous faire avoir, bien sûr.

              Carlo traduisait de l’anglais (américain, australien, indien, nigérian...). Il était le traducteur de plusieurs auteurs nobélisables. Quand il avait commencé la traduction de Deux mythomanes sur une île déserte, il m’avait appelé pour me dire :

             « Cette crapule de Théo O. ! Tu sais quoi ? Il s’est inspiré de nous deux ! Il nous met en scène sur une île déserte. En papoteurs élisabéthains avec des personnalités de vieilles filles. Voilà encore un exemple de la typique mauvaise foi des romanciers. J’ai dit à son éditrice : ‘Il va falloir que je me prenne pour Shakespeare pour y arriver !’ »

                J’ai rigolé.

               « Comme si c’était au-dessus de ta mauvaise foi. »

                « Merci, j’avais besoin qu’on m’insuffle un peu de tonus. Depuis la mort de Christine, je tourne en rond.»

               « Tu tournais en rond avant aussi. »

               « Tu te prends pour la voix de ma conscience ? Petit con... » 

 

 

              Avant que Carlo ne continue à débiter le fond de l’intervention qu’il avait préparée pour embarrasser le Collège des traducteurs d’Arles, et qu’il ne dévoile comme par mégarde mon identité de traducteur du roman qu’elle lisait, j’ai dit à ma voisine :

                « N’en croyez rien. D’un écrivain au summum de son art, on peut dire que son œuvre se lit comme une traduction. C’est le plus grand éloge qu’on puisse adresser à un écrivain. Les gens qui vous disent, en vous voyant lire un ouvrage littéraire en traduction, que ce ne sera jamais aussi merveilleux que dans sa langue originale, sont dans l’imposture. Moi aussi je suis traducteur, je suis dans le secret des dieux, je vais vous dire une chose que vous ignorez : Shakespeare est probablement le plus grand traducteur de tous les temps, il traduisait ses pièces en anglais, mais on ignore de quelle langue il traduisait. On sait si peu de choses de lui ! Avons-nous besoin d’en savoir davantage ? »

            Je parlais en regardant Carlo avec un peu de dépit. Il se comportait parfois avec moi comme un frère aîné jaloux de son cadet. Je ne lui en voulais jamais longtemps. Je crois qu’au fond je devais considérer qu’il en avait le droit. Son amitié m’avait été tellement utile pour démarrer ma vie de traducteur, que cette faiblesse n’était rien en comparaison. Mais aussi parce que je ne pourrais plus remercier Christine, sa femme décédée. Sans sa bienveillance, nous ne serions pas devenus amis. Elle me trouvait « touchant ».

                Carlo avait été mon modèle, ma référence. J’avais beaucoup appris de son travail, mais surtout de son expérience avec les éditeurs et les auteurs. Quelques années plus tôt je me serais dit, plein de dépit, terrassé par la honte et l’humiliation : « Et pourtant, tout ce que j’ai appris de lui ne m’a pas sauvé du coup de poing de Petrikov. » Aujourd’hui, ce coup de poing était la preuve que j’avais suivi mon propre chemin, ma propre inspiration, mes propres « démons », si on veut voir en moi un traducteur  romantique, même si ce n’est pas comme cela que je me vois moi-même.

                On nous invitait ensemble à des tables rondes pour nous entendre polémiquer tous les deux. Ou pour papoter, comme nous sommes supposés le faire dans Deux mythomanes sur une île déserte –que je refuse de lire− de cet auteur tellement surévalué qu’est Théo O.

                 A chacun d’en juger. Ma version restera celle d’un Carlo en bête d’estrade, prêt à rugir dès que l’occasion lui en est offerte ; moi, je joue toujours le rôle du challenger, dans un registre insouciant, égocentrique, perplexe. Mais de son côté comme du mien, les propos sont toujours des coups tordus. Ce pauvre Théo O. n’y a jamais vu que du feu.

 

 

                La dernière fois que Carlo et moi nous étions retrouvés sur une estrade, il m’avait dit à la fin : « Au bout de dix années d’amitié, ta ‘jeunesse’ commence à devenir outrageante pour moi. » La fin de notre cirque ? Il dépassait la cinquantaine et faisait plus vieux, et moi j’allais avoir trente-huit ans et je faisais toujours « jeune » ; Petit con, selon lui. Moi, je me voyais moi-même comme une espèce de jeune vieux depuis ma plus tendre enfance (de lecteur, la seule que j’aie connue). Je n’avais pas d’âge. Je n’aurais jamais d’âge. Je mourrai sans âge.

                 Quant à ma perception extrasensorielle, aux dernières nouvelles il semblait que l’alcoolisme de Poe avait été surfait par la bêtise des commentateurs qui ne l’aimaient pas vraiment. Si Eddie n’avait peut-être jamais connu le delirium tremens, ma perception extrasensorielle restait donc inclassable, malgré Becca, cette femme amoureuse, mais alors pas vraiment de mon « cas » ?

                J’avais donné à lire à Christine, avant sa mort, ma correspondance avec Becca pour avoir son avis. Elle avait trouvé la lecture de ces lettres « éclairante ».

