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         Les travaux de la maison sur la gauche, de l’autre côté de la route, avaient commencé avec l’hiver, et duraient depuis. C’était l’ancienne maison des Arquez, des paysans qui cultivaient leur champ – le père venait d’Espagne, son nom d’origine était Márquez. La maison avait affiché pendant les mois d’été un permis de construire. Le nouveau propriétaire était un médecin de la région parisienne. Tous les anciens voisins étaient morts ou partis dans des maisons de retraite. La mémoire déjà lointaine de l’après Deuxième Guerre mondiale dans ce coin finissait de s’éteindre avec leur départ. Leurs enfants, qui habitaient à Bordeaux, à Paris ou plus loin, avaient vendu les maisons. Parfois à regret, parce qu’ils n’avaient pas les moyens de les garder en résidences secondaires. Les nouveaux propriétaires, des citadins aisés, les retapaient et en faisaient des maisons de vacances. Ils s’y installeraient peut-être un jour pour leur retraite.

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         Les pluies et le passage des camions avaient rendu impraticable la voie étroite et pas assez consolidée du terrain enclavé. Cela aurait pu beaucoup la gêner, à une autre époque. Depuis plus ou moins un an et demi – une autre époque – elle ne sortait plus pour aller à pied jusqu’au lac en prenant, après la voie du terrain enclavé, le chemin qui bordait le petit cimetière privé qui défiait le temps – depuis l’époque où les protestants devaient inhumer leurs morts dans les champs – et qui traversait plus loin les mathes, les potagers communaux.

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         Autrefois il lui arrivait de pousser jusqu’à Saint-Palais, boire un café Chez Bob en regardant la mer. Maintenant elle ne voulait plus traverser la route. De sa fenêtre elle avait vu un chien errant se faire écraser par une voiture. Voilà ce qui pourrait m’arriver. Les conducteurs avaient tendance à prendre le virage, qui était très serré, sans réduire la vitesse, et pourtant ils n’avaient pratiquement aucune visibilité. Et pour autant – comme disait sa fille dans un de ses sketchs, on ne pouvait pas les traiter de déséquilibrés échappés d’une maison de dingues. Ce sont des gens normaux. Tout à fait normaux. Peut-être un petit peu trop.

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        La crainte de mourir écrasée comme un chien la privait de son exercice quotidien. Sa fille ne s’était pas gênée pour lui dire ce que, à son avis, le chien devait penser de sa propre mort : mourir comme un rat. C’était comme ça que ce chien s’était mis à parler dans ses sketchs. Il parlait de tout et de n’importe quoi. Il parcourait le monde. Un jour il se trouvait devant un magicien qui lui proposait d’exaucer un vœu. Le chien lui disait : « Écoute, le magicien, j’ai toujours entendu les humains parler de rats de bibliothèque, mais dans toute ma vie de chien je n’en ai jamais rencontré. Mon vœu le plus cher est de rencontrer une de ces bêtes avant de mourir écrasé par une voiture sur une route de campagne. Le magicien lui disait : « Je vais bien sûr exaucer ton vœu, même si je n’ai jamais rencontré moi-même une de ces bêtes, mais je te serais très reconnaissant de satisfaire d’abord ma curiosité et de me dire pourquoi diable veux-tu rencontrer un rat de bibliothèque ? » Ce à quoi le chien répondait : « Je vais être honnête avec toi : je n’en suis pas tout à fait sûr moi-même, mais je crois que c’est parce que je suis un chien savant. »     

         C’était de l’humour. Sa fille était humoriste.

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        Après la mort du chien, madame Dorset avait décidé, pour continuer à faire de l’exercice, de ne pas prendre la voiture pour aller faire ses courses et de marcher avec son caddy jusqu’au grand supermarché situé à l’entrée de l’agglomération. Elle n’aurait pas à traverser la rue parce que l’entrée du supermarché se trouvait de son côté de la route. Hélas, les risques n’étaient pas mortels mais très oh, crotte !, comme dirait le chien savant de sa fille.

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        Pauline avait compati à sa manière : « Maman, s’il te plaît, ne me fais pas ça ! – avait-elle geint. Personne ne rirait ni ne râlerait si c’était un sketch de ta fille. »

        Se fouler une cheville à soixante-dix-sept ans, ce n’était pas se rendre la montée de l’escalier de sa maison plus facile – c’était une de ces maisons avec sous-sol sur terrain en pente. Par deux fois cela avait failli lui arriver. On était obligé de marcher en regardant à chaque pas dans quel trou on mettait le pied, et les cailloux pouvaient faire très mal à travers la semelle des chaussures. Depuis combien de temps ces trottoirs n’avaient pas été refaits ? Avec ça, il y avait les voitures garées sur le trottoir – devant de grandes maisons pourtant avec jardin et garage – l’obligeant à descendre sur la route pour les contourner. Pas étonnant qu’on ne croise que rarement quelqu’un. Pas étonnant que ce quelqu’un ait l’air d’un vagabond ou d’un citadin au sourire lunatique.

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         Elle avait écrit au maire : « Bien sûr, j’avais oublié que nous sommes à la campagne et qu’il faut prendre sa voiture pour faire cinq cents mètres. Mais ne vous donnez pas la peine de me répondre, je n’ai pas voté pour vous, et je ne le ferai jamais. »

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         Évidemment, on pourrait lui rétorquer que si elle avait mis du temps à remarquer l’état des trottoirs c’était parce qu’elle prenait toujours sa voiture. Ça la faisait penser à la réponse de sa fille à une journaliste à propos de son état d’esprit quand elle montait sur scène : « J’ai une très haute estime de moi-même, je monte sur scène en m’attendant à recevoir sur la figure la première pierre. »

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        Madame Dorset se retrouvait donc presque enfermée dans son jardin. Elle aimait beaucoup son jardin, mais il y avait dans la situation quelque chose d’inattendu. Elle ne l’avait jamais regardé de ce point de vue, c’est-à-dire : en se demandant ce qui pouvait bien lui arriver maintenant, là, où pourtant elle avait passé tellement de temps. Elle avait. Que sa vie lui soit devenue soudain une énigme ne la choquait pas ; seulement, elle ne croyait pas avoir jamais ressenti avant autant de curiosité envers elle-même. Parfois elle avait le sentiment que des événements de sa vie ne collaient pas tout à fait avec ce qu’elle était, ce qu’elle avait été. Ça pouvait être un petit peu effrayant.

