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LE MYSTÈRE DE LA ‘CHAMBRE VIDE’ DE PATRICK MODIANO

         

                Le père de Valérie avait inventé le célèbre tour du noyé dans sa baignoire. Si souvent imité depuis, que personne n’y croit plus aujourd’hui. « A part ceux qui se suicident dans leur baignoire », lui avait-il dit un jour.

                C’était un illusionniste. Il prétendait avoir gardé son meilleur tour pour après sa mort. Il lui avait demandé de lui dire quelque chose juste après qu’il eut exhalé son dernier souffle pour vérifier s’il pouvait encore entendre. Elle l’avait fait, elle lui avait dit : « Personne n’y croit plus. »

                 Aurait-elle dû ajouter « A part moi  » ? Elle ne cessait de se le demander depuis.

                 « Tu crois qu’il t’a entendue ? », lui avait demandé sa mère. Elle n’était pas devenue folle, elle avait toujours été d’une nature extrêmement suspicieuse. On croyait qu’elle blaguait mais non, elle était sérieuse. Enfin, sérieuse... Pareille à elle-même, quoi. 

                 Quant à son père, chaque fois qu’il faisait en public le tour du noyé dans sa baignoire, il rappelait qu’il l’avait inventé pour sa fille, quand elle était enfant : « A ma fille ». Beau cadeau ! 

                On pensait alors qu’elle hériterait de son sens de l’humour. Cela n’avait pas été le cas, hélas ; elle ne faisait sourire personne.

                Le fiasco de sa vie avait eu un départ totalement involontaire. 

                « Comme un tour de magie », lui avait fait remarquer sa mère.

                Perplexe, elle avait dû reconnaître que sa mère avait raison. Un tour de magie s’accomplit par la grâce de l’illusionniste, non par sa volonté. Sa vie en était la preuve. Eh oui ! Voyez de l’intérieur comment cela se passe, un tour de magie...

                Pour une fois qu’elle avait voulu se prévaloir des pouvoirs de son père ! La première et l’unique fois.

                C’était arrivé chez des voisins, à une fête d’anniversaire. « Mon père te fera disparaître », avait-elle dit au petit garçon qui l’avait bousculée méchamment. Cela n’avait fait rire aucun des adultes présents, qui tous connaissaient l’activité professionnelle de son père. S’ils avaient ri, cette scène ne l’aurait probablement pas marquée par le mystère de son horreur et de son humour involontaires –indissociablement mêlés– qu’à ce moment elle ne pouvait pourtant pas déceler.      

                Au temps de son adolescence, et même un peu plus tard, elle allait s’amuser −enfin, c’était ce qu’elle voulait alors croire, maintenant elle n’en était pas si sûre− elle allait s’amuser à faire savoir qu’elle était fille d’illusionniste juste pour faire disparaître, en racontant cet épisode de son enfance, le sourire vaguement incrédule qui s’esquissait sur le visage de son interlocuteur.

                C’était son tour de magie. Ce serait le seul. Brève parenthèse dans le grand fiasco. La suite...

 

 

 

                Tous ceux qui venaient vers elle lui donnaient l’impression de se cogner contre un miroir : elle les voyait mais eux ne la voyaient pas vraiment.. 

                Comprendre. Mais d’abord, que devait-elle chercher à comprendre ? Parce qu’elle était la fille de l’inventeur du célèbre tour du noyé dans sa baignoire, devait-elle comprendre les gens qui se suicident dans leur baignoire ?

                « Comme si dans leur salle de bain ils n’étaient pas chez eux. A quoi bon se donner la mort si c’est pour mourir chez soi ? Les gens, je te jure ! A moi, l’idée de mourir chez moi m’est aussi odieuse qu’à toi la compagnie d’un caniche, ou de gens qui ont des caniches. »

                Des propos qui excitaient l’esprit suspicieux de sa mère.

                « De qui tu parles ? Quelqu’un que je connais s’est acheté un caniche ? »

                Passons. En tout cas, on ne pouvait pas dire d’elle qu’elle sortait de sa salle de bain, elle était fille d’illusionniste, ce n’était pas comme ça que cela se passait dans son cas, elle s’enfouissait toujours ; et de temps en temps, pour de bon.

                Cette fois-ci, elle trouva refuge dans un hôtel tout près de chez elle, rue Saint-Louis en l’île.

