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LES POULES DE MARCOS

             Je sais qu’aux tables en terrasse de certains conciliabules du 14e arrondissement on m’attribue l’idée d’avoir donné officieusement, à un tout petit parc du quartier des Catacombes, le nom du docteur Jaques Darras. Un nom qui n’a rien à voir avec le poète Jacques Darras. Le titre de l’un des ouvrages du poète Jacques Darras – Vous n’avez pas le vertige? Poèmes en altitude avec une rivière et des chamois – peut interloquer quand on pense à la spécialité du docteur Darras (oto-rhino-laryngologiste). Je refuse de m’obombrer sous l’avertissement Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est que de la pure folie. Je le dirais autrement : il n’y a pas de chamois dans cette histoire mais des poules, et le docteur Jacques Darras et le poète Jacques Darras ne se sont jamais rencontrés.

             Aussi, je ne nierai pas être celui qui a donné à ce petit parc de Paris son nom. À quoi bon, la rumeur était très vite arrivée à son oreille omnisciente. Il ne me l’a pas dit expressément, il me l’a fait comprendre. Et je me suis dit, vrai ou faux, si ce n’était pas moi, au nom de qui ferais-je du rétropédalage ? .

             Ce petit parc, le plus petit de Paris – juste à l’angle de l’immeuble où il avait son appartement et son cabinet – est né d’une consultation citoyenne. Les voisins étaient invités par la mairie à exprimer par votation leur préférence parmi plusieurs options d’embellissement de leur périmètre urbain. Le docteur Darras se moquait des participants en prenant ses patients à témoin lors des consultations : « Ils veulent un petit parc. C’est comme ça qu’ils disent. Eh bien, ils seront servis, ils auront le plus petit parc de Paris. »

             Ses patients se sentaient visés. Même s’ils n’avaient pas l’intention de participer à la consultation citoyenne, comment pouvait-il le savoir ?

            Chacun s’en tirait à sa manière, par un sourire forcé, par un bafouillage évasif. La bonne humeur à la jetez tout par dessus-bord du docteur Darras ne laissait que mieux deviner un petit fond de docte intransigeance, et j’avais compris qu’aucun de ses patients parmi ceux que je connaissais, n’aurait voulu sentir son existence ignorée juste au moment où le docteur lui serrait la main et lui ouvrait la porte du cabinet pour le congédier. Un de ses patients, qui souffrait d’effroyables vertiges liés à l’oreille interne, m’avait expliqué : « C’est comme si j’avais peur de tomber dans la cage de l’ascenseur. »

             Le choix d’embellissement urbain fut fait. Ils ont eu ce qu’ils voulaient, et lui ce à quoi il ne s’attendait pas : le parc du docteur Darras. Ce n’est même pas la peine de le chercher sur la carte.

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             Quand je passais par là, je me demandais si un jour je tomberais sur lui. Le jour où c’est arrivé, je me suis souvenu que de temps en temps je me demandais si dans ma vie d’écrivain j’aurais à l’occasion assez de souffle pour écrire c’était écrit. Ma grand-mère disait : comme si c’était écrit. C’était une expression étincelante dans sa bouche et entre ses mains. Elle n’était pas une femme cultivée, elle ne lisait pas de la littérature – Un peu les journaux, disait-elle – et moi, je n’ai jamais lu de livres pour enfants. Il y en avait à la maison, des amis de mes parents nous en apportaient, mais ces lectures n’intéressaient personne.

            Ma grand-mère me racontait ses tribulations et celles de gens qu’elle avait connus. Elle les avait connus vivants ou morts. Dans ses récits, les morts reviennent souvent parmi les vivants. Ils sont hantés dans leur vie surnaturelle par quelque chose qu’ils veulent communiquer aux vivants. Ils n’ont pas su ou pu le faire avant de mourir. Ils sont pleins de bonnes intentions – parfois non exemptées de culpabilité –, mais ils font peur aux vivants. C’est leur vrai malheur.