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        « Maman, tu n’es pas toute seule dans ta solitude – lui avait dit sa fille. Ce que je vais te dire est vraiment effrayant : jamais je n’avais ressenti autant de curiosité envers toi qu’en ce moment. J’ai même l’impression que c’est ce qui me tient en vie. Comme la corde autour du cou tient en vie celui qui est sur le point de se pendre. »

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        Pendant longtemps, monsieur Berthiet venait passer la tondeuse et tailler le figuier et le poirier quand il le fallait. Mais l’homme était tombé dans sa salle de bain et ne s’était plus relevé. Ce qui avait inspiré à sa fille une petite oraison funèbre qu’elle avait fait dire par son chien savant : « Monsieur Berthiet, je vous aimais bien et vous m’aimiez bien. Vous avez été mon premier vieil ami. Vous avez été tout de suite pour moi un vieil ami. Quand nous nous sommes rencontrés, vous étiez déjà vieux pour moi. J’étais toute petite. Selon l’idée que je me faisais de vous, vous deviez tomber en rase campagne. Je sais que vous n’auriez pas voulu me décevoir. Pour ne pas le faire, vous êtes tombé en rase campagne dans votre salle de bain. Vous avez inventé une nouvelle manière de mourir en héros, la mort en rase salle de bain. Je ne l’oublierai pas, mon ami.

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        Depuis la défaite en rase salle de bain de monsieur Berthiet, c’était Jules qui le remplaçait, un jeune homme envoyé par la mairie, qu’elle payait en chèques-service. À part lui, madame Dorset ne recevait plus vraiment de visites. Jules passait de temps en temps lui emprunter des outils, quand il trouvait du boulot chez de nouveaux propriétaires où il valait mieux arriver avec ses propres outils. Elle lui offrait un café ou un verre de vin, ou les deux.

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       La première fois qu’il était venu lui emprunter des outils, elle avait compris qu’en réalité il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit d’accord. Il s’était gardé de manifester de l’étonnement, mais il n’avait pas pu cacher complètement sa défiance puisque c’était pour la faire exister qu’il était là. Elle n’avait pas compris tout de suite sa réaction. Lui, il était embarrassé. Il avait dit : Je sais que je n’inspire pas confiance.

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        C’est vrai qu’il sentait fort la vinasse et la clope, et que ses yeux rouges ce n’était pas que la vinasse et la clope, mais il ne le disait pas pour cela. Maintenant elle comprenait mieux. Il devait parler d’autre chose, d’autre chose en lui. Pour la vinasse et la clope et l’herbe, il n’avait ni honte ni regret. C’était même probablement une chose qui ne lui serait pas venue à l’esprit. Madame Dorset avait haussé les épaules, ce n’était pas son affaire, c’était ce qu’elle comprenait le mieux de cette affaire.

         Souvent, Jules revenait dans l’heure lui rendre les outils. Il n’inspirait pas confiance.

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        De temps en temps, madame Dorset pensait au chien. C’était une de ces bêtes qui n’appartient à personne. Juste avant qu’il se fasse écraser elle se demandait, en regardant sa silhouette poursuivre son petit bonhomme de chemin sur la route, en balançant doucement d’un côté et de l’autre la tête à demi baissée – ce qu’elle avait interprété de loin comme une expression de bonheur –: « Mais, ce type de chien errant existe encore réellement ou suis-je en train d’avoir une hallucination ? Parce que je crois qu’aujourd’hui il n’y a que d’horribles chiens dressés, de ridicules chiens de compagnie, ou tout simplement des chiens tenus en laisse. » Le jour se levait à peine. La voiture avait encaissé le coup sans ralentir. Madame Dorset s’était précipitée pour ouvrir la fenêtre et crier au conducteur, qui de toutes façons n’aurait pas pu l’entendre : C’était mon chien, abruti !

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        Ton chien ? avait fait Pauline, quand elle lui avait raconté au téléphone. Une idée faisait déjà son chemin dans sa tête, à toute vitesse, elle aurait dû s’en douter. Sale fils de ta bagnole ! criait-elle dans un des sketchs qu’on voyait de temps en temps à la télévision.

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        Madame Dorset était restée à se demander si elle ne devrait pas aller ramasser le cadavre et l’enterrer dans son jardin. Ce n’était pas le fait de devoir aller sur la route qui l’avait dissuadée. À bien y réfléchir, un chien errant pouvait être n’importe qui, et elle n’était pas sûre de vouloir enterrer n’importe qui dans son jardin.

         C’était l’heure où Alain Baraton prodiguait à la radio ses conseils de jardinier royal. Avant de se mettre à somnoler dans le fauteuil de son salon, qui donnait aussi sur le jardin, son esprit avait dérivé vers un raisonnement qui la soulageait comme par miracle de l’inconfort de l’arthrose : Si j’étais morte, cela n’aurait pas eu d’importance, mais le fait est que je ne suis pas encore morte, et que nous n’avons pas eu le temps de faire connaissance, hélas. Paix à votre âme de chien vagabond, monsieur       .

        Elle n’avait pas entendu ce que racontait le jardinier du château de Versailles. Paix à votre âme aussi, cher Alain Baraton. C’était dans un sketch de sa fille, où elle n’arrivait jamais à suivre jusqu’au bout les conseils du jardinier sur des plantes qu’elle n’avait pas dans un jardin qui n’existait pas, et où elle essayait de le joindre au téléphone.