 

                Elle poussa la porte vitrée de ce petit hôtel de charme sans se soucier de l’impression inquiétante qu’elle pouvait donner.

                A temps pour l’accueillir, un homme surgissait du couloir au fond du hall. Il lui a semblé qu’il venait d’une autre époque. Il n’était pas encore un homme âgé mais il y avait quelque chose d’ancien chez lui. Il portait la tête sur les épaules d’une manière un peu déglinguée et on ne pouvait pas savoir si sa démarche était vraiment celle d’un homme pressé ou d’un homme qui faisait du surplace.

                Elle ne pouvait qu’être disposée à tomber amoureuse de cet instant, même si le prix à payer était de tomber un peu amoureuse du bonhomme.

                Mince, de taille moyenne, il portait encore beau.

                Il avait surtout un regard d’une bienveillance extrême. Il était peut-être un saint. Elle ne pourrait pas se soustraire à son pouvoir s’il le voulait, c’était clair.  

            « Madame... » Il jetait un regard vaguement soucieux derrière elle, par-dessus son épaule, au démon qui la poursuivait. Elle ne sut pas quoi dire.

                L’homme prit son hésitation avec le flegme d’un danseur expérimenté et se détourna.

                La réceptionniste s’apprêtait à partir. Tout en s’habillant pour affronter l’hiver dehors, sans trop se presser, elle disait à l’homme :

                « Monsieur Griener a appelé. Il voulait s’assurer qu’on avait une chambre pour lui, et que tu travaillais cette nuit. Il n’a vraiment pas autre chose à faire la nuit du Nouvel An que de la passer à l’hôtel ? »

                 La femme devait avoir à peu près le même âge qu’elle, trente-huit ans.

                Elle entre temps cherchait sa place dans ce hall comme si quelque chose dans cet endroit l’obsédait. Cela lui était déjà arrivé ailleurs… Partout… Souvent… Trop souvent…

                « Tu faisais probablement l’expérience d’une vie antérieure », lui disait sa mère.

                « Tu crois ? »

 

 

 

                Parlaient-ils vraiment de monsieur Griener, son voisin ? L’amateur d’opéra qui la rendait folle avec sa musique à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit. Elle était allée sonner une fois à sa porte : « Vous vous prenez pour le Barbe-Bleu des sopranos colorature ? » Il lui avait proposé d’entrer se faire étrangler à son tour.

                 La réceptionniste attendait avec un sourire hésitant un commentaire du danseur.     L’homme, qui s’avérait être le veilleur de nuit donc, mais qu’on aurait pris pour le maître de céans tellement sa présence aspirait calmement tous les fantômes qui habitaient ce hall, se montrait avec elle hautain et bienveillant.

                « On pourrait se le demander aussi à mon propos. Tu ne peux pas le savoir parce que tu ne travailles ici que depuis quelques mois mais cette année sera la quatrième année consécutive où je fais la nuit du Nouvel An. Griener et moi, nous nous connaissons depuis la nuit du Nouvel An de l’année 2001. La chambre 111 était restée vide cette année-là. Elle était pourtant réservée et payée depuis quelques semaines. Au nom de Patrick Modiano. Nous nous sommes dit qu’il devait s’agir d’un homonyme de l’écrivain. Aussi que quelqu’un se faisait peut-être passer pour lui, mais dans quel but ? Ou bien que quelqu’un s’amusait à lui faire une blague, dont le sens nous était, hélas, interdit. Et lancés à échafauder des hypothèses, nous nous disions qu’il pouvait s’agir de Patrick Modiano lui-même. Et même d’un personnage de Patrick Modiano à qui il avait prêté son nom. Cette dernière hypothèse se révéla être la seule que notre imagination pouvait espérer atteindre avec certitude. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois pour en discuter et nous avons trouvé la solution. Nous nous sommes fixé rendez-vous pour la nuit du Nouvel An suivante, dans le cas où la chambre 112 serait réservée au même nom, ce qui a été le cas. Nous faisions alors le pari qu’elle resterait vide. Et ainsi de suite jusqu’à cette année. S’il n’y a pas de dénouement du mystère de la chambre vide cette année, il n’y en aura jamais. »    

              La réceptionniste l’écoutait interloquée. Qu’avait-elle compris ?