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           Quand je passais par le parc du docteur Darras, je me disais que ce coin avait beau être le plus petit parc de Paris, sans une statue il n’était rien encore. Je ne la voyais pas au milieu, bien sûr. Sur le côté, peut-être. Il y avait l’inconvénient du kiosque à journaux, ç’aurait été l’emplacement idéal.

           J’ai cru un instant qu’un des patients du docteur Darras, parmi les artistes du 14e arrondissement qui participent aux journées portes ouvertes chaque année en été, ayant eu le même sentiment, s’était approprié l’idée fantasque d’asseoir une statue sur un des bancs en pierre. Le docteur m'avait vu de loin et il me fixait depuis une éternité.

             Je rentrais chez moi, j’avais passé la matinée à faire des recherches au Louvre et j’étais à la fois satisfait et inquiet des résultats.

            Le docteur Darras avait vu que je l’avais enfin vu. La statue s’anima. La main levée, il me faisait de l’index signe de m’approcher. Son geste de sermonneur qui s’amuse avec empressement m’a également amusé. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’il n’y avait plus besoin d’une autre statue dans le petit parc. Le kiosque à journaux pouvait bien rester à sa place.

             « Dites-moi, vous n’entendez toujours rien de l’oreille droite ? » a-t-il dit, m'invitant à m'asseoir à côté de lui.

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                                                                                                    *  *  *

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             J’étais allé le voir des mois auparavant pour m’assurer que je n’entendais rien de l’oreille droite. J’entendais si bien de l’oreille gauche que je ne prêtais pas attention à cet handicap que je traînais depuis ma jeunesse. Je voulais en avoir la confirmation avant ma prochaine conversation téléphonique avec ma grand-mère.

             C’était ma première consultation avec le docteur Darras, je n’osais pas lui avouer ce que j’entendais, je craignais qu’il ne pense que je me moquais de lui. Il n’était pas, bien sûr, question d’acouphènes, diagnostic qui n’est qu’un succédané pour le vulgum pecus.

             « Je me souviens que vous avez mentionné, lors de ma consultation, un cas similaire au mien » ai-je dit.

             « Eh oui – a-t-il fait. Un type qui entendait trop bien de l’oreille gauche, et rien de l’oreille droite, suite à une perforation du tympan dans son enfance. De l’oreille gauche il pouvait entendre une conversation à une distance impossible pour une oreille normale et même malgré l’obstacle d’autres conversations. C’était plus intéressant que d’entendre à travers des obstacles physiques comme des cloisons ou des pièces en enfilade. Heureusement, il est tombé sur moi. Je l’ai recruté. Il parlait parfaitement le russe et l’allemand, une aubaine. Bien sûr, il était toujours à craindre qu’il ne devienne fou, avec toutes ces conversations secrètes qu’il entendait sans cesse. »

             Il a eu un petit rire. Il avait largement dépassé l’âge de la retraite et la Guerre froide était finie depuis une vingtaine d’années, mais c’était un de ces médecins qui continuent à exercer jusqu’à ne plus pouvoir le faire. Dans son cabinet d’oto-rhino-laryngologiste tout semblait d’une autre époque, surtout l’audiomètre de dépistage, l’appareil le plus en évidence. À travers la vitre de la cabine où le patient devait s’enfermer et mettre un casque pour passer les tests auditifs, je l’observais manipuler ses appareils et prendre des notes. Comme au vieux temps, m’amusais-je à penser ; il y a des êtres – le docteur Darras, ma grand-mère…– pour lesquels le vieux temps n’arrive – n’arrivera – jamais.

            « Pendant le dépistage, je fais un enregistrement sonore – m’avait-il prévenu. C’est un enregistrement qui peut être utile dans les cas de patients qui souffrent de vertiges. Savoir ce que leur cerveau entend pendant les vertiges. C’est leur cerveau qui entend, pas leur oreille. »

            A la question Souffrez-vous de vertiges?, j’avais pourtant répondu par la négative. Il ne m’est arrivé qu’une fois dans ma vie de devoir aller à quatre pattes dans mon salon me servir un verre de whisky.