                Ce n’était pas cela qui m’importait.

                « Vous me trouvez toujours touchant ? »

                « Plus que jamais. »

                Ma perception extrasensorielle n’était pas le résultat d’un quelconque élan métaphysique inavouable, voilà la difficulté. C’était probablement cela qui la rendait indéfinissable. Rien à voir avec l’inspiration romantique d’Eddie Poe, cet auteur avec lequel certains disciples de Freud s’en étaient donné à cœur joie (il paraît que le maître désapprouvait).

           Et pourtant, même Carlo, qui envisageait mon « cas » avec le plus grand scepticisme, se demandait si Becca n’avait quand même pas raison.

              « Et il n’est pas indispensable d’être un lecteur de ces machins (il voulait dire nouvelles) extraordinaires de Poe pour le penser. »           

               Pour Carlo, mon penchant, comme il préférait dire, faisait de moi une sorte de voyeur. Un voyeur romantique. Il tenait à anoblir mon soi-disant penchant en l’enveloppant dans la morbidité du mot romantique.

               « Absolument ! »

           Mais il ne le disait pas sans crainte pour moi. Je devenais tellement imprudent dès que je voyais une femme qui lisait une de mes traductions.

          « Un jour tu vas recevoir une bonne baffe aussi énigmatique −n’est-ce pas ?, que ton comportement est indéchiffrable −n’est-ce pas ? »

          « Pourvu que cela reste une chimère romantique ! »

          « Absolument ! »

 

 

       Quelques jours plus tôt, j’étais allé chez l’éditeur de Mes nuits avec Dostoïevski. Je devais rencontrer Petrikov, venu à Paris pour parler de son nouveau roman, qu’il allait bientôt rendre à l’éditeur français en même temps qu’à l’éditeur russe. Il fallait mettre en chantier la traduction au plus vite, Petrikov était promis à un grand prix de la saison des prix, c’était presque déjà décidé.

       Quand je suis arrivé, Petrikov était en rendez-vous avec son éditrice. « A porte fermée ? » ai-je dit à sa secrétaire, en lui tournant tout de suite le dos. Cette jeune et jolie personne ne m’aimait pas, elle trouvait que je voulais lui gâcher sa jeunesse, que je me plaignais trop (je n’avais pas le droit d’être exigeant), que j’étais un faux gentil et un vrai parano, que j’étais maniaque, que je voulais la rendre folle...

      Je suis revenu sur mes pas. Vers la salle d’attente, devant les ascenseurs. Une femme lisait Mes nuits avec Dostoïevski. Absorbé dans la bagarre qui m’attendait avec Petrikov, je ne l’avais pas vue en arrivant.

      Il n’y avait qu’elle, et la standardiste, dont on voyait à peine la tête derrière le haut comptoir.

       Je suis allé illico m’asseoir à côté de la lectrice. Elle est restée concentrée dans sa lecture. Je ne me suis pas gêné pour rapprocher encore mon fauteuil du sien.

       Je ne pouvais pas soupçonner qu’il s’agissait de la femme de Petrikov −sa nouvelle femme−. Pourtant, Carlo m’avait prévenu qu’elle était française. Mais je l’avais à peine écouté, je m’intéresse si peu à la biographie des auteurs que je traduis.

      Tout récemment, Petrikov manifestait des signes inquiétants. Il exigeait d’avoir droit de regard sur la traduction de son nouveau roman. Il menaçait de ne pas signer le contrat.

     Carlo avait raison, cela pourrait être le début de mes emmerdes avec cet auteur. Que sa femme ne parle pas le russe n’était qu’un détail si elle tenait à s’en mêler ou à mêler quelqu’un d’autre à l’affaire. En règle générale, une telle situation devient complètement irrationnelle.

 

 

       Il y a eu un éclat de voix dans le couloir.

       « Vous l’avez laissé partir ?! Vous auriez dû nous prévenir ! J’avais dit que je voulais le voir sans témoins, dans le bureau de Valérie !    Vous êtes sourde ou vous êtes conne ?! »

       Trop énervé pour s’exprimer en français, Petrikov s’était mis à hurler en russe.

       Ni Valérie ni sa secrétaire n’avaient besoin de parler russe pour comprendre ce qu’il disait.

       La voix cajoleuse de Valérie :

       « Calmez-vous, Piotr. Il n’est pas parti pour de bon. Il est sûrement allé bouder dans les toilettes. Venez, allons le chercher. »

       La voix rancunière de sa secrétaire :

       « Bouder dans les toilettes... C’est tout à fait son style. »

       Ils s’approchaient. Tout ce vacarme et pourtant la femme à côté de moi n’avait pas réagi. Je ne pouvais pas faire autrement que de rester pétrifié.

       Soudain là, Petrikov a écarté Valérie avec brusquerie et a foncé sur moi.

       « C’est à se demander ce qu’il a vu, n’est-ce pas ? − a dit Carlo. Mais bien sûr, on ne le saura jamais, n’est-ce pas ? »

       Il ne connaissait pas encore la suite.