              « De dénouement ! Il s’agit d’un pari, tu dis ? Mais quelle sorte de pari ? »

              « Eh bien, ce n’est peut-être plus la question. Il se pourrait bien que Griener et moi nous trouvions dans la situation de deux esprits éclairés dépassés par les événements. Patrick Modiano a reçu cette année le prix Nobel. La cérémonie de réception du prix a eu lieu il y a à peu près deux mois, les journaux en ont parlé. Griener te dirait : Il l’a reçu des mains du roi Carl Gustaf, que la reine Silvia et la princesse Victoria accompagnaient. Tu ne sais pas qui est le roi Carl Gustaf, n’est-ce pas ? Le mari de ma cousine, la reine Silvia ... »

              « D’accord, j’ai compris. On m’avait prévenue que tu étais capable de raconter n’importe quoi. »

              Elle riait.

              « Tu n’as pas lu Modiano, n’est-ce pas ? Tu devrais...»

 

 

 

               « Dîtes-moi : vous pensez que cette année aussi la chambre restera vide? »

               Le veilleur et la réceptionniste se tournèrent vers elle. La réceptionniste surprise, l’homme imperturbable, comme si on lui avait demandé de quelle époque datait le plafond du hall (XVIIe siècle), question à laquelle il devait être las de répondre.

             « Vous, vous pensez quoi ? »

             « Moi je sais que Modiano est encore en Suède, donc... »

             « Et comment le savez-vous ? »

             « Ma mère me l’a dit. Mais je ne peux pas vous dire comment elle le sait. »

               « Votre mère. D’accord... Elle doit être copine avec ma cousine la reine Silvia. »

               « Cela ne m’étonnerait pas. Donc, vous êtes très ami avec le Barbe-Bleu des sopranos coloratures... »

                « Ah, je vois... Vous êtes la voisine de Griener. »

                Le vieil homme parlait d’elle, donc. Il ne devait pas avoir beaucoup de gens à qui parler. Elle l’avait croisé le matin même. 

                « De grands projets pour ce soir, jeune femme ? »

                Qu’est-ce qu’il sous-entendait avec ce jeune femme appuyé ?

                « Me faire baiser par Toutankhamon, monsieur Griener. »

                « Ça se fait ? »

                 « Demandez aux auditrices du Collège de France. »

                 Il avait dit à sa mère, un jour où elle l’avait croisé sur le palier :

                 « Ne vous ai-je pas déjà vue à une conférence sur les pharaons au Collège de France ? »

                Sa mère l’avait pris de haut : 

                « Ai-je vraiment une tête à aller aux conférences au Collège de France ? »

                « Mais tu y vas, maman. »

                « Ce n’est pas une raison pour me laisser narguer pas ce vieux prétentieux. Et je n’écoute pas vraiment le conférencier, je regarde les gens.»

 

 

 

 

                La réceptionniste avait fini par se décider à partir. L’homme restait debout, devant le bureau, comme s’il répugnait à s’y assoir.

                Elle avait trouvé −comme par miracle, se disait-elle− sa place sur le canapé, en face de la cheminée. Elle savait parfaitement −si parfaitement !− que ce soulagement n’était que d’un instant.

                Il se retourna vers elle et lui demanda :

                « Dois-je prévenir quelqu’un que vous l’attendez ? »

                Pas de madame. Elle n’y avait eu droit que quand elle était entrée dans l’hôtel et qu’il l’avait accueillie.

                « Ma présence vous dérange ? »

                « Bon, bon... Dans ce cas, puis-je vous offrir un thé, un café ? »

                Elle faillit dire : Vous vous moquez de moi ? Elle dit : « Peut-être plus tard. »

                « Monsieur Griener est à l’hôtel pour plusieurs jours ? »

                « Juste pour la nuit. »

                 « Vous avez des chambres disponibles ? »

                 Il la regarda, puis il eut l’air de réfléchir à quelque chose qui venait de lui traverser l’esprit.

                « Peut-être. »

                 Elle se souvint de la fois où elle s’était enfuie de sa salle de bains pour se retrouver dans la voiture d’un inconnu à qui elle montrait sa poitrine dénudée.

                « Heureusement tu t’es aperçue à temps que cet homme te plaisait », avait dit sa mère.

                « Tu es vraiment en train de me dire ce que je pense que tu es en train de me dire ? »

 

 

 

                 Encadrée dans la porte vitrée, voilà la figure imposante de monsieur Griener, sa tête de cyclope de contes pour enfants. 