             « Ce n’est pas votre cas, je sais », avait-il dit.

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             Il n’avait pas été dupe. Il avait compris que j’entendais quelque chose, mais il n’avait pas encore identifié les sons. Il réserva donc son diagnostic et m’envoya passer une IRM pour écarter complètement une tumeur au cerveau, ou la folie. Je m’étais demandé quel type de son émet une tumeur au cerveau, mais je n’avais pas osé lui poser la question, craignant que cela ne puisse être interprété comme de l’humour mal placé ou de la folie justement.

             J’ai dû retourner le voir avec les résultats de l’IRM. Il réfléchissait, en regardant songeur, comme si c’était une carte postale, l’image de mon cerveau.

             « Cela dure depuis combien de temps ? »

             « Je ne saurais pas le dire exactement, docteur. Depuis longtemps. Je me suis habitué à cette bizarrerie, je n’ai jamais eu trop le temps de m’en inquiéter. »

            « Bizarrerie ? Vous parlez de votre oreille droite ou de votre oreille gauche ? »

             Il a levé les yeux. Ce n’était pas vraiment une question.

             « Dites-moi, pourquoi êtes-vous venu me voir ? »

             J’étais embarrassé de ne pas pouvoir lui répondre franchement, et d’ailleurs, le but de ma consultation était atteint, j’étais prêt à partir.

             « Je pensais à l’avenir » ai-je dit, au cas où cela pourrait vouloir dire quelque chose.

             « Ah, l’avenir… Bien, voilà comment on va régler ça : vous reviendrez me voir dans quelque temps et on fera un nouveau check-up. »

             J’ai réglé la consultation et il m’a conduit jusqu’à la porte. 

             À l’instant où il me serrait la main, je me suis souvenu de la gravité de Dernier Jugement que le moment pouvait prendre pour ses patients, saisis par la crainte que son regard ne se détourne d’eux trop vite au moment de leur serrer la main. Je me suis demandé s’il était arrivé qu’un de ses patients tombe effectivement dans une cage d’ascenseur.

             Je n’étais pas retourné le voir.

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                                                                                                    * * *

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             Au début, je n’identifiais pas les bruits, mais je n’aurais pas dit que c’étaient des bruits bizarres. Et puis, une nuit j’ai entendu les poules de Marcos. Je n’étais pas vraiment étonné. Quoi qui ait pu arriver à Marcos, entendre soudain ses poules était un ravissement.

            Après ma consultation avec le docteur Darras, j’avais appelé ma grand-mère à Cali, cette ville de Colombie où je suis né. « Oui, il n’est jamais revenu chercher ses poules » a-t-elle dit. Et elle s’était mise à me raconter.

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             L’appartement de ma grand-mère était petit et sombre, il n’y avait pas de cour extérieure, seulement une petite cour intérieure suffisamment encombrée déjà de plantes et de quelques cages à oiseaux. Le soir, ma tante recouvrait les cages d’un tissu. Nous habitions dans le centre-ville et ma mère avait saisi l’occasion de louer cet appartement pour les avoir tout près de chez nous, sa mère et sa sœur et son frère cadets.

             La sœur cadette de ma mère, après une précoce et brève vie de maîtresse d’école, s’était arrêté de travailler. Elle vécut toute sa vie comme si elle allait mourir jeune, elle était malade du cœur. Elle n’était plus jeune quand elle est morte, mais ce n’était pas pour cela qu’elle allait renoncer au privilège de mourir jeune. Elle a fait, juste avant de mourir, le coup de l’orchidée qui s’envole. Cela consistait à s’évanouir en tombant sans faire de bruit comme l’orchidée qui perd ses fleurs. Elle s’était beaucoup préparée et si bien, qu’elle a berné tout son monde. On me l’a raconté, j’étais déjà parti quand elle est décédée.

