ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
GUSTAVO ZAFRA
LA MAISON DE L’UNIQUE SOUVENIR
Les symptômes se manifestèrent de manière à le faire sourire. Un jour qu’il se préparait à sortir de chez lui pour aller au café lire le journal comme d’habitude, il s’était surpris à penser qu’il devait s’habiller avant. Ce n’était pas encore un oubli même s’il agissait presque comme si ce l’était, mais ce n’était pas encore quelque chose qui pouvait l’inquiéter.
Et puis, vint le jour où il se retrouva à se dire un peu étonné que peut-être n’avait-il pas trouvé de vêtements propres dans son placard. Il avait toujours été très soigneux dans sa mise personnelle et il n’aimait pas remettre les vêtements de la veille, soudain tout devenait confus.
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UN PORTE-CONTENEURS REMONTAIT LA SEINE
Nouvelle publiée en 2012-13. revue par l'auteur
Un porte-conteneurs remontait la Seine. On pouvait lire affiché sur les conteneurs leur lieu de provenance. Les deux ouvriers qui se trouvaient sur le petit bateau du service d’entretien de la voirie se regardèrent. Les conteneurs venaient de Chine. L’un des ouvriers était d’origine portugaise, le plus âgé, l’autre était originaire du Buganda (Buganda occidental) et il était nouveau dans le service.
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LES FUNÉRAILLES D’ADAM CHERKASOV
Nouvelle publiée en 2012-2013 revue par l'auteur
La journée s’était annoncée sans accrocs. Du ciel bleu, une joie émoustillante dans l’air. Pourtant, dans l’après-midi, Adam Cherkasov fut terrassé sur un trottoir du boulevard Raspail par ce qui ressemblait à une crise de lombalgie. Aucun tiraillement musculaire, aucune mordante contraction ne l’avait mis en garde au lever du lit. C’était d’autant plus humiliant.
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POMPES FUNÈBRES
Nouvelle publiée en 2012-13 revue par l'auteur
Lucien préférait se garder de qualifier les allégations de la famille de Jules Blanchard de diffamatoires. Jules avait été un de premiers clients de son agence immobilière, et avec le temps, et d’affaire en affaire (foireuses rétorquait Lucien avant qu’on ne dise louches), il était devenu plus un ami qu’un client, Lucien allait même jusqu’à lui rendre hommage en ajoutant un mensonge : « Bien sûr que je m’en doutais qu’il allait me coucher sur son testament. »
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IL SE PASSE DES CHOSES MYSTÉRIEUSES
Nouvelle publiée en 2012-13 revue par l'auteur
Il se passe des choses mystérieuses sur cette toute petite Ile. C’en était une. Quelqu’un vient un jour y habiter, attiré au début par la perspective – c’est presque la définition d’une Ile, la perspective –, la perspective d’un éloignement en plein cœur de la grande ville, très ancienne et pleine d’histoire et de légendes. Cette perspective est un but dont ni le passage des touristes en été ne saurait le dissuader, ni le snobisme de certains résidents, ni la cupidité de ces propriétaires prêts à louer leurs WC comme des chambres d’hôte aux visiteurs étrangers, rien de tout cela.
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PASSEZ NOUS VOIR
Nouvelle publiée en 2012-13 revue par l'auteur
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Pour leurs amis, habitués à leur rendre visite à leur appartement, le séjour à l’hôtel d’Aline et Lucien allait être une période d’anxiété. Le temps attendait en embuscade. On aurait dit la répétition générale de leur départ définitif. Une puissance supérieure sommait le petit monde qui gravitait autour d’eux – à première vue sans raisons bien précises – de commencer à s’habituer à ce que leur éventuelle absence signifiait déjà en creux dans leurs existences.
Il faut dire d’abord que chez les Borel on était toujours de passage. Ils n’adressaient jamais d’invitations à quelque chose de spécifique, ils se contentaient de dire Passez nous voir.
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TRADUCTEURS
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
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Même du coin de mon œil meurtri par un coup de poing reçu de l’auteur quelques jours plus tôt, je n’aurais pas pu rater le bandeau rouge sur cette couverture. Ma voisine, côté fenêtre, lisait Mes Nuits avec Dostoïevski. J’entendais dans mes tempes les battements de son cœur. C’était mon imagination. Cela n’aurait pu arriver que dans ce que les scientifiques appellent une chambre sourde. En dehors d’une chambre sourde, ce n’était plus une expérience scientifique mais une expérience effroyable. Le hic : j’en étais accro.
