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LES FORCES DE L'ESPRIT

 

               Gauthier était mort. Personne ne s'y attendait dans l'immeuble. Il allait vers la soixantaine mais il ne faisait pas son âge, il semblait en parfaite santé. On l'a trouvé dans l'ascenseur, tôt le matin. Foudroyé. Par une crise cardiaque selon le médecin. Par l’appel des ténèbres, selon moi.  

                Au prix que la copropriété a payé l’ascenseur, on peut dire que lui, qui s’en servait si peu, s’est bien rattrapé. Un joli petit ascenseur tout vitré avec des angles et rebords en métal argenté. C’était surtout Gauthier qui s’était investi dans la campagne pour cette dépense, extravagante aux yeux des copropriétaires qui n’habitent pas sur place. Il ne pensait pas à lui-même, il pensait au confort des personnes âgées et des enfants de l’immeuble.

               Ce sont les enfants du cinquième qui l’ont trouvé, en partant pour l’école. La petite Amandine, la cadette des Morel refuse maintenant de prendre l’ascenseur. Quand on lui demande pourquoi, elle répond invariablement : Plus de place.

               J’ai interrogé la mère, en essayant de comprendre la réaction de son enfant. Elle m’a assuré que sa petite fille n’avait encore jamais vu un cercueil, qu’elle ne savait même pas ce que c’était. Pourtant, c’est elle qui a tout de suite compris que Gauthier était mort. Devant le spectacle du grand corps de Gauthier recroquevillé par terre dans l’espace exigu de l’ascenseur, les trois enfants avaient fait demi-tour. Le petit aîné a dit à sa mère : « Monsieur Gauthier est assis par terre dans l’ascenseur, il est bizarre » ; sa sœur un peu plus petite a dit : « Il est soûl » ; la toute petite Amandine a dit : « Il est mooort ». J’ai dit à la mère : « Gauthier aurait aimé vivre suffisamment longtemps pour publier le premier ouvrage d’Amandine. » Gauthier était éditeur. Un faiseur d’auteurs. Les jeunes femmes écrivains, il en avait fait sa spécialité. Elles étaient toutes plus belles les unes que les autres sur les photos de la quatrième de couverture. Je disais à Gauthier : « J’ai parfois le funeste sentiment de me faire dépouiller de mon âme en travaillant pour toi. » J’étais son photographe préféré.

 

 

 

            « Je croyais que monsieur Gauthier ne prenait jamais l'ascenseur », m'a dit sa voisine de palier, madame Brysty. Jamais. J'ai souri. La légende commençait. Tout le monde y a  droit. Même celui qui meurt comme un chien. Comme un chien on dit.

            Et le chien de Gauthier, où était-il passé au moment où son maître crevait ? Il ne l'avait pas pris avec lui comme à son habitude. Qu'est-ce qu'il était sorti faire sans son chien au milieu de la nuit ? Seul le chien le sait. « Et il a un nom, ce chien ? » m’a demandé le policier qui est venu s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un fait divers et à qui j’ai dû expliquer la situation puisque les enfants de Gauthier tardaient à se déplacer. Il a dû croire que je me moquais de lui. Nom d’un chien !

            On était à la quatrième semaine de janvier. La quatrième, et pourtant dans l'entrée de l'immeuble on trouvait encore partout les décorations de Noël que madame Molina ressort chaque fin d’année. Le sapin ne lui suffit pas. On y trouve un bric-à-brac dont la profusion fait de l’entrée un autel d’offrandes. Plus le mois de janvier avance, plus ça devient rebutant. Les décorations y resteraient tant que le dernier d'entre nous –propriétaires et locataires− ne se serait pas acquitté des étrennes.

             Le dernier était toujours Gauthier, qui le faisait le dernier jour de janvier à minuit exactement. Il manifestait ainsi son mécontentement vis à vis de madame Molina. Des raisons, Gauthier pouvait en énumérer à volonté.

             « Nom d’un chien ! –s’est exclamé le policier. D’accord, ce n’est pas un fait divers. Je m’en vais. »

             En partant, il a frappé à la porte de la loge et a interpellé madame Molina : « C’est du joli, madame ! Une bande de mariachis armés autour de la crèche de Noël ! » Réponse de madame Molina à travers la porte à peine entrouverte : « C’est pour monsieur Gauthier que je les mets, j’ai vu de quel œil il les regardait la première année que je les ai mis. C’était l’année où la petite des Morel est née. C’est pour elle aussi que je les mets, elle aussi aime beaucoup les regarder. Je les ai vus les regarder ensemble, et très souvent. »

 

 

 

             Les funérailles étaient prévues pour le mercredi 3 février au cimetière du Père Lachaise. Le lundi 1er février en fin de journée, madame Molina n’avait pas encore enlevé ses décorations. Elle continuait à attendre les étrennes de Gauthier, la mort n’était pas une raison. Je me suis souvenu de Gauthier qui me disait: « Et tu as vu parmi tous ces santons, sur les rebords des fenêtres, les musiciens mariachis ? Ils sont armés, regarde-les bien. Armés jusqu’aux dents ! »

             La veille des funérailles, madame Brysty a convoqué une petite réunion chez elle pour parler du problème. Il y avait Grandin avec sa femme, Grall sans sa femme, les Audibert, les Poncet, la belle madame Morel avec son mari. Qu’allions-nous faire ? Alors que l’âme de Gauthier s’était envolée, nous risquions de nous retrouver avec les décorations de madame Molina sur les bras pour ainsi dire, et pour l’éternité, alors que c’était Gauthier le mort !  