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         Quand elle dormait mal la nuit, madame Dorset craignait la journée. Elle venait de passer une mauvaise nuit quand elle vit la huppe fasciée sur la chaise longue, dans son jardin. Bon, pas exactement une vraie huppe. C’était bizarre. Et puis, bon, non, pas tellement.

         La chaise était orientée en diagonale vers la haie qui cachait le jardin de la route, elle la voyait mal, mais la chose la faisait penser à une personne déguisée. Quelle blague ! Ça m’apprendra à laisser dehors cette vieille chaise.

        Elle la rentrait chaque hiver, mais depuis la fin de l’été elle agissait – ainsi que pour d’autres choses qui traînaient dans le jardin – comme si elle avait décidé de l’oublier définitivement. Pendant l’été elle ne s’en était pas servie, non seulement elle avait du mal à s’en relever, mais elle n’avait plus de goût à s’y allonger. C’est sûrement parce que le ciel risque de te tomber sur la tête, Maman. Tu as des problèmes d’équilibre.

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         Quoi qu’il en soit, elle était mieux dans le fauteuil en toile. Elle avait aussi une petite chaise pliable, facile à transporter d’un endroit à l’autre quand elle s’occupait à désherber, ce qu’elle faisait maintenant très rarement, elle avait de plus en plus du mal à se relever quand elle se penchait.

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         La vraie huppe lui avait rendu visite plusieurs fois l’été. Quel oiseau ravissant. Avec ses ailes rayées noir et blanc, et sa tête d’oiseau du paradis. On avait tellement de plaisir à le regarder. Il apporte des nouvelles du Paradis, disait son mari. Il pensait à cette fleur qu’on appelle oiseau du paradis. Longtemps après sa mort, elle pensait à lui en se disant : Je n’ai pas eu le temps de lui demander, à son avis, quelles étaient ces nouvelles du Paradis. Il était mort subitement. Tellement subitement.

 

        Elle restait à la fenêtre à attendre que cette autre huppe fasciée ou quoi que ce fût, bouge, donne signe de vie. Elle eut le temps de finir son deuxième café, celui que le docteur Boutigny lui interdisait. Elle tapa sur le carreau pour attirer l’attention de la chose, au risque de l’effaroucher. En vain. C’était peut-être une chose inanimée. Ou bien, elle était morte. Cette possibilité lui rappela le chien. Elle qui croyait que ce chien errant était sorti de sa mémoire.

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        Si cet oiseau, cette huppe fasciée, était morte, cette fois-ci elle ne pourrait pas se dire, même s’il s’agissait d’un intrus, que c’était une huppe fasciée inconnue. Elle avait la conviction qu’ils étaient déjà des intimes. Sans avoir fait préalablement connaissance. C’était comme ça. Elle se dit que sa fille aurait pu mieux expliquer la situation. Et puis, vaguement étonnée : Ma fille ? Et puis quoi encore ?

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        La première fois que sa fille était montée sur scène, elle s’était mise à parler de la huppe fasciée : Son apparence altière et voyante pourrait faire passer cet oiseau pour un snob dédaigneux aux yeux de ceux qui ne l’ont jamais vu que sur des photos ou des illustrations. Ce n’est pas le cas, je vous l’assure. À une distance qui n’est pas vraiment prudente, la huppe fasciée montre une sorte d’intérêt bienveillant pour les humains. Chaque fois que je la voyais, dans le jardin de la maison de mes parents, je me disais que cet oiseau devait être complètement dingue, que sa bienveillance était de la folie, et je priais pour que Dieu le protège. Dieu et moi nous étions déjà fâchés à l’époque, mais bon, la huppe ne pouvait pas le savoir.

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         Celle-ci était recroquevillée sur elle-même, et ses intentions restaient indiscernables. Madame Dorset se dit que, pour une raison mystérieuse, l’oiseau ne bougerait peut-être pas tant qu’elle serait là à le regarder, il faisait comme les lézards. Elle se détourna de la fenêtre et alla s’occuper des petites choses qu’elle avait à faire dans la maison. Sa crainte de la journée, après la mauvaise nuit, s’était évanouie.

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         Plusieurs fois elle fut tentée de retourner à la fenêtre du salon ou de la cuisine, mais elle tint bon. À midi, l’oiseau était toujours là, et il semblait ne pas avoir bougé. À ce moment-là, le téléphone sonna. Il sonna longuement, elle avait oublié de remettre le portable dans la poche de son tablier. Elle mit à le retrouver, oublié sur la table basse du salon, le temps que le fixe se mette à sonner.

        Elle décrocha le sans-fil sans cesser de fixer l’oiseau sur la chaise longue, comme si elle voulait le toucher des yeux pour le réveiller.

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         C’était sa fille qui insistait. Ses coups de fil s’étaient fait rares dernièrement, comme chaque fois que sa vie sentimentale tournait à la catastrophe, comme elle le disait elle-même dans un éclat de rire. N’empêche, la catastrophe pouvait durer parfois des mois, et alors, cela ne devait pas être si drôle. Je suis une amoureuse – racontait-elle sur scène – Pire, pire, mille fois pire : une humoriste amoureuse. Vous êtes prévenus, mes futurs amoureux ! Avec moi, ce n’est jamais du sérieux ! Mais n’allez pas croire que c’est de la rigolade pour autant. Ah, non ! Ce n’est pas non plus la valse à trois temps, hélas. Ni à quatre, ni à cinq… C’est… Comment on pourrait dire…

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         La voix de sa fille la troubla. Elle l’appelait d’habitude le soir. En l’entendant dire Maman ?, madame Dorset s’exclama : Comment as-tu su... ?

        « Maman ? » répéta sa fille.

        « Oui ? »

        « De quoi tu parles ? Comment j’ai su quoi ? »

        « Eh bien, pour la huppe fasciée… » bredouilla madame Dorset à contrecœur.