             Le frère cadet de ma mère était déserteur depuis plusieurs années, il n’avait pas fini le lycée, il s’était enrôlé dans la marine sur un coup de tête mais le lendemain il était déjà prêt à changer d’idée et mon père, pour l’aider, lui avait raconté que les navires de la marine colombienne ne partaient jamais pour des ports lointains. Le plan du frère cadet de ma mère était de déserter quand son navire accosterait dans un de ces ports. « Réfléchissez, Ivan – lui avait dit mon père, les ports où ils se trouvent au mouillage sont justement des ports lointains, pourquoi iraient-ils ailleurs ? Autant déserter tout de suite. »

             En attendant que la police militaire vienne le chercher, Ivan prenait des cours de dessin par correspondance. Il voulait être caricaturiste. Pour des raisons mystérieuses (mon grand-père avait soudoyé des officiers), la police militaire ne semblait pas pressée de l’arrêter. J’ai su qu’il avait fait un voyage aux États-Unis où une crise d’anxiété avait failli le rendre fou. Il avait été obligé de retourner à Cali, auprès de ma grand-mère. Et de Marcos.

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                                                                                                    * * *

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             Parmi les gens de passage chez ma grand-mère – il y en avait très souvent –, Marcos est celui qui est resté le plus longtemps. Je le sais, je peux même dire que je m’en souviens, mais je ne pourrais pas dire combien de temps exactement. Parce que ce n’est pas fini : j’entends ses poules la nuit.

             Des gens arrivaient de la campagne. Ils fuyaient les massacres. Ils cherchaient refuge en ville. Ils restaient juste le temps de prendre leurs marques dans cette ville où on dansait beaucoup, même les revenants. Dans les campagnes c’était la fureur du corte franela : on tranchait la gorge des cadavres pour faire porter aux morts leur langue comme une cravate.

             Après la première nuit, Ivan lui avait dit  : « Monsieur, s’il vous plaît, vos poules somnambules, vous les mettez dans la douche le soir et vous tirez le rideau, dans le salon elles font trop de bruit.  Elles peuvent nous attirer des ennuis… Mais dites-moi, monsieur, vous vous appelez comment ? »

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            Marcos était arrivé avec quelques affaires dans un sac en toile et les poules dans un panier, les pattes attachées pour qu’elles ne puissent pas s’échapper. Il n’expliquait rien. On supposait que les poules étaient tout ce qu’il avait pu sauver. Mais on se disait aussi que peut-être elles ne lui appartenaient pas. On ne lui demandait rien. Personne ne trouvait étrange qu’il y tienne tellement. C’était comme ça. Chaque personne qui débarquait chez ma grand-mère portait le vestige de ce qu’elle avait vécu. Visible ou enfoui. Chez Marcos, c’était les poules.

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             Dans la journée, Marcos emportait ses affaires dans le sac en toile pour ne pas gêner, et ma grand-mère attachait par une patte ses poules dans la cour intérieure en leur laissant un rayon de liberté raisonnable pour le peu d’espace.

             Ce n’étaient pas des poules ordinaires, elles n’étaient pas très grandes, plutôt minces, et avaient des plumes luisantes. Ma grand-mère s’interrogeait sur leur race. Mon père, qui trouvait qu’Ivan ne foutait pas grand-chose, lui proposa de venir chez nous consulter l’encyclopédie dans sa bibliothèque. Il le fit et trouva la réponse : les poules de Marcos appartenaient à une espèce rare.

           

 

             Marcos couchait par terre, dans le salon, sur un petit matelas d’appoint. Je ne le vis jamais, le matelas était déjà plié et posé contre le mur quand j’arrivais. Il y avait une petite bougie allumée posée par terre à côté. Ma grand-mère l’allumait quand il partait pour que la lumière l’accompagne.