              Les regards se tournaient vers moi. En plus de voisin, j’étais un vieil ami du trépassé. Je leur ai raconté qu’on avait trouvé dans la poche intérieure de sa veste une enveloppe. Et si cette enveloppe contenait les étrennes de madame Molina ? Elle contenait quelque chose en tout cas. Elle n’était pas fermée et il n’y avait pas de nom de destinataire, rien d’écrit. Mais si par chance et par hasard, l’enveloppe contenait effectivement les étrennes, on pourrait s’en servir.

             Je me suis engagé à en parler au fils de Gauthier ou à sa fille le lendemain. J’essaierais de les convaincre de me confier l’enveloppe pour la glisser dans la boîte aux lettres de la loge. J’étais même prêt à rédiger un petit mot au nom de Gauthier, au cas où il ne l’aurait pas encore fait. Je me demandais, en disant cela, si quelqu’un allait réagir. Personne. Mais au moment où nous nous en allions, madame Morel m’a dit, en posant sa main sur mon bras : « Je serais curieuse de lire ce petit mot. »

 

 

 

 

             Le lendemain, nous sommes partis au cimetière chacun de notre côté pour ne pas avoir à prendre madame Molina avec nous. En sortant de chez moi, je me suis arrêté au rez-de-chaussée pour regarder les figurines habillées en musiciens mariachis. Je ne leur avais jamais prêté grande attention.

             Au cimetière, je n’ai vu ni le fils ni la fille de Gauthier. J’ai craint qu’ils ne viennent pas. Ils entretenaient de très mauvaises relations et avec leur père et entre eux. Ils croyaient le détester. Je dis croyaient parce que la mort peut encore arranger les choses. Gauthier était un ami, je le souhaite pour eux.

            J’ai vu madame Morel. Elle m’a vu. Elle est venue me rejoindre. Il y avait du monde. Beaucoup de jeunes femmes, bien sûr. J’ai expliqué à madame Morel que toutes ces jeunes femmes, parmi lesquelles elle m’a dit qu’elle reconnaissait des écrivains qu’elle n’avait pas lues, étaient des auteurs que Gauthier avait lancées. « Et les autres, celles qui tiennent un enfant par la main, il les a aussi lancées ? » Elle devinait qui elles étaient mais voulait entendre ma réponse. Je trouvais cette madame Morel de plus en plus intéressante. « Ce sont des femmes qui l’ont aimé. » « Vous voulez dire que ce sont des mères célibataires et que Gauthier est le père de tous ces enfants ? Heureusement pour eux et pour leur mère qu’ils ne lui ressemblent pas physiquement comme des gouttes d’eau, n’est-ce pas ? Vous imaginez la situation ? » Et comment ! Cette femme avait une imagination terrifiante. 

            J’ai vu arriver le fils de Gauthier, il fallait que je lui parle avant que le service ne commence. « Je vous garderai une place à côté de moi » m’a dit madame Morel.

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            Ai-je dit que personne dans l’immeuble ne s’attendait à la mort de Gauthier, sauf peut-être lui-même ?

            Dorénavant, quand j’entendrai dire tête d’enterrement, je penserai à son fils, cet homme qui allait enterrer ce père qu’il détestait. Il enrageait, les larmes aux yeux presque, en accomplissant la corvée. Il a sorti l’enveloppe de sa poche. « C’est ça que vous voulez ? » Il me l’a tendue, haussant les épaules. « Voyez vous-même. » L’enveloppe ne contenait pas ce que j’attendais. Gauthier avait griffonné à la hâte au milieu d’une feuille blanche : Vous ne me quitterez pas.

            « A votre avis, qu’est-ce que ça veut dire », m’a demandé le fils. J’ai cru qu’il s’agissait d’une remarque sarcastique mais en le dévisageant je me suis rendu compte que c’était une vraie question. Eh bien, s’il n’était pas capable de se faire sa propre idée, personne ne pouvait rien pour Tête d’enterrement. Pauvre gosse, cet homme. J’ai dit quand même : « Je pense que ça ne veut rien dire. » A ce moment-là, la fille est arrivée. « C’est quoi ça ? » Elle regardait son frère d’un air soupçonneux. « Les étrennes de madame Molina, tu veux compter ? » Elle a reculé comme si l’idée de toucher l’enveloppe lui faisait horreur. Le fils m’a tourné le dos. « Faites-en ce que vous voudrez. » « Vous êtes qui ? » m’a dit la fille. Et sans me laisser le temps de répondre : « Et puis quoi ! Je m’en fous ! » Et elle aussi m’a tourné le dos.