        « Maman, je ne suis pas encore voyante. »

        «M’en voilà rassurée… »

        « Pourquoi penses-tu toujours que je me moque de toi ? Bon, excuse-moi. Je n’ai pas fait exprès. Et ne te blesse pas mais, dis, tu es sûre que c’est la huppe fasciée ? Ce n’est pas un peu tôt ? C’est vrai qu’on est déjà fin février mais quand même. Il ne pourrait pas s’agir d’une hallucination ? Je crois que tu es le type de mère à avoir des hallucinations. Ça ne m’étonnerait pas d’être moi-même une de tes hallucinations. »

         « C’en est peut-être une qui n’a pas pu émigrer à la fin de l’été – dit madame Dorset. Ça arrive, tu sais. Quand elles sont malades ou blessées. Avec ton père on en a trouvé une, une fois, en nous promenant dans la forêt des Combots. Celle-ci pourrait être morte aussi. Je me demande ce qui a pu lui arriver. Si c’est bien le cas, je vais devoir l’enterrer dans le jardin. Je peux te dire que l’idée ne m’enchante pas. Parce que je ne sais pas comment je vais pouvoir creuser un trou aussi grand, je crois qu’elle a la taille d’un être humain. »

        « Maman ? »

        « Elle est là depuis ce matin, sur la chaise longue. Depuis ce matin à l’aube, et elle n’a pas bougé. Il faut que j’aille voir, je dois raccrocher… »

        « Maman tu dérailles. »

        Elle raccrocha. En allant mettre le chandail et les chaussures, elle se fit le plaisir de lui clouer le bec :

        « Eh oui, c’est moi, à qui crois-tu que tu parles, ma fille ? ».

   

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         La pluie annoncée par la météo était en retard. Tant mieux. Souvent la météo avait une journée de retard sur ses propres prédictions. Par contre, elle aurait dû mieux se couvrir. Elle fit un détour pour ne pas arriver jusqu’à la chaise longue par derrière. Elle s’arrêta un instant et puis, pas à pas, constata que sa présence ne provoquait pas de réaction chez l’oiseau. Rien, comme si elle n’existait pas. Eh ben, c’était ça les nouvelles du Paradis ? Elle arriva suffisamment près.

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        C’était bien un déguisement. La cape imitait les ailes et la queue, barrées de noir et de blanc, de la huppe fasciée, et le chapeau était une sorte de reproduction de la tête, avec le long bec mince et recourbé et la huppe érectile. C’était très bien fait. Le manteau et la tête. Joliment fait. Le manteau était soigneusement conçu, luxueux, pouvait-on dire, et la tête faisait penser à ces têtes d’animaux que certains Indiens d’Amérique mettaient sur la leur pour faire leur magie.

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         Qui aurait pu imaginer que la huppe fasciée était un oiseau sorcier ? Même de sa ressemblance avec la fleur qu’on appelle oiseau du paradis, personne n’aurait pu tirer pareille conclusion. Elle se mit à rire tout bas. Paix à votre âme, qui que vous soyez, monsieur le sorcier. Vous avez bien fait d’échouer chez moi. Je ne sais pas comment je vais faire, mais je vous promets de vous enterrer dans mon jardin. Et sans vous poser de questions.

 

     

        « Quand j’étais petite, j’ai voulu savoir pourquoi on m’avait donné le prénom de Pauline. La question aurait été complètement anodine si je n’avais pas été convaincue secrètement, au fond de moi-même, que j’étais la seule Pauline, je ne vais pas dire au monde, mais oui, allez, je vais le dire : AU MONDE ! Pour moi toutes les autres Paulines étaient de fausses Paulines. J’ai donc posé la question à mes parents. Parce que c’est un très joli prénom, m’ont-ils répondu. Sous-entendu : Que tu es bête, mon enfant. J’aurais pu leur dire : Un joli prénom ? Mon œil, oui ! Non pas parce que ce ne l’est pas, mais parce que Je ne suis pas bête, je suis votre enfant chérie, il ne faut pas me prendre pour une andouille !

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        « J’ai commencé à trouver leur réponse suspecte. Plus j’y pensais, plus je me persuadais que leur réponse cachait quelque chose. Une amie psychologue a voulu me faire croire récemment que cette fixation infantile sur mon prénom exprimait mon angoisse d’enfant unique. C’est séduisant comme explication, séduisant comme peut l’être une jolie lapine sortie du chapeau d’un magicien. Mais il y a un hic : je n’étais pas fille unique parce que j’étais aussi la fille de la voisine, et la voisine avait d’autres enfants. Je disais à ma mère Maman, pourquoi je suis ici, dans cette maison, si je suis la fille de la voisine ? Ma mère se tournait alors vers mon père et lui disait Tu vois que je ne suis pas la seule à le croire.

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        « Je me suis mis à appeler maman la voisine quand je la voyais dans la rue ou que je l’apercevais de la fenêtre de ma chambre. Elle est venue chez nous s’en plaindre : cela perturbait ses enfants, et même son mari. Mon père m’a proposé un marché : il me disait la vérité sur le choix de mon prénom et j’arrêtais d’appeler maman la voisine.

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         « Peut-être que si ma mère ne s’était pas moqué de mon père en lui disant qu’il ne trouverait jamais une explication assez saugrenue pour me convaincre de respecter mon engagement, je n’aurais pas accepté. C’est le mot saugrenue qui m’a convaincue, je ne connaissais pas sa signification, bien évidemment, et pourtant ce mot m’a fait frémir de plaisir. Je n’oserais pas dire plaisir sexuel, psychanalytiquement parlant, mais oui, allez, je vais le dire : PLAISIR SEXUEL !

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«      « Bien évidemment, je ne savais pas encore que c’était sexuel, j’étais une enfant, à des années lumières de la date à laquelle j’entreprendrais mon auto-analyse et apprendrais tout sur la sexualité et sur ma sexualité, dont le mot clé est saugrenue. Entre parenthèses : dans ma vie, tout se passe toujours à des années lumières.

