GUSTAVO ZAFRA
ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
LA GENTILLESSE
Monsieur Laufray vint frapper à ma porte pour me dire qu’on avait volé les pots de fleurs de la cour, la veille.
« Monsieur Laufray –lui ai-je dit, nous ne saurons jamais qui les a volés. »
Que quelqu’un ait pu voler les pots de fleurs de la cour la veille était impossible, ils avaient disparus depuis au moins une semaine. Le vieux Laufray pouvait ne pas le savoir. C’est une cour intérieure, il n’y va presque jamais, et son appartement donne sur la rue. Et d’abord, il n’est pas souvent dans l’immeuble mais dans le pavillon de banlieue qu’il possède également, un héritage ainsi que son appartement. Moi j’habite un appartement traversant, de la fenêtre de ma chambre j’ai vue sur la cour et sur les cours d’autres immeubles. Quelqu’un avait dû lui raconter des balivernes. Je ne voulais pas savoir qui. J’avais ma petite idée sur ce qui avait dû se passer.
Ma réponse ne l’a pas découragé.
« C’est que, vous comprenez, si j’en parle à ma femme, cela va la tracasser. Eh oui. Mais si elle vient à Paris, et qu’elle le découvre sans que je l’aie prévenue, ce sera encore pire. J’aimerais au moins pouvoir lui dire que vous me tenez au courant. »
Madame Laufray est d’origine japonaise. Jeune homme, Laufray vécut au Japon quelques mois. C’est la seule période de sa vie où il a vraiment travaillé, semblait croire Suzanne Woilot, la plus ancienne voisine de notre étage à l’époque où ma femme et moi sommes arrivés dans l’immeuble. Qu’est-ce qui lui faisait croire cela ? Je ne lui ai pas posé la question. J’attendais l’occasion, elle ne s’est pas présentée.
A moi, Laufray m’avait dit qu’il faisait un travail bureaucratique à Tokyo. Il avait bien dit bureaucratique, et avait fait « Bon, bon... » Je l’agaçais ? J’étais indiscret ? « Pas du tout, pas du tout... » Une autre fois il m’a laissé entendre qu’il avait été journaliste. Il guettait ma réaction. « C’est à dire, pas vraiment... Mais je croyais que vous l’étiez, vous. » Journaliste ? Il le croyait vraiment ? « Figurez-vous que madame Buyot est convaincue que je suis pilote de ligne. » Il ne pouvait pas mettre en doute ce que je venais de dire. Longtemps avant mon arrivée dans l’immeuble, elle l’avait interpellé : « Votre femme est-elle une vraie geisha ? » Et longtemps après, en s’adressant à moi : « La femme de Laufray était une geisha. Ce que je ne saurais pas vous dire c’est si c’en était une vraie. »
« Pilote de ligne ? –a dit Laufray, mais son air dubitatif n’était que pure feinte, il était prêt, à contrecœur, à m’accorder les galons. Eh bien, elle doit avoir de bonnes raisons de le croire. »
« C’est ce que je me suis dit, et je n’ai pas voulu la contredire. »
Laufray s’habille avec soin, il porte toujours une casquette plate et des chaussures italiennes reluisantes, il est grand, mince, le visage fin et allongé, la démarche extraordinairement alerte pour un homme de plus de quatre-vingts ans. En hiver, on dirait, à sa démarche et son allure, que des ailes invisibles de chauve-souris tirent ses épaules vers le haut. On le voit souvent rodant autour des poubelles dans la rue. Il le fait ouvertement. S’il me voit arriver, il se précipite à ma rencontre portant dans les mains ou sous le bras ce qu’il vient de ramasser. La dernière fois c’était un miroir décati et brisé. J’ai dû l’aider, j’avais peur qu’il ne se coupe les doigts. Nous faisions une joyeuse paire. Je ne me pose pas la question de savoir à quoi peut bien lui servir tout ce qu’il ramasse, je sais que ce n’est pas là la question. Le fouillis qu’il entasse dans son appartement est son baroud d’honneur, et en baroud d’honneur je m’y connais.