             Pour aller chez ma grand-mère, je devais esquiver la surveillance de ma mère ou de la fille qui l’aidait avec les travaux domestiques. Je n’avais qu’à traverser la rue, mais on me l’interdisait à cause du flux constant de voitures. Les taxis étaient tous des Cadillac avec des ailerons pointus sur les côtés. De temps en temps un conducteur ivre écrasait sa voiture contre une façade.         

             Je n’avais pas osé demander ce qu’étaient devenues les poules. J’avais compris que personne n’aurait eu envie de me répondre. Je me souviens du jour où je les ai vues. Ivan se levait tard. Il a entendu ma voix annonçant mon arrivée à ma grand-mère, et m’a crié depuis sa chambre de ne pas ouvrir la porte des toilettes. En passant devant les toilettes, j’ai entendu des bruits curieux et puisqu’il m’avait dit de ne pas ouvrir la porte, je l’ai fait. Le rideau de la douche était tiré, les poules ont commencé à s’affoler derrière. J’ai ouvert le rideau et elles se sont échappées et  mises à courir partout dans l’appartement. Quand on me disait que c’était des poules, j’étais sceptique. Le frère cadet de ma mère pouvait être un parfait abruti, mon père avait raison de dire qu’il avait trouvé sa voie dans l’Encyclopédie : elles étaient d’une espèce rare.

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                                                                                                    * * *

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             « Jusqu’à quand allons-nous continuer à vivre dans un poulailler – se plaignait Ivan. Nous ne pouvons pas les garder ici plus longtemps. Il faut les donner. Ça ne me plaît pas à moi non plus  de savoir que quelqu’un va les tuer pour les manger, mais je préfère ça à l’idée horrible que quelqu’un les mange vivantes, j’en fais des cauchemars. »

             Ma grand-mère ne se laissait pas détourner de sa conviction :

             « On parle de poules qui appartiennent à quelqu’un qui est peut-être mort. Elles lui appartiennent toujours. »

             La sœur cadette de ma mère pleurait, dépassée par le dilemme. C’est ma mère qui a tranché, c’était toujours elle qui tranchait :

             « On les donne au père Rico, en lui précisant bien que c’est pour qu’il les mange, lui. Pour ses pauvres on trouvera autre chose à lui donner. Si Marcos est mort, il vaut mieux que ce soit un curé qui mange les poules, Dieu pardonnera plus facilement. »

             Ma mère n’a jamais pris très au sérieux les prêtres, mais elle était pragmatique. Le père Rico était un ami. Sa mère était une amie de ma grand-mère. Elle avait accompli l’exploit de convaincre la curie de l’envoyer à Rome pendant le IIe Concile œcuménique.

             Ma grand-mère n’a pas voulu le voir quand il est passé chercher les poules. Ça la rendait malade. Elles appartenaient toujours à Marcos, même s’il était mort. Le père Rico lui a fait dire par ma mère que c’était elle qui avait raison. Selon lui, quand elle disait Les poules appartiennent toujours à Marcos, même s’il est mort, elle disait une prière. 

             Personne ne savait rien de Marcos. Ivan avait ouvert la porte et l’avait fait entrer avec ses poules, et les poules s’étaient mises à s’agiter et à caqueter, et Marcos avait laissé tomber le panier par terre. Personne n’avait eu le temps de faire attention à lui, tous s’étaient tout de suite mis à se demander que faire de ces poules. Il était entré comme s’il savait où il se trouvait, chez qui il arrivait. Cela leur a fait croire qu’il était envoyé par des connaissances. Quand ma grand-mère l’a revu, c’est-à-dire quand elle a compris ce qu’il se passait, il était dans la cuisine, assis sur un tabouret, et tenait une tasse de café, une tasse de café qu’elle-même venait de lui servir. Avec tout ce qu’elle avait vécu, elle ne s’était jamais trouvée dans une situation pareille. Il l’avait suivie dans la cuisine. Elle pensait qu’il s’était senti à l’aise là parce que c’était l’endroit le plus modeste de l’appartement. Elle a cru comprendre ça de lui. Il ne disait rien, il tenait la tasse de café tête baissée. Et puis, tout de suite, tous se sont mis à faire attention à lui comme s’il n’était pas là. On ne voulait pas qu’il lui arrive encore quelque chose.