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        J’ai donc voulu savoir ce que le mot saugrenue voulait dire. Je l’ai appris par mon père : saugrenue c’est quand on s’ouvre les veines. C’était ce qu’avait fait Sénèque, le mari de la Pauline à qui je devais mon prénom. Et pourquoi avait-il fait ça ? Parce qu’il était un philosophe et que c’est ce que doit faire un philosophe stoïcien. J’ai eu tout de suite l’intuition qu’après le mot saugrenue, le mot stoïcien allait me gâcher la fête de m’appeler Pauline.

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e fix« Évidemment, j’ai demandé ce que stoïcien voulait dire, et mon père m’a répondu : C’est un philosophe qui obéit aux ordres de l’empereur Néron quand celui-ci lui ordonne de se tuer. Mais pour comprendre ça, il faudra d’abord que tu grandisses et que tu fasses des études de grec ancien et de latin. En attendant, mon père m’apprit que la femme de Sénèque, Pauline – une arlésienne ! – s’était ouvert les veines à la suite de son mari parce qu’elle voulait le suivre.

x ordres de l-es études

        « Le suivre, a dit mon père, et ça elle n’en avait pas le droit et donc on lui avait suturé les blessures et elle n’était allée nulle part.

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        « Je me suis couchée ce soir-là toute contente et pressée de grandir. Vous ne pouvez imaginer une enfant plus pressée de grandir et de se mettre au grec ancien et au latin. Mes parents espéraient que j’avais plus ou moins compris que si je m’appelais Pauline, c’était parce que je n’avais pas le droit de m’ouvrir les veines.

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        « J’ai grandi, j’ai lu Sénèque, j’ai appris que Néron, son élève, que je tiens pour un sacré farceur incompris des complotistes des réseaux sociaux, avait mis le feu à Rome par les quatre points cardinaux, je me suis fâchée avec la philosophie, je suis montée à Paris pour étudier le grec ancien et le latin, et je suis devenue une surdouée dans ces deux matières.

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         « Lorsqu’il a été question de suivre une analyse (des stigmates étaient apparus mystérieusement sur mes poignets), il m’a semblé tout naturel de le faire dans une des deux langues : le grec ancien ou le latin. Ça posait problème, je n’ai pas trouvé un ou une psychanalyste suffisamment surdoué en ces deux langues. Je me suis donc résignée à faire une auto-analyse. Eh oui ! Pourquoi riez-vous ? »

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         Les gens qui connaissaient madame Dorset lui en parlaient en disant Le sketch que je préfère est… Cela la mettait mal à l’aise. Elle se demandait de temps en temps ce qui se passerait si quelqu’un lui posait la question de quel était son sketch préféré. Que répondrait-elle ? Lorsque Pauline devint une humoriste connue, les gens arrêtèrent de lui parler de sketch préféré. Madame Dorset les soupçonnait de se dire, émoustillés ou froissés selon que cela les faisait rigoler ou grincer des dents : Que va-t-elle nous sortir la prochaine fois ? Et elle devinait qu’aussi bien les uns que les autres se disaient : Elle est complètement fêlée.

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       Même avec ses connaissances les plus proches à l’époque, madame Dorset éludait par principe dans les conversations le sujet de sa fille. Elle ne leur en voulait pourtant pas. Un jour elle se rendit compte qu’elle était détachée des remous que sa fille provoquait chaque fois dans l’esprit des gens qu’elle connaissait. Parfois elle regrettait de ne pas leur en avoir voulu, mais il était trop tard pour ça.

 

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         « Sur Sénèque et moi, il faut que je mette les choses au clair. Comprenons-nous bien. Ce n’est pas dénigrer le stoïcisme de Sénèque de dire qu’il n’a jamais été aussi stoïcien que quand il partageait une maîtresse avec Caligula, l’empereur fou. Penser aux galipettes de ces trois est émoustillant. Pour la pensée, je veux dire.

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         « Je n’ai pas seulement de l’admiration pour Sénèque, j’ai aussi de l’affection. C’est grâce à lui que j’ai compris la mort subite de mon père à trente ans. Mon père n’était pas un stoïcien, et pourtant depuis qu’il est mort, il l’est devenu. On peut dire que sur la brièveté de la vie, il s’y connaît, mais depuis qu’il est mort, il n’a rien écrit sur le sujet. Il endure stoïquement sa mort, en silence.

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        « Sénèque, par contre, écrivit son traité de sagesse Sur la brièveté de la vie vers l’âge de quarante-neuf ans, à peu près, et il allait vivre encore seize ans. Si on fait les comptes, on peut donc se dire que sur la brièveté de la vie, au moment de sa mort, il en connaissait toujours moins que mon père. Moins ! L’équivalent d’à peu près trente-cinq ans de moins, leur différence d’âge au moment de la mort.

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        « Trente-cinq ans ! Et ça ne l’a pas empêché d’écrire son traité Sur la brièveté de la vie. Est-ce que c’est vraiment un traité de sagesse ? Moi, je trouve que les comptes n’y sont pas. Les stoïciens doivent être des gens fâchés avec les mathématiques… »

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         Combien de temps lui faudrait-il pour creuser le trou ? Elle devrait le faire assise dans la chaise pliante, comme elle le faisait quand elle désherbait, pour ne pas avoir mal aux reins. Mais elle n’était pas sûre de pouvoir compter sur ses bras pour soulever la pioche.

         La terre était humide, tant mieux, ça aiderait. À condition qu’il ne pleuve pas. Rien qu’une petite bruine compliquerait la tâche. Et risquerait de rendre encore plus étrange son comportement si des yeux curieux venaient à se poser sur son jardin à distance et voyaient une très vielle femme creusant avec une pioche trop lourde pour elle. On ne se rend jamais suffisamment compte à quel point les gens à la campagne peuvent être curieux.