Lorsque j’ai demandé à Suzanne Woilot depuis quand Laufray avait entrepris de ramasser toute sorte d’objets mis au débarras dans les rues, il y a eu dans son regard une lueur qui m’a frappé. Ma question en amenait-elle une autre dans son esprit ? J’ai vu passer une révélation qui allait tout de suite m’échapper, et je me suis demandé si dans l’absolu –cet absolu dans lequel nous nous étions trouvés elle et moi, le temps d’un instant− la question que je lui avais posée était la bonne question. Très souvent, dans ce cas, cet embarras est tout ce qui reste. Tout. « Vous savez –m’a-t-elle dit, je crois que depuis que je me souviens de lui, il a toujours fait ça. » Il y avait dans sa réponse une sorte de bon sens, ce bon sens qui atteint les confins de l’horizon le jour le plus court de l’hiver, et je me suis demandé ce que serait d’y trouver moi-même ma place. Je ne réalisais pas encore que c’était déjà fait.
Suzanne Woilot est partie, elle est retournée dans son village en Bretagne. Quand elle nous a annoncé à ma femme et à moi qu’elle partait, j’ai compris que Laufray et moi allions nous retrouver dans un face à face. De cette génération d’anciens de l’immeuble de l’époque où ma femme et moi étions arrivés, il ne resterait plus que lui et madame Buyot. Une époque où s’étaient côtoyées des personnalités comme lui, l’héritier pingre qui n’avait jamais travaillé vraiment, qui avait fait semblant de travailler de temps en temps, et Suzanne, une ouvrière qui n’avait jamais cessé de le faire, en cumulant des petits boulots par-ci par-là. Ou madame Buyot, qui m’avait dit, quand nous nous étions présentés, qu’elle avait été dame pipi dans une vénérable maison d’édition −en fait, éditrice de biographies et de livres de mémoires.
Suzanne m’avait dit que Laufray n’était pas un homme vraiment gentil. Je savais qu’en disant cela, elle ne voulait pas dire que c’était un vieux malfaisant. Il s’agissait encore de son bon sens. Elle m’aimait bien. L’affaire pourtant n’était pas simple si on pense que la seule preuve de gentillesse dans le caractère de Laufray était, selon madame Buyot, sa femme japonaise. Et puis moi, selon Suzanne Woilot. Ce qui n’avait rien d’évident. « Il vous aime bien », me disait-elle. « Il vous aime bien » me disait aussi madame Buyot. A chaque fois que nous avions l’assemblée de copropriétaires, Laufray voulait me faire élire président du conseil syndical. Je me débinais toujours. Si c’est cela m’aimer bien, leur disais-je, à Suzanne et à madame Buyot. Un jour, madame Buyot m’a appris, avec un petit sourire −d’éditrice de biographies et de livres de mémoire, disons− que en son temps, Laufray n’avait jamais voulu accepter la présidence du conseil syndical.
Laufray tendait le cou et jetait des regards vers l’intérieur de mon appartement par-dessus mon épaule. Il n’était jamais rentré chez moi. Ce n’était pas encore cette fois-ci que cela arriverait, je n’avais toujours pas été invité chez lui.
Je lui demande chaque fois des nouvelles de sa femme. La fois où j’ai fait exprès de ne pas lui en demander, il a tenu à m’en donner. C’était de mauvaises nouvelles. Elle avait un cancer, elle allait devoir se faire opérer. L’opération a réussi, elle est rétablie.
Il me demande mon numéro de téléphone portable. « Vous l’avez déjà, monsieur Laufray » « C’est vrai, il faut que je pense à le donner à ma femme. » Il hésite alors comme s’il voulait ajouter quelque chose, mais il ne se décide pas et il me dit au-revoir avec précipitation et comme dans l’embarras.