            Au fil de ces petits événements, j’avais le sentiment que la vérité sur le rôle de madame Molina dans la vie de Gauthier était sur le point de se faire jour. Je me suis souvenu de ce qu’il m’avait dit à plusieurs occasions comme si cela l’obsédait : « J’aimerais lui faire peur une nuit, la réveiller morte de trouille, mais je ne saurais pas comment m’y prendre pour ça avec quelqu’un comme elle, qui croit au surnaturel. » Le surnaturel. Dans cette remarque sur madame Molina je voyais un aveu, un aveu qui restait énigmatique.

            Le service a commencé. Chaque fois que quelqu’un intervenait, madame Morel se penchait vers moi et me demandait de lui expliquer qui c’était. On se parlait sans se regarder. « Vous n’allez pas faire un petit discours, vous aussi ? » « Je crains que ce que je pourrais dire ne soit mal interprété. » Elle s’est tournée un peu vers moi pour me dévisager. « Allez-y, entre nous, avec moi vous ne courez pas ce risque. » Elle avait posé sa main sur ma cuisse. « Eh bien, je crois qu’il faudrait raconter qu’il a été appelé grand éditeur égotiste par François Mitterrand, le jour où il l’a fait commandeur de la Légion d’Honneur. François Mitterrand, ce président qui, comme vous le savez, dans ses derniers vœux aux Français, malade et sentant la mort proche, nous a dit : Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas. Dit de façon trop péremptoire pour ne pas entendre : Vous ne me quitterez pas, n’est-ce pas ? »

             Elle m’a repoussé doucement avec son épaule, comme si je venais de sortir une blague de potache, disant : « Vous étiez un vrai ami, je vois. » Je n’osais pas la regarder, j’avais peur qu’elle ne me fasse éclater de rire. Le faisait-elle exprès ? A la fin du service, elle m’a glissé : « Ils n’avaient pas l’air commodes, le fils et la fille. Vous avez pu récupérer l’enveloppe ? »

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             Il ne restait qu’une solution, nous étions d’accord, madame Morel et moi. « Combien lui donnait-il, vous avez une idée ? » Ce n’était pas qu’un détail pour elle : « Pour bien faire, il ne faut pas que ce soit trop peu ou beaucoup trop par rapport aux années précédentes, madame Molina pourrait trouver ça étrange, n’est-ce pas ? Pourquoi souriez-vous ? » Je voyais les choses autrement (n’est-ce pas ?) : « Tant qu’à faire, donnons-lui une somme pour plusieurs années. » Elle a écarté avec dédain mon idée géniale.  « Ça c’est bien un point de vue masculin. » Elle a décidé d’une somme. Je n’ai pas osé lui demander sur la base de quels mystérieux calculs elle l’avait fixée.

            Elle m’a proposé de rédiger tout de suite le mot qui devait accompagner l’argent, puisque celui qu’on avait trouvé sur Gauthier, madame Molina aurait du mal à croire qu’il lui était adressé, n’est-ce pas ?

           Elle avait tout prévu, elle avait pris avec elle du papier et des enveloppes. Nous sommes allés nous asseoir sur un banc. J’avais plus au moins une idée de ce que je devais écrire.

 

 

 

           « Madame Molina, on m’a enterré aujourd’hui, vous y étiez, mais comme vous ne le savez que trop bien, je ne suis pas mort. Voici vos étrennes. Et sachez bien que cette année surtout, je ne m’attends pas à des remerciements ! »

          Je n’étais pas tout à fait satisfait mais madame Morel était emballée. « On ne peut pas faire mieux, croyez-moi. C’est presque parfait. » Qu’est-ce qu’elle voulait dire par presque ? « Vous lui enlevez presque le choix de sa dernière volonté ! » Je n’avais pas du tout envisagé la chose de cet angle. Je me suis souvenu de la petit Amandine disant « Il est mooort. » Je me suis dit qu’elle tenait beaucoup de sa mère.

           « A votre tour. » Je lui ai tendu le stylo. « Vous êtes sérieux ? » Mais c’était ce qu’elle attendait, j’allais le comprendre tout de suite. Je lui avais tendu le stylo sans réfléchir, emporté par l’élan de connivence trouble qui nous unissait à ce moment-là. Elle n’a pas hésité. Avec une sorte d’allégresse forcément surnaturelle dans les circonstances, comme si de sa main elle repoussait les vagues de la mer ou les nuages du ciel, elle a reproduit de mémoire et sans repentirs la signature de Gauthier. Eh oui. Et si Gauthier lui-même aurait sans doute trouvé l’imitation assez ressemblante, pourquoi madame Molina aurait-elle vu la différence, n’est-ce pas ? Ensuite, elle m’a embrassé. Je savais que c’était tout ce que j’aurais d’elle ; avec Gauthier, je n’avais pas fini de me faire dépouiller.

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-février 2016
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