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         La menace de pluie restait en suspens dans un ciel figé et sans la moindre éclaircie. Quelle affaire ! La huppe avait-elle un conseil à donner, une suggestion, au lieu de rester recroquevillé en faisant semblant que son enterrement ne le concernait pas ? Sûrement, depuis qu’on savait que c’était un oiseau sorcier. Voulait-il un trou profond pour que son corps se décompose dans l’intimité ou juste de quoi être recouvert poliment d’un peu de terre et de feuilles mortes en attendant que son corps attire d’autres bêtes affamées ?

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         Elle repartit vers la maison, s’habiller plus convenablement pour le froid et la tâche. Elle redescendit chercher les outils de jardinage sans prendre le temps de se reposer de l’effort de la montée. La pioche devait être quelque part dans le garage. Elle la trouva facilement. Jules semblait avoir fait du rangement. La pioche était trop lourde, elle n’arriverait pas à s’en servir. D’ailleurs, elle ne s’en était jamais servie elle-même. Elle se sentit soudain très fatiguée. Elle s’était trop agitée, d’habitude elle évitait de trop monter et descendre les escaliers. La huppe devrait se contenter d’une sépulture du peu de feuilles mortes qui restaient dans le jardin, si elle arrivait encore à tenir le râteau. C’était malheureux, elle avait promis de lui creuser une vraie sépulture.

         Elle ressortit de la maison. Voir Jules lui fit un coup. Elle crut prendre conscience que quelque chose était en train de lui arriver. Jules était devant le portail.

         « Bonjour madame Dorset ! »

         Il préférait toujours attendre qu’elle lui dise d’entrer.

         « Vous vous sentez mal ? »

         Elle était essoufflée, mais elle ne savait si de le voir soudain là ou de l’effort physique qu’elle venait de faire. Elle n’arrivait pas à parler. Il poussa le portail sans attendre mais sans se départir de son air d’inconfort avec lui-même. En passant, il regarda vers la chaise longue.

          « On dirait une huppe fasciée. J’ai vu un oiseau comme ça une fois, au Carnaval de Nice. Comment il est arrivé là ? » 

         Madame Dorset essayait de reprendre son souffle.

         « Vous savez ce que vous dirait le chien savant de ma fille, Jules ? »

         « Est-ce que je te pose des questions, moi ? »

         Il se mit à rire.

         « Ce chien est complètement fêlé, madame Dorset. Le sketch où il veut s’accoupler avec un rat de bibliothèque…

         Il était soudain plié de rire, il ne pouvait pas s’arrêter. C’était la première fois qu’elle le voyait rire comme ça. Elle le regardait perplexe, se demandant ce qu’un rat de bibliothèque évoquait pour lui. Elle détestait ce sketch.

​

​

         Le dernier spectacle de sa fille s’appelait Nostradamus n’aurait pas fait mieux. Au téléphone elle lui avait annoncé : Maman, je vais me marier ! Elle aurait préféré ne pas broncher, mais elle ne put s’empêcher de dire Tu me fais peur. Elle n’avait aimé aucun des petits amis que Pauline avait amenés à la maison. Sauf peut-être celui qui à table disait Pouvez-vous me passer le pot de chambre, s’il vous plaît. Elle s’était retournée vers sa fille qui, sans arrêter de fixer le garçon d’un regard scrutateur, avait dit Le poivrier, maman, le poivrier. Et puis, s’adressant à lui : Ne commence pas. 

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         « Michel de Nostradamus et moi, quelle histoire ! Je vais vous raconter comment nous sommes tombés amoureux. Ma copine Sylvie voulait m’emmener chez une voyante. Je lui ai dit Est-ce que ça m’aidera à maigrir ?  Elle m’a regardée étonnée : Mais tu es toute mince ! Je lui ai dit : Tu as tout compris. Elle a arrêté de me bassiner avec sa voyante. Quelque temps après, chez mon coiffeur, je suis tombé sur les prophéties de Michel de Nostradamus dans un magazine. C’était le même magazine que la dernière fois, et la fois d’avant, et la précédente. Dès qu’on le prenait dans les mains, il s’ouvrait tout seul sur la page des prophéties de Nostradamus.

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         « J’aurais pu dire à mon coiffeur Eh ! Oh ! Tu ne pourrais pas changer tes saletés de magazines de temps en temps ?! Mais je préférais ne pas l’énerver. Je m’étais déjà disputée avec mon coiffeur d’avant. Et celui d’avant. Je déteste aller chez le coiffeur. Selon une copine psychologue, c’est parce quand j’étais enfant, je voulais être un garçon. Peut-être. Mais quel type de garçon ? Un garçon tordu, sûrement, mais blond ou brun ou roux ? Rondouillard ou maigrichon ? Grande gueule ou timide ? Elle s’était énervée : Un petit garçon tout bête, un couillon comme n’importe quel couillon !

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         « Bon, donc, pour ne pas me disputer avec mon coiffeur, j’ai concentré toute ma hargne dans la lecture de l’article sur les prophéties de Michel de Nostradamus. J’ai appris que Michel (de Nostradamus ) avait prédit l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Ah bon ? Cela voulait dire quoi exactement ? Pas seulement l’arrivée, j’imagine. Parce qu’avec Hitler, peut-on dissocier l’arrivée et ses conséquences ? Non, impensable.

​

        « Donc, non seulement Nostradamus avait-il prédit l’annexion de l’Autriche (par exemple), il avait aussi prédit l’annexion des Sudètes (par exemple). Et de la Bohême et la Moravie. Et le pacte germano-soviétique. Et les chambres à gaz… Et est-ce qu’il avait prédit sa chute ? Je veux dire : est-ce qu’en prédisant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Michel (de Nostradamus) prédisait-il aussi sa chute ?

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        « Je suppose que oui. C’est vraiment extraordinaire, il faut le reconnaître. Mais, comment faisait-il ? Moi et mon chien savant nous nous posions la question. Avec quel organe de son cerveau pouvait-il voir ça à des siècles de distance. Il voyait ça éveillé ou dans son sommeil ?