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                                                                                                    * * *

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             J’ai revu le docteur Darras quelques semaines plus tard, au Louvre. J’y allais régulièrement. Les mercredis. Je faisais un travail de documentaliste pour une journaliste japonaise qui écrivait un livre sur les controverses dans les attributions de tableaux, par exemple – pour mentionner le cas le plus connu des visiteurs du musée –, Le Concert champêtre, attribué d’abord à Giorgione et aujourd’hui à Titien. J’étais devenu très bon dans ce type de travail.

             Le docteur Darras était accompagné d’une femme d’une cinquantaine d’années. D’un coup d’œil j’ai constaté que tout ce qu’elle portait sur elle, vêtements et bijoux, était authentique. Comme il n’était pas grand, elle semblait beaucoup plus grande que lui. Elle le tenait par le bras.

             J’avais vu le docteur Darras dans l’espace de son cabinet, où sa vivacité régnait, et à l’extérieur juste une fois, dans le petit parc, assis sur un banc. Le voyant dans ce grand espace encombré par la foule des visiteurs, je réalisais son âge. Il semblait fragile. Une vieille personne piégée dans les incertitudes de ses mouvements. La foule submergée en elle-même n’entendait pas sa propre rumeur mais lui il l’entendait, il était une oreille omnisciente. La femme était là pour le rassurer lui, mais aussi pour rassurer les gens qui le croisaient et qui pourraient, tout à fait accidentellement, remarquer chez lui, à son air concentré, quelque chose d’étrange ou d’inquiétant.

             À l’instant où je les ai vus, j’ai su que la rencontre n’était pas fortuite. Disons que mon esprit était trop imprégné des soupçons de mes recherches pour laisser passer cette certitude. Ce qui est sûr, c’est qu’ils m’avaient vu les premiers. Du coup, mes soupçons m’ont aussi préparé rapidement à la suite. Il y a des situations où, pour les esprits soupçonneux, tout s’enchaîne.

             Il m’a présenté la femme. C’était sa fille, Anna. Elle a dit :

            « C’est bien vous ? »

             Cette manière guindée de m’interpeller, sous l’apparence de l’indiscrétion pour l’indiscrétion, n’était pas du tout gratuite. Il était clair qu’elle n’était pas une naïve.

             Le docteur Darras me regardait, curieux de voir comment j’allais me débrouiller.

             « Je crois que vous m’imaginiez autrement » ai-je dit.

            « Oui, beaucoup plus âgé. »

            Le docteur Darras a fait un geste d’impatience.

             « Ma fille prend mes patients pour des fous. C’est ça qu’elle veut dire par plus âgé. Elle veut dire sénile. »

             Et se tournant vers elle :

             « Il est comme moi, il n’est pas vieux, il est une antiquité. »

             Et puis, à moi :

             « Faites-nous plaisir, montrez-nous quelque chose que vous aimez. »

             Je les ai conduits loin de la foule, au troisième étage de l’aile Richelieu, voir Les Noces de Cana de Gérard David. Nous avons passé un moment à regarder des primitifs flamands. Et puis, nous avons décidé de rentrer ensemble dans le 14e arrondissement. Je leur ai dit que j’aimais faire le trajet de retour dans l’autobus de la ligne 68. Ils ont compris ce que je voulais dire et nous avons très peu parlé pendant le trajet.

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             Quand nous nous apprêtions à nous quitter, dans le plus petit parc de Paris, Anna m’a dit :

             « Pourquoi ne viendrez-vous pas le chercher mercredi prochain ? Moi, je ne pourrai pas l’accompagner. »

             Cette fois-ci, j’étais vraiment pris au dépourvu.