                 Il portait de grosses lunettes, son œil gauche était complètement voilé, pour regarder il devait tourner la tête, en la gardant bien droite. Quand il parlait, sa lèvre inférieure tombante se mettait à trembler, et soudain l’expression de son visage semblait au bord de l’affolement. Toujours au bord, comme son sourire au bord de la grimace.

                 Il faisait peur aux passants, à défier sans canne les lois de la vieillesse. Elle l’avait même vu s’offrir dans la rue la coquetterie d’un petit sprint simulé pour traverser. Il marchait avec une main un peu levée devant lui, en tâtonnant l’air.

                « Il paraît que vous avez appelé pour vous assurer que je serais là ce soir ? Eh ben... Qu’auriez-vous fait si je n’étais pas venu ? »

                « Je serais venu, quand même, je suppose... Maintenant, que je vous vois, je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai appelé. Peut-être pour être sûr de moi, plus que de vous... »

                Il remarqua sa présence, il bougea sa tête pour mieux la voir. Et alors, au lieu de s’adresser à elle et sans même lui dire bonsoir, il demanda à son ami le veilleur :

            « Que fait-elle ici ? »

                « Vous la reconnaissez, donc. »

                « Je crois que c’est ma voisine de palier. »

                « Vous croyez ? »

                « Comment voulez-vous que j’en sois sûr ? Je ne l’avais jamais vue ici avant. »

                « Elle veut savoir s’il y a des chambres disponibles. »

                « Ah bon ? ... Et alors ? »

                Il s’asseyait précautionneusement dans un fauteuil éloigné du bureau de la réception.

                « Chaque fois que je m’assois je pense à Edmund Percival Hillary descendant l’Everest.

                 Il rit tout seul de sa blague.

                « Ecoutez, Griener, je me disais que je pourrais lui proposer la chambre 114. Qu’en pensez-vous ?  »

                « Je pense...... »

            Il la regardait, triste et amusé à la fois comme seules les très vielles personnes peuvent le faire.

                « Je ne m’attendais pas... Depuis le temps que j’observer vos allées et venues de ma fenêtre... »

 

 

 

            Elle avait lu tous les ouvrages de Patrick Modiano. Sa mère les lui passait. En disant :                 « Je me verrais bien dans un de ces romans. Dans La Veuve de l’illusionniste, par exemple. » Ou bien :  « Il pourrait ajouter mon nom à la liste ‘Gay Orloff, Percy Lippitt, Osvaldo Valenti, Ilse Orber, Roland Witt von Nidda, Geneviève Bouchet, Geza Pellemont, François Brunhardt, Elmer Charria...’ »

                En bonne connaisseuse de l’œuvre de l’auteur, elle pensait donc que le vieux monsieur Griener et son étrange ami, le veilleur, avaient raison : l’homme qui réservait la « chambre vide » pour la nuit du Nouvel An était un personnage de Patrick Modiano.

                On ne saurait jamais les raisons qu’il avait eues pour lui prêter son nom mais −encore un fois− en bonne connaisseuse de l’œuvre de Modiano, elle ne doutait pas qu’il en avait eu de bonnes. Aussi bonnes que celles qui lui avaient valu le prix Nobel.

             Elle pouvait imaginer parfaitement un critique littéraire faire la démonstration en se fondant sur ces personnages sans contours qui s’acheminaient vers la disparition sur un fond d’intrigues incertaines –le sfumato de Modiano.

                Elle imaginait ce critique assez brillant pour que son raisonnement soit à la hauteur du talent de Modiano.

                Et pourtant, elle avait l’intime conviction qu’elle était la seule personne au monde à pouvoir donner raison à monsieur Griener et à son étrange ami des nuits de Nouvel An.

                Le Nouvel An. Elle soupira. Le souvenir de son père, toujours aux aguets dans son esprit. Et s’il avait raison ? S’il n’était pas mort ?

                Elle pensa au roi Carl Gustaf, à la reine Silvia et à la princesse Victoria. Quelles têtes ils avaient ces têtes couronnées ?

                Elle rouvrit les yeux. Elle eut l’impression d’avoir été ramenée à la vie par le regard du veilleur. Il était trop tôt pour aller danser. Et de toute façon, elle n’allait jamais danser.

                 L’œil mythologique de monsieur Griener l’observait.

                 « Je la prends  » dit-elle.

                 Elle avait hâte de voir ce qu’il y avait dans la chambre vide de Patrick Modiano.

-Mai
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