       Petrikov m’a envoyé son coup de poing à la figure. Il ne semblait pas fou de rage, pourtant. Il semblait agir avec froideur et calcul.

     J’étais toujours assis. Il m’a atteint à l’œil droit, il était quand même mal placé pour frapper à son aise ; son poing m’aurait démoli la figure si j’avais été debout.

     «J’ai toujours dit que le bon dieu des traducteurs travaille davantage pour les éditeurs et les auteurs que pour nous. Qu’aurait fait Valérie s’il t’avait envoyé à la morgue ? Il n’y a que toi qui puisse bien traduire les insanités de Petrikov. »

      En une seconde ma tête est devenue un paquebot qui venait de cogner un iceberg. Je me suis affaissé encore plus dans le fauteuil, la gueule ouverte. J’ignorais que mon cerveau contenait tous ces lustres anciens qui menaçaient de m’ensevelir sous un amas de verre cassé en milliers de reflets.

     « Ne vous inquiétez pas Piotr, nous vous trouverons un autre traducteur. »

     Valérie me chantait mon requiem in pace. Cette tenancière de maison d’édition. La veille elle m’avait assuré qu’elle ne cèderait pas sur la clause droit de regard.

      Il s’est produit alors un phénomène extraordinaire. Ce n’était pas l’impression que je donnais, mais je m’étais mis à rire.

    « Il convulsionne ? Il faut toujours qu’il fasse l’intéressant ! »

     J’entendais très mal, mais ce ne pouvait être que la voix de la secrétaire, étranglée de rancune.

    « C’est curieux, j’ai eu le sentiment, à l’instant de le frapper, qu’il s’y attendait. »

     Petrikov s’adressait à Valérie.

     « Vous croyez ? »

     Petit rire moqueur.

     «  C’est peut-être votre envie si forte de lui casser la gueule qui vous fait croire ça. Mais Piotr, aviez-vous besoin de le frapper pour le remettre à sa place ? »

     « Il s’y attendait, le petit con. »

     Maintenant, il parlait de nouveau en russe.

     Cette fois-ci, Valérie a hésité. Sa voix est devenue soupçonneuse. Elle était maligne.

      « Bon, d’accord. Et pourquoi croyez-vous qu’il s’y attendait ? »

      Petrikov s’est approché à nouveau de moi, il s’est penché pour examiner mon œil meurtri comme s’il regardait à travers le trou de la serrure d’un cachot.

      Moi, je ne voyais plus que de mon œil gauche. Derrière lui, sa femme, le visage décomposé en une grimace effarée, serrait fermement contre sa poitrine l’exemplaire de Mes nuits avec Dostoïevski qu’elle lisait l’instant d’avant.

        « Mais qui est-ce ? » demandait-elle à Valérie.  

        Toujours penché sur moi, Petrikov a fini par se tourner vers sa femme, comme si ce qu’il avait vu à travers mon œil meurtri l’avait mis sur ses gardes.

        Maintenant, nous regardions dans la même direction.

        La femme de Petrikov venait d’apprendre qui j’étais. Elle s’adressait à l’écrivain d’une manière presque solennelle, d’une voix posée, inflexible :

        « Pas question de changer de traducteur. »

         J’avais trop mal pour continuer à rire, j’avais du mal à respirer, comme si je respirais par mon œil et comme si cette chose, mon œil, était devenue une bouche de poisson sorti de l’eau.

       « Bon, dans ce cas −a dit Valérie, ne vous inquiétez pas Piotr, nous ne le laisserons pas mourir. »

       Et à sa secrétaire :

       «  Appelez un médecin. Dépêchez-vous !»

      

 

 

      Ma voisine avait regardé un moment le paysage par la fenêtre −manière polie de nous tourner le dos− avant de retourner à sa lecture.

      « Je devrais aller chercher ma valise − a dit Carlo. La dernière fois que j’ai pris ce train, une équipe d’accompagnateurs d’ados handicapés l’a descendue pour faire de la place aux chaises roulantes et ensuite personne n’a pensé à la remonter, elle est restée sur le quai. Le train s’est remis en marche et je voyais ma valise passer comme dans un rêve. Et pendant que je la voyais passer, je me disais que c’était la valise de quelqu’un d’autre. J’ai tenu bon, je n’ai rien fait pour la récupérer. Mais je crains qu’il n’y ait plus de place dans mon rêve pour une deuxième valise perdue. »

      A ce moment-là, comme obéissant à une impulsion cataleptique, la main de ma voisine a pris un petit envol pour venir retomber sur la mienne. Et puis, toujours absorbée dans sa lecture, elle l’a serrée.

      Carlo m’a fixé pour s’assurer que je n’étais pas en train de lui jouer un tour ; moi, je n’osais pas bouger.

       « Oh, pardon ! » a-t-elle dit, en retirant sa main sans presque me regarder, et continuant à lire comme si de rien n’était.

       Carlo était écœuré.

       « Petit con, toujours. » a-t-il marmonné, en se levant pour s’en aller.

 

 

 

 

-Juin
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