             Le docteur Darras a haussé les épaules comme pour m’aider à accueillir je ne sais quelle fatalité dont il se lavait les mains.

             « Félicitations. Je crois que vous avez été choisi parmi tous mes patients » a-t-il dit.

             J’ai voulu ironiser à mon tour :

             « Vous voulez dire qu’elle a écouté tous vos enregistrements ? »

             Il ne s’est pas démonté.

            « Je le crains. »

             Je me doutais que je devais cet encombrant honneur aux poules de Marcos, mais je ne pouvais pas savoir comment, par quelle argutie de l’Esprit.

             J’ai aussi compris que le docteur Darras n’allait pas bien, il devait avoir des ennuis de santé probablement sérieux. Il donnait des signes de surexcitation.

             « Vous n’aurez pas à le garder avec vous tout le temps, c’est juste pour l’emmener et le ramener du musée. »

             Le docteur Darras s’est fâché :

             « Arrête de parler de moi comme d’un bébé incontinent ! »

             Elle a grimacé un petit sourire hautain.

             « Un bébé incontinent ? »

             Et a ajouté à mon adresse en bonne fille de son père :

             « Vous en avez déjà vu, vous ? »

             Le tour était joué.

​

             Le mercredi suivant, le docteur Darras et sa fille m’attendaient dans le petit parc. Pendant plusieurs semaines, le capitaine d’Arras (son nom de code pendant la guerre) et moi allions prendre tous les mercredis le métro pour aller au Louvre, et au retour l’autobus de la ligne 68.

             « Vous devinez ce que ma fille pense de moi, n’est-ce pas ? » m’a-t-il dit, en la regardant se retourner au loin pour nous faire un signe d’adieu.

             « Je crois, oui. »

             « Elle pense la même chose de vous. »

             « Là, vous exagérez, docteur. Quelle est sa profession ? »

             « Elle est psy. »

             « Ah ! »

             « Ah quoi ? »

             « Je crois que je comprends. »

             Il sourit dans la direction où elle avait disparu.

             « Tant mieux pour vous. »

             « Quel tableau voulez-vous voir aujourd’hui ? »

             « Emmenez-moi devant Le Roi s’amuse, s’il vous plaît. La guerre n’est pas finie. »

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                                                                                                    * * *

​

 

             Un mercredi du mois de juin, quand je suis arrivé au parc du docteur Darras, Anna m’attendait toute seule. J’ai compris tout de suite. Elle a enlevé ses grandes lunettes de soleil. Elle m’a annoncé la nouvelle comme si elle pensait que je m’y attendais. Ce qui est certain c’est qu’elle n’avait pas été surprise. Ce qui était arrivé lui aurait semblé invraisemblable juste avant qu’on le lui annonce, et pourtant, une souffrance ancienne l’y préparait depuis un certain temps et maintenant, c’était cela qui devenait douloureusement invraisemblable.

             C’était arrivé le lundi dans l’après-midi. L’ascenseur de l’immeuble était en réparation et le docteur se faisait du souci pour ses patients, il les accompagnait jusqu’au palier pour leur rappeler qu’ils devaient prendre l’escalier.

             « Nous faisons une veillée dans son appartement en ce moment – a dit Anna. Il fait jour à Paris, mais il fait nuit dans d’autres endroits du monde. J’ai choisi le mercredi pour qu’il ne rate pas son dernier rendez-vous avec vous. »

             Nous avons marché en nous posant la même question qui nous obligeait à nous taire. Devant l’immeuble, elle s’est animée :

             « Je voudrais vous présenter quelqu’un dont mon père a dû vous parler. »

        

             Sans nous concerter, nous avons pris l’escalier. Il y avait beaucoup du monde. J’ai reconnu des patients que je connaissais, des gens du 14e arrondissement. Elle m’a pris par le bras et m’a conduit devant un vieillard assis tout seul près d’une fenêtre.