LA GENTILLESSE
Nouvelle publiée en 2016 revue par l'auteur
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Laufray est venu frapper à ma porte. On avait volé les pots de fleurs de la cour la veille.
« Monsieur Laufray, nous ne saurons jamais qui les a volés. »
Je ne voulais pas lui répondre que c’était impossible que quelqu’un les ait volés la veille, ils avaient disparu depuis plus d’une semaine au moins.
SKYPE ET LA MALADIE DE LENA
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
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Quand nous parlions au téléphone, je demandais à Lena le nom de sa maladie. Elle bafouillait un nom incompréhensible ou restait évasive.
« Même aux médecins, le nom de ma maladie ne leur dit rien. »
« C’est une maladie rare, mais pas à ce point ! »
Je disais cela comme si je me plaignais aux médecins.
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CHIENS ÉCRASÉS
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
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Il n’y avait que moi à l’avoir lu, le roman d’Hippolyte Frémont ?
J’étais avec mes copines et mes copains de lycée. Je me suis sentie bizarre. Je me souvenais qu’en refermant ce roman autobiographique, à la fin de la lecture, j’avais eu l’impression que quelque chose me restait collée à la peau des doigts, aux paupières, aux narines. J’apprenais maintenant qu’on s’en était servi récemment dans un canular. Quelqu’un l’avait envoyé par courrier, sous un autre titre et avec un faux nom d’auteur, à plusieurs éditeurs parisiens.
NAIN DE JARDIN
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
J’entends quelqu’un assis à ma droite, dans l’autre rangée :
« Dieu n’est pas un artiste ; vous non plus, monsieur. »
L’histoire littéraire est pleine de moments tragi-comiques. Sartre (1905-1980) reprochant à Mauriac (1885-1970) le manque de liberté qu’il laisse aux personnages de ses romans m’a toujours paru un moment savoureux.
LA LITTÉRATURE ET LES AFFAIRES
J’ai fait la connaissance du senatore dans un dîner chez Maurice Delavanière. Quand Maurice allait en Italie pour des tournées d’affaires, il invitait Umberto à le rejoindre à Rome ou à Milan. Il ne prenait jamais le chemin de Venise, il m’avouait ne pas comprendre ce que je lui trouvais à cette ville dont le caractère lacustre lui répugnait autant que l’odeur du fromage à pâte molle.
ET PUIS, RIEN ...
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Dès mon arrivée à Paris j’étais devenu l’oreille du bon Dieu pour tous les diables et les pauvres diables que je croisais. Et j’avais oublié d’où je tenais cette oreille du bon Dieu.
J’écoutais. Je réfléchissais. Je me demandais comment poser mes questions.
Sinon, j’allais m’entraîner au dojo de la rue de Constantinople.
VILLES IMAGINAIRES, ANNÉE 0
Le passant s’arrête sur le parvis de Notre Dame, à la vue de l’homme qui sort par le portail Sainte-Anne. Cet homme est le poète colombien – et notaire de profession – Leonardo Gómez. Les deux hommes se regardent. La signification de leur rencontre leur semble limpide. On retrouve cette idée prémonitoire de la transparence comme une certitude ou un critère quelque part dans les nouvelles du premier et dans les sonnets du deuxième.
CONVERSATIONS À BÂTONS ROMPUS AVEC RAOUL LOTZA
Quand mes conversations avec Raoul Lotza ont commencé – puisqu’il faut commencer par quelque part… –, il écrivait une pièce sur Henry James. C’était l’histoire d’un acteur vieillissant qui attendait chez lui une femme dont il avait été amoureux des années auparavant. Elle lui avait demandé de le revoir pour lui dire pourquoi cela n’avait pas été réciproque. Lotza pensait à titrer la pièce Pourquoi cela n’a pas été réciproque, mais c’était un peu un titre à la Oscar Wilde, et cela l’embarrassait ; Henry James ne supportait pas Oscar Wilde, il le trouvait vulgaire.
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POUSSIÈRE QUI MORD LA POUSSIÈRE
Vers la fin du mois de mai mon amie Valentine est tombée grièvement malade. Quelques semaines plus tard, elle a laissé un message sur mon répondeur : « J’ai besoin de ton aide ».
Depuis que la maladie s’était déclarée, Valentine avait fait comprendre à ses amis qu’elle préférait ne pas les voir. Cela les attristait, mais ils étaient bien obligés de se rendre à l’évidence de cette qualité qu’eux-mêmes lui avaient attribuée pour toujours : Valentine avait mené sa vie avec une grande et parfois même crue lucidité.