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         « On va me dire que je chipote, c’était Nostradamus. Bon, d’accord. Il pouvait faire ça, la preuve est qu’il le faisait, d’accord. Mais je me demandais comment il vivait avec ces horribles prédictions dans sa tête ? Souffrait-il d’horribles migraines, au moins ? Des migraines qui lui faisaient se cogner la tête contre les murs ? Était-il mort d’une monstrueuse tumeur au cerveau ?

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        « Dès le lendemain je me suis mise à la recherche de la réponse. J’ai acheté une pile de livres sur Nostradamus. De l’argent perdu. J’ai compris, après en avoir lu quatre ou cinq et feuilleté le reste, que par ce chemin je n’arriverais à rien. On ne tire rien sur Nostradamus en lisant sur Nostradamus, c’est une caractéristique du personnage, et même cela dit tout sur le personnage.

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         « Je n’avais qu’une option : rentrer en contact avec lui directement. Je me suis souvenu de ma copine Sylvie, et de sa voyante. Apparemment, la voyante était aussi médium. J’ai appelé Sylvie et lui ai exposé la situation. Pas de problème, je t’emmène chez elle. La voyante-médium m’a prévenue, ça pouvait ne pas marcher. Elle lancerait un appel et si lui, il voulait rentrer en contact avec moi, il se manifesterait. J’ai compris qu’elle craignait que je sois déçue s’il ne répondait pas, et que je refuse de lui payer la séance. C’était une vraie voyante, elle m’avait devinée, c’était ce que j’avais l’intention de faire, sans l’avoir prémédité, je vous rassure, c’est tout à fait spontané chez moi, le type de réaction qui fait partie de mon caractère mesquin. Je l’ai rassurée : Ne vous inquiétez pas, je sais qu’il est très sollicité.

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         « Au bout de dix minutes, bien que très sollicité, Nostradamus s’est manifesté. Il voulait bien rentrer en contact avec moi. La voyante-médium m’a expliqué la procédure : j’écrivais les messages que je voulais lui envoyer, ces messages lui arriveraient directement, au fur et à mesure que je les écrivais, mais pour la réponse il passerait par elle, il lui dicterait les réponses.

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         « Mon idée n’était pas de le questionner directement sur ses prophéties, je ne voulais pas qu’il pense que je mettais en question ses dons de voyant, mon idée était de gagner d’abord sa confiance. Je l’ai interrogé sur son enfance. Je me demande, monsieur de Nostradamus, comment est l’enfance d’un voyant. Il m’a répondu qu’il avait eu une enfance heureuse, et qu’il fallait se méfier d’un voyant ou d’une voyante qui n’avait pas eu une enfance heureuse. C’est sûrement un manipulateur, ou une manipulatrice, a-t-il dit.

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         « J’ai trouvé sa réponse rassurante. Je suis retournée la semaine suivante. Et la suivante. Et bientôt nous étions à nous tutoyer et à nous appeler par nos prénoms. Nous parlions de tout et de n’importe quoi, mon chien savant était jaloux. De poisons, par exemple, un sujet qui me fascine. Il connaissait tout sur les poisons. Et je me retenais de lui dire : Michel, si tu avais rencontré Hitler à ton époque, en sachant tout ce que tu savais déjà sur lui, tu n’aurais pas hésité à l’empoisonner, n’est-ce pas ? Parce que nous parlions de tout et de n’importe quoi, sauf de ses prophéties. Quand j’avais essayé d’amener la conversation vers le sujet, il m’avait dit : Je ne veux pas que tu changes. Et comme je ne voulais pas changer, moi non plus…

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         « Pourtant, un jour il m’a dit : Tu as enfin changé de coiffeur ! Cette nouvelle coupe te va très bien. Elle avantage tes pommettes. Là, je me suis rendu compte que j’étais accro, j’allais toutes les semaines. Ces rendez-vous me coûtaient une fortune, je ne travaillais que pour ça. Mais j’étais loin d’imaginer que lui aussi, il était accro. Pauline, il faut que je te dise, je passe mon temps à te deviner, je n’arrive pas à me concentrer sur mes prophéties pour les siècles à venir, je suis très en retard.

​

         « Nous étions amoureux. Qu’est-ce qu’on va faire, lui ai-je demandé. On va se fiancer, m’a-t-il dit. Il voulait que je porte une bague de fiançailles. J’ai compris qu’il ne me voulait que pour lui. Ma copine Sylvie a trouvé que quand même il exagérait, il était gonflé de me demander de payer moi-même ma bague de fiançailles. Mais elle était d’accord que je ne pouvais pas prendre une bague ordinaire. J’ai pris un crédit à ma banque pour l’acheter.

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        « Au bout de quelques semaines, j’ai commencé à donner de mystérieux signes d’instabilité. Michel s’en est inquiété : Tu sembles déprimée, mon amour, qu’est-ce qui se passe ? J’ai été sincère avec lui : Je m’inquiète pour notre nuit de noces, Michel. Je me demande comment ça va se passer, c’est-à-dire : comment allons-nous faire ? J’étais sur le point de me mettre à chialer. Ne t’inquiète pas, Pauline, j’ai tout prévu, m’a-t-il dit.

         « Ah, mais bien sûr. Que j’étais bête. Qui mieux que lui pouvait tout prévoir ? ! Mais ce n’était pas mon truc, je le lui ai dit franchement : Michel, ce n’est pas mon truc. 

​

​

​

         Elle était soulagée de tenir sa promesse. Elle était restée assise dans la petite chaise pliante pendant que Jules creusait. Ils parleraient de ce qu’il faudrait faire dans le jardin la prochaine fois qu’il reviendrait. Jules travaillait vite, la huppe fut bientôt sous terre. Il contempla le travail fini et dit, en regardant le ciel :

        « Je crois que pour le reste, on peut compter sur la pluie ce soir, si ce n’est pas plus tôt. »

        Il devait nettoyer et ranger les outils, mais il lui proposa d’abord de l’aider à rentrer dans la maison. En l’aidant à monter l’escalier il lui dit :

         « Vous devriez appeler votre médecin. »

        « Je suis sûre que ma fille l’a déjà fait. »

         Comme d’habitude, elle lui proposa un verre.