             « Jérôme, je vous présente la personne dont je vous ai parlé. »

             J’aurais aimé voir l’expression sur son visage quand elle a dit cela, la personne dont je vous ai parlé. Je crois que là j’ai raté quelque chose sur moi. J’en resterai ignorant pour toujours.

             L’homme a fait l’effort de se lever du fauteuil pour me serrer la main. J’ai compris de qui il s’agissait.

             « Un ancien, donc »  a-t-il dit. Lui aussi il s’attendait à quelqu’un de beaucoup plus âgé.

             « Une antiquité, voulez-vous dire » ai-je répliqué.

             Il m’a souri avec une reconnaissance qui m’a un peu ému.

             « Vous étiez où à l’époque ? »

             J’ai surpris le regard d’Anna sur moi. J’ai revu le regard du docteur Darras quand il nous avait présentés, elle et moi, se demandant amusé comment j’allais m’en tirer. Il y a des soupçons qui pèsent sur nous et qui pourtant ne peuvent pas nous appartenir. Il y avait d’autres regards posés sur moi, des regards de gens qui n’étaient pas là.

             « L’Amérique du Sud. La Colombie, plus précisément » ai-je répondu.

             Nous nous sommes assis. De la fenêtre nous avions vue sur le petit parc. Anna s’est éloignée et Jérôme s’est mis à parler :

             « J’ai eu un rendez-vous une fois avec un Russe qui faisait des allers-retours par là. Le rendez-vous avait été fixe à l’église Saint-Eustache, pendant un concert. C’était un été torride et on cherchait la fraîcheur des églises. Il avait été en Colombie au même moment que Evgueni Evtushenko, le poète. »

             « Evtushenko, oui, je m’en souviens. »

             Je me souvenais des articles et des photos dans les pages littéraires des journaux colombiens de l’époque. J’étais un adolescent.

             Nous étions en train de parler d’Evtushenko et de Joseph Brodsky et de nos préférences en poésie, quand Anna est revenue, portant un plateau avec du café dans de jolies petites tasses identiques. J’avais vu une de ces petites tasses sur le bureau du docteur Darras. Jérôme aussi :

             « Chère Anna, que c’est plaisant de vous voir nous faire jouer les innocents » a-t-il dit.

             « N’importe quoi! » a-t-elle fait, en riant.

             Notre sujet de conversation l’intéressait. Soudain, elle m’a semblé rassérénée. J’ai supposé qu’elle s’était isolée un instant juste avant pour pleurer. Elle a rapproché une chaise.

             « Je me suis toujours demandé de quoi on parlait entre antiquités » a-t-elle dit.

             « Oh, de poésie, souvent ! – a fait Jérôme. Je vous rassure, Anna, nous ne parlons jamais d’acouphènes. Nous ne croyons pas à ces types de bruits. »

             En 1963, Evtushenko était venu à Paris, invité par les étudiants des Jeunesses Communistes. C’était une période de la Guerre Froide qu’on allait appeler le Dégel (1963-1979). Evtushenko était le poète officiel du Dégel. Il avait lu ses poèmes à la Mutualité. En 1968, faisant toujours du dégel, il se baladait en pirogue sur les fleuves de Colombie.

             À la Mutualité, sur scène, il était accompagné de l’acteur Laurent Terzieff, qui récitait ses poèmes en français. Ils étaient tous les deux de très bons acteurs. En Colombie il avait eu un cicerone, le poète Gonzalo Arango, qui allait sortir de scène quelques années plus tard dans un accident de voiture, à un endroit qui s’appelle Gachancipá.

             « Quel nom extraordinaire, Gachancipá! » a dit Jérôme.

             Nous sommes restés un moment en silence, et puis Anna s’est levée, pensive, et s’en est retournée sans rien dire à ses devoirs d’hôtesse.

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