Cette fois-ci, je n’ai pas voulu le laisser partir dans l’embarras. Je pensais à Suzanne Woilot. Plus d’une année depuis son départ, l’appartement qu’elle avait occupé venait d’être reloué. « Je vais faire ma petite enquête sur les pots de fleurs, monsieur Laufray, et je vous rappellerai pour vous tenir au courant. » Il m’a remercié avec une véhémence exagérée. « Vous êtes très gentil ! » C’est vrai, je suis gentil, c’est même mon pire défaut. J’ai failli dire : « Si vous me donnez le numéro de portable de votre femme, je la tiendrai au courant elle aussi (!) »
Quand j’avais eu l’occasion d’aborder avec Suzanne Woilot le sujet de leur déménagement dans un pavillon de Fontenay-aux-Roses, j’avais commis la maladresse de parler trop, trop vite. « Elle voulait peut-être habiter à deux pas du parc de Sceaux. Pour aller en deux pas sous les cerisiers en fleur en avril, c’est une tradition des Japonais de Paris. » « Vous m’apprenez quelque chose », avait dit Suzanne. J’ai cru que je lui apprenais quelque chose sur les Japonais de Paris, mais non, je lui apprenais quelque chose sur Laufray. « En face de chez nous, dans le jardin de l’entrée du réservoir (de Montsouris), il y a des cerisiers. » Je les avais vus, bien sûr. « Mais on ne peut pas rentrer dans ce jardin. Si Laufray lui avait promis des cerisiers en fleur à Paris, ce n’était pas ce à quoi elle s’attendait. Des cerisiers à regarder à travers une grille. » Par la suite, elle s’en est tenue à cela : « Madame Laufray voulait surement être tout près des cerisiers du parc de Sceaux, vous l’avez dit. » Je l’avais dit, bien fait pour moi, je n’en saurais pas plus.
Depuis que ma femme et moi habitons l’immeuble, je n’ai vu madame Laufray que quelques rares fois. La manière dont cela s’est passé la première fois ne m’a pas parue étrange. Je n’ai eu aucun doute qu’il s’agissait de la femme de Laufray. Avant que je la reconnaisse, elle m’avait reconnu. Cette vieille dame japonaise que je croisais pour la première fois dans l’entrée de l’immeuble aurait pourtant pu être quelqu’un d’autre, une visiteuse, et se trouver là pour une raison parfaitement anodine. Mais ce que j’ai cru tout de suite comprendre à l’expression sur son visage, c’est qu’elle savait qui j’étais. J’en ai donc déduit qu’il s’agissait de la femme de Laufray.
Nous ne nous sommes pas dit grand-chose, c’est-à-dire : c’est moi qui ai parlé, et pour faire des politesses, elle n’a rien dit. Elle me souriait, en laissant tomber la tête. Le même phénomène s’est produit les fois suivantes. J’avais l’impression qu’elle me devançait quand on se rencontrait, toujours au rez-de-chaussée, comme si elle savait déjà que c’était moi qui m’apprêtais à pousser la porte d’entrée ou qui descendais l’escalier. Cela arrivait d’une manière très naturelle, je pouvais poursuivre mon chemin vers la rue ou monter chez moi comme si rien ne s’était passé. L’instant d’après j’étais incapable de la revoir dans mon imagination comme quelqu’un que je pourrais reconnaître. Ce que je ne trouvais pas étrange non plus. Elle disparaissait, c’était tout. Ce n’était pas comme si cela arrivait tous les jours.
La dernière fois il était arrivé quelque chose que j’ai été bien obligé de considérer étrange. Qu’elle me parle aurait même pu me faire croire, une fois disparue, qu’elle l’avait déjà fait avant sans que je m’en sois rendu compte. Seulement, elle l’a fait en japonais. Je n’ai rien laissé paraître de mon étonnement. Parce que je suis un homme gentil, et parce que la gentillesse est mon pire défaut. Je lui ai fait un sourire et lui ai dit : « C’est réciproque, madame Laufray. » Elle m’avait parlé avec une gentillesse que je trouvais émouvante.
Je ne savais pas ce qu’elle avait dit. Je me suis éloigné en me demandant ce que Laufray lui avait raconté de moi. Cette fois-ci, sa voix et ses paroles incompréhensibles me l’avaient rendue si distincte, que je pouvais me la remémorer, cette jolie petite vieille dame au sourire interrogateur.
Le lendemain de la visite d’un Laufray que la disparition des pots de fleurs de la cour perturbait et inquiétait pour sa femme, j’avais prévu de descendre interroger madame Urfier sur ce qui à mon avis n’était qu’une brouille entre les voisins du rez-de-chaussée. Madame Urfier est la femme qui s’occupe de l’entretien de l’immeuble, elle est aussi copropriétaire et a pris l’initiative d’embellir la cour avec des pots de fleurs qu’elle récupère ou qu’on lui offre. Je suis donc sorti de chez moi à l’heure où je savais qu’elle rentrait les poubelles, mais une fois sur le palier j’ai suivi une impulsion qui me commandait de monter au lieu de descendre.