        « Vous n’avez pas quelque chose de costaud ? »

         Quand ils arrivèrent dans la salle à manger, elle lui dit où il pouvait trouver une bouteille de whisky. Elle le laissa se trouver un verre.

        Il s’en servit et dégusta. Elle le regardait amusée.

        « Vous aimez ? »

        « Je n’en bois jamais. Mais oui, j’aime. »

        « C’est du bon, en tout cas. C’est ma fille qui l’a acheté. »

        « Ce n’est pas bon pour vous. Je vais devoir emporter la bouteille. »

        « Pendant que j’y pense, gardez aussi les outils, Jules. ».

        « Non, pas les outils. Il vaut mieux qu’ils restent ici » dit-il sans la regarder.

        Qu’elle était bête ! Heureusement qu’on pouvait compter sur sa défiance à lui, elle n’y avait pas réfléchi. Ça la fit penser aussi à la chaise longue.

​

​

        La voiture du docteur Boutigny se gara devant le portail. Jules était occupé à plier la chaise pour l’emporter. Le docteur descendit de la voiture et regarda vers la fenêtre. Elle lui fit un signe de la main. Elle le vit s’arrêter sur le chemin de graviers pour dire bonjour à Jules, mais Jules fit semblant de ne pas avoir entendu et ne se retourna pas.

​

        Le docteur Boutigny lui demandait toujours de nouvelles de Pauline. Parfois en la regardant dans les yeux comme s’il s’attendait à ce qu’elle lui pose une question. Parfois il lui disait : « Ne soyez pas gênée, je suis votre médecin. » Elle se demandait s’il était sérieux. Une fois elle avait osé lui poser la question. « Ah bon ? » – avait-il fait, pas gêné pour un sou. Vous savez ? Je me pose parfois la même question à propos de vous. C’est drôle, n’est-ce pas ? »

         Oh oui, c’était drôle, c’était le plus drôle. Elle avait demandé à Pauline s’il s’était passé quelque chose entre eux. Elle avait rigolé :

         « Tu me demandes si j’ai couché avec un homme un peu âgé pour moi à l’époque et marié !? »

         « Je devrais peut-être changer de médecin. »

         « Maman ! Si tu le laisses tomber, je ne te le pardonnerai jamais ! »

         « Si je le laisse tomber ? Quel culot ! »

​

             

         Il était déjà venu la voir chez elle, quand elle était malade et ne pouvait pas se déplacer jusqu’au cabinet, il connaissait le salon et la salle à manger, mais il s’arrêtait toujours pour regarder autour de lui comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose. Madame Dorset se demandait si ce n’était pas un aveu. Mais en tout cas, ce n’était pas un aveu qui s’adressait à elle. Elle n’arrivait pas à décider comment elle devait prendre la chose.

​

        Il s’avança et posa sa mallette sur la table basse.

        « Pauline vous a trouvée très agitée ce matin quand elle vous a appelée. »     

        « Elle a employé ce mot dégoûtant, agitée ? »

        Il détourna le visage pour sourire. Il commença par lui prendre la tension.

         « Vous ne pouvez pas continuer à vivre dans cette maison, madame Dorset. Les escaliers, c’est un problème. »

         « Je croyais que j’allais mourir, docteur. En tout cas, je sais déjà ce qu’on ressent quand on croit son heure arrivée. »

         « Ah, oui ? Et peut-on savoir ce qu’on ressent ? »

         Il n’essayait plus de cacher son sourire amusé.

          « Un peu de contrariété quand même, comme quand il se fait tard et qu’on n’a pas été prévenu de l’heure qu’il est. »

         « On croirait entendre Pauline sur scène –dit-il. Je vais l’appeler pour la rassurer et lui dire qu’elle n’a pas besoin de se précipiter. Elle voulait prendre la route tout de suite après son spectacle. »

         Il s’éloigna pour parler au téléphone. Elle resta dans son fauteuil, à regarder par la fenêtre. Elle n’avait pas vu Jules partir.

         Le médecin revint.

         « Pauline arrivera demain en fin de matinée. »

         « Merci, docteur. C’est mieux pour le monde entier, comme elle dirait. Parfois elle conduit comme si elle était sur scène. »

         « Vous m’autorisez à lui répéter ce que vous venez de dire ? »

         « Mais je n’arrête pas de le lui répéter ! Ne conduis pas comme si tu étais sur scène, pense au monde entier. »

         Il lui fit une ordonnance pour le lendemain, lui fit prendre deux comprimés tout de suite et lui en laissa pour la nuit, si elle se réveillait.

        « Vous devriez manger quelque chose et aller vous coucher. Les comprimés vous aideront à dormir. »

        Elle dit oui de la tête, mais elle avait l’intention de passer la nuit dans le fauteuil, devant la fenêtre.

​

​

        Elle somnolait quand sa fille arriva. Le klaxon la réveilla. Pauline klaxonnait toujours avant de descendre ouvrir le portail. La pluie était enfin tombée dans la nuit.        Une matinée doucement ensoleillée succédait à la journée morne de la veille.                  Pauline redescendit de la voiture. Madame Dorset la vit faire le tour du jardin et regarder vers la fenêtre. Oui, c’est moi, je suis bien là.

        Pauline monta dans la maison par le garage et se précipita dans le salon en disant :

        « Maman, où est passé la chaise longue ?     

        « Cette vieille chaise ? Je m’en suis débarrassée. »

        Elle s’était plantée devant elle comme un tourbillon. Madame Dorset la trouvait un peu fanée mais toujours belle.

        « Maman, ce n’est pas drôle. »

        « Oh que si, ma fille ! »

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