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LES POULES DE MARCOS
Je sais qu’aux tables en terrasse de certains conciliabules du 14e arrondissement on m’attribue l’idée d’avoir donné officieusement, à un tout petit parc du quartier des Catacombes, le nom du docteur Jaques Darras. Un nom qui n’a rien à voir avec le poète Jacques Darras. Le titre de l’un des ouvrages du poète Jacques Darras – Vous n’avez pas le vertige? Poèmes en altitude avec une rivière et des chamois – peut interloquer quand on pense à la spécialité du docteur Darras (oto-rhino-laryngologiste). Je refuse de m’obombrer sous l’avertissement Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est que de la pure folie. Je le dirais autrement : il n’y a pas de chamois dans cette histoire mais des poules, et le docteur Jacques Darras et le poète Jacques Darras ne se sont jamais rencontrés.
RÔLE DE COMPOSITION POUR HENRI
Une semaine après les obsèques de Doris Leger, son agente artistique, Henri reçut un coup de fil d’Estelle, la fille de celle-ci. C’était le coup de fil le plus mystérieux qu’il recevait depuis longtemps. Estelle l’appelait pour lui proposer un rôle.
La voix d’Estelle le rendit mélancolique, comme le rendaient mélancolique les glaçons tombant dans son verre de whisky en fin d’après-midi. C’était une des choses qu’il aimait chez lui-même, la mélancolie, qu’il définissait comme le presque rien de son existence. Cela lui faisait l’effet d’un soulagement miraculeux.
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NOSTRADAMUS N’AURAIT PAS FAIT MIEUX
Les travaux de la maison sur la gauche, de l’autre côté de la route, avaient commencé avec l’hiver, et duraient depuis. C’était l’ancienne maison des Arquez, des paysans qui cultivaient leur champ – le père venait d’Espagne, son nom d’origine était Márquez. La maison avait affiché pendant les mois d’été un permis de construire. Le nouveau propriétaire était un médecin de la région parisienne. Tous les anciens voisins étaient morts ou partis dans des maisons de retraite. La mémoire déjà lointaine de l’après Deuxième Guerre mondiale dans ce coin finissait de s’éteindre avec leur départ.
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LE DÎNER LITTÉRAIRE
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Nicolaï Vassiliévitch Gogol mériterait d’être fêté tous les 20 mars dans le Grand Ménologe oriental. C’est un saint. Si les spécialistes de la littérature russe me disent que ça se discute, je peux l’admettre. Mais ce qui est en tout cas indiscutable, c’est qu’il est mort en martyr. L’auteur du Nez voulait mener le Diable par le bout du nez. Comme tout grand menteur.
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L’ÉRECTION DU ROI D’ESPAGNE
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Le roi d’Espagne avait une érection. A chaque fois c’était le même tintamarre. Et si sa pine restait en érection pendant toute la durée de son règne ? Les uns optaient pour dire : « C’est pour cela que nous l’avons élu. » Et ce n’est pas parce qu’ils rigolaient qu’ils ne croyaient pas ce qu’ils disaient. Les choses ne s’étaient pas passées exactement comme cela, mais c’était tout comme.
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Du recueil de nouvelles "Début du siècle", Éditions Quai de l'Archevêché, 2014
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BRÉVISSIME HISTOIRE DE LA TAUROMACHIE
à Fabio, amateur.
In memoriam.
Tout d’abord, ce titre est une boutade. La tauromachie n’a pas d’histoire, elle est une légende ; et même une pure légende.
Le jour où Ignacio Sánchez Mejías, le torero du Chant funèbre de García Lorca, se rend aux arènes de Manzanares, il croise un borgne. C’était de mauvais augure.
SI C’EST CE QUE TU VEUX, JE NE CRACHERAI PLUS DANS TON THÉ
Libera eas de ore leonis...
Quand j’ai appris la nouvelle de la mort de mon ami Félix, j’ai pensé à la blague –sur un Anglais et son serviteur chinois à l’époque de l’empire colonial– qu’il m’avait racontée lors de notre dernière conversation téléphonique, une blague que lui avait racontée mon père. Il lui avait dit l’avoir lue quelque part dans un des romans de Joseph Conrad quand il avait son âge. Dans cette blague, l’Anglais, pris de remords, dit au serviteur chinois qui vient de lui apporter le thé : « Je vais arrêter de te traiter comme je le fais, dorénavant finis les coups de pieds, je serai gentil avec toi. » Et le serviteur chinois, s’inclinant devant lui plusieurs fois : « Alors, si c’est ce que tu veux, je ne cracherai plus dans tonthé.»