J’ai compris la nature exacte de cette impulsion au moment où madame Buyot m’ouvrait sa porte : « Ah, que vous êtes gentil de venir vous assurer que je vais bien. A la différence de monsieur Laufray, je n’ose pas aller vous déranger. » Elle m’a fait rentrer. « Un petit porto ? Il n’est jamais trop tôt pour un porto. »
Je n’aime pas le porto mais j’ignorais encore ce que j’étais allé chercher là ce matin et si je lui gâchais la fête je risquais de ne jamais le savoir. Il allait falloir vider la bouteille avec elle, c’était le prix à payer. De temps en temps j’essaie de la détourner du porto vers le whisky, vers le vin rouge, et même vers le pinard. En vain. « Vous me prenez pour une alcoolique ? » Elle tient absolument à son porto, et la fois où je me suis amené avec ma flasque à whisky, elle l’a très mal pris.
Laufray était allé lui demander d’où elle sortait cette idée que j’étais pilote de ligne. Il avait tourné autour du pot avant de lui dire : « Madame Buyot, il y a une question que je voulais vous poser depuis un moment... »
« Que lui avez-vous répondu ? »
« S’il pensait qu’il pouvait enfin me coincer ! Je lui ai dit : Pourquoi ? Parce que ce n’est pas le cas ? »
Elle fêtait là vraiment quelque chose, et de son point de vue, grâce à moi.
« Quand il était jeune, Laufray était un esprit rance qui se prenait pour un snob. Le comble ! Et de toute cette prétention il ne reste maintenant qu’un vieux affreusement égoïste. Mais dites-moi, allez-vous enfin accepter d’être président du conseil syndical ? »
« Mais madame Buyot, avec mes horaires de pilote de ligne, je ne serais pas très disponible pour régler des embrouilles dans l’immeuble. Et à ce propos, savez-vous où sont passés les pots de fleurs de la cour ? »
« Oh, là ! Qu’est-ce qu’elle nous prend la tête avec son jardin de pots-pourris, madame Urfier ! »
« Monsieur Laufray s’inquiète de la réaction de sa femme. Il compte sur moi pour la rassurer. Vous comprenez sûrement mieux que moi. »
« Sa femme ? Ne me dites pas que vous l’avez encore revue ! Les hallucinations, ça pourrait être embêtant dans votre métier, non ? Monsieur le pilote de ligne ? Ne poussez pas trop loin votre gentillesse avec Laufray.»
« Que voulez-vous dire ? »
« Suzanne Woilot et moi nous n’avons jamais revu sa femme depuis qu’ils ont déménagé. Pas une seule fois ni elle ni moi ne l’avons croisée dans l’immeuble. Jusqu’à votre arrivée, nous étions convaincues qu’elle était repartie au Japon, et que Laufray avait imaginé ce déménagement à Fontenay-aux-Roses pour nous cacher son départ. »
Elle m’a resservi du porto. Elle avait dit : « Jusqu’à votre arrivée. » Et par la suite ? Je pensais à Suzanne Woilot. A son bon sens. Elle était partie vers le jour le plus court de l’hiver. Les nuits tombent, le bon sens aussi.
Quelques jours plus tard j’ai appelé Laufray comme promis.
« Monsieur Laufray, ce n’est plus la peine que je poursuive mon enquête, les pots de fleurs ont réapparu. »
« Ah, quel soulagement ! Je n’avais encore rien dit à ma femme, je n’osais pas. »
« Ça me rassure, monsieur Laufray. »
« Il faut que je vous confie quelque chose, monsieur. Quelque chose que je voulais vous confier depuis longtemps. A propos de ma femme. C’est embarrassant mais bon, voilà : elle ne parle pas. Ne vous méprenez pas sur ce que je dis. Elle comprend parfaitement le français, bien sûr. Et elle n’est pas sourde-muette, ce n’est pas ce que je veux dire. Quand nous nous sommes rencontrés, à Tokyo, elle parlait déjà très peu, mais je pensais que c’était que moi je parlais trop. J’ai toujours été un peu trop bavard (petit rire nerveux). Ensuite, arrivée en France, elle a peu à peu cessé de le faire. Elle n’a pas dit un mot depuis des années. Cela pourrait, bien sûr, vous paraître incroyable... »
Finalement, moi aussi je l’aimais bien ce vieux Laufray.
« Pas du tout, monsieur Laufray.»
Il y a eu un silence un peu long au bout du fil –un peu long s’agissant de Laufray−. Il devait trouver que même s’il ne disait rien il en faisait trop.
-Janvier 2016
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