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Gustavo Zafra

LA MAISON DE L’UNIQUE SOUVENIR

                                                                                                                                                             

       

 

                                                                                                                                                     

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             Les symptômes se manifestèrent de manière à le faire sourire. Un jour qu’il se préparait à sortir de chez lui pour aller au café lire le journal comme d’habitude, il s’était surpris à penser qu’il devait s’habiller avant. Ce n’était pas encore un oubli même s’il agissait presque comme si ce l’était, mais ce n’était pas encore quelque chose qui pouvait l’inquiéter.

             Et puis, vint le jour où il se retrouva à se dire un peu étonné que peut-être n’avait-il pas trouvé de vêtements propres dans son placard. Il avait toujours été très soigneux dans sa mise personnelle et il n’aimait pas remettre les vêtements de la veille, soudain tout devenait confus.

             Il venait de faire un pas vers l’oubli de lui-même, mais son souci de sa mise personnelle le préserva de sortir tout nu dans la rue. Il retourna dans la salle de bains comme quand on se dit, dans une situation qui nous échappe, commençons par le commencement. Il reprit une douche presque comme un automate. Il put retrouver ensuite le chemin de sa chambre, ennuyé et pressé. Il s’habilla comme si rien ne s’était passé.

             La fois suivante, il retrouva ses esprits juste au moment où il venait de se dire qu’il avait oublié de passer au pressing récupérer ses vêtements. Il se comportait de nouveau comme s’il n’avait pas trouvé dans son placard de vêtements propres, mais cela ne dura pas suffisamment de temps pour avoir des conséquences fâcheuses, il entendit une voix dans son cerveau : «Ramón, arrête avec ça !».

             Jusqu’au jour où en arrivant au café il vit son ami Olivier, un habitué comme lui, assis au comptoir tout nu. Il hésita entre l’incompréhension absolue et la crédulité malicieuse. Ce n’était donc pas pour rien que le mutique Michel disait qu’un jour Olivier allait perdre la tête, sa tête de verbicruciste.

              –Et toi aussi – lui disait Michel, le menaçant de l’index.

              –Ça y est –disait Olivier–, il nous sort sa faux.

​

             Au lieu de prendre un tabouret à côté d’Olivier, qui était plongé dans la lecture du journal à la page des mots croisés, sudokus, parties d’échecs célèbres et autres manières de perdre son temps («Qui n’existerait pas autrement !», déclarait le verbicruciste), Ramón s’assit à une table et fit signe à Magda de lui apporter son café. Celle-ci obéit avec parcimonie, interloquée par son attitude.

             −Que lui arrive-t-il, à Olivier ? –lui demanda-t-il.

             – Comment ça ? Pourquoi ?

             Ramón lui signala d’un coup d’œil la raison.

             −Ah ! Tu ne l’avais jamais vu portant les vêtements de son frère ? –dit elle.

              Il sembla à Ramón qu’elle le regardait comme si c’était lui qui était tout nu.

              –Il les met de temps en temps –poursuivit Magda. Son frère aimait les vêtements voyants.

             Soudain, comme par magie, Olivier n’était plus tout nu mais portait les vêtements de son frère. Magda le mit au courant de quelque chose que Ramón ignorait : Olivier conservait soigneusement les vêtements trop voyants de son frère mort depuis plus de dix ans et il les mettait de temps en temps. Du coup, obnubilé par cette découverte, Ramón négligea le symptôme qui aurait dû l’alerter sur lui-même.

             Jusqu’au jour encore où il sortit tout nu dans le couloir et après avoir fermé sa porte à clé se retrouva nez à nez avec une femme qu’il supposa être sa voisine.

             −Vous n’auriez pas oublié quelque chose −dit-elle, le regardant de haut en bas.

             A ce moment-là exactement, il ignorait qu’elle pouvait se soucier de lui, cette femme avec qui il échangeait juste un bonjour-bonsoir de temps en temps – si c’était bien de sa voisine qu’il s’agissait !–. Il lui semblait entendre parfois, quand elle répondait à son bonjour :

             −Oui, eh bien, bonjour et pas plus que ça, c’est entendu? 

             Pas très avenante, la dame. Il pensa à son chapeau et au moment de lever la main pour vérifier qu’il l’avait, il se rendit compte qu’il avait toujours ses clés à la main et il comprit.

             −Allez vous habiller, je vous attends dans la rue −dit la femme. Je vous emmène au café, vous n’êtes en état d’aller nulle part tout seul.

             Elle insista sur le « tout seul ». Comme pour qu’il entende « tout nu » ?

             −Comment pouvez-vous tout savoir ? –rétorqua-t-il.

             Il n’avait pas voulu se rebiffer à ce point, il avait juste voulu dire :

             −Comment le savez-vous ?

             −Comprenons-nous bien −dit-elle. Cela ne vous regarde pas.

             Il avait beau être nu comme un ver, selon une expression qui l’amusait beaucoup et qui datait du Moyen Âge – et donc comme disait Olivier, il serait plus exact de dire « comme un ver moyenâgeux »– il n’était pas pourtant devenu un imbécile, il n’allait pas rentrer chez lui et rester enfermé là à bouder, il se rendait bien compte que c’était la pire chose à faire.

             Il trouva à côté de son lit des vêtements qu’il avait dû préparer la veille. Il s’habilla et descendit dans la rue masquant sous des airs fringants son désarroi. Il devait l’admettre, sa situation ne pouvait pas être formulée autrement : il n’était pas capable d’aller tout nu nulle part par ses propres moyens. Qu’allait-t-il devenir ?

​

             La femme le conduisit au café. Elle le fit entrer le prenant par le bras et dit a Magda, qui était derrière le comptoir et bavardait avec Olivier et le mutique Michel :

            −Je te l’amène.

             Et elle ajouta l’air de plaisanter :

             –Ne le laisse pas se barrer tout seul, j’ai rendez-vous avec un jeune amant, je viendrai le chercher après.

             Quand la femme tourna le dos, Olivier s’exclama pour qu’elle entende avant de s’éloigner :

             −Pourquoi refuse-t-elle de me dire même bonjour ?!

             L’intervention d’Olivier sortit un peu Ramón de la confusion. Ce n’était pas lui que la femme apostrophait subrepticement quand elle disait qu’elle avait rendez-vous avec un jeune amant, mais Olivier.

             −Et quand on pense que c’était si bien parti entre vous deux ! −dit Magda avec une mimique de dépit.

             Ramón s’approcha du comptoir avec des pas qui pour la première fois de sa vie lui semblaient de petits pas de vieux.

             −Tu veux jouer au dés ? −dit Olivier.

             −Je n’aime pas les jeux de société, je n’ai jamais aimé ça.

            −Jamais ? Pourquoi dis-tu « jamais » ? Ce n’est plus la peine de dire « jamais», cela voudrait dire que tu as encore devant toi une vie d’une durée équivalente à « jamais ».

              Il jeta un regard à Magda, d’un air entendu, et puis il dit :

             −Il paraît que l’autre jour tu as eu une hallucination ? Nous devrions en parler.

             Quelque chose disait à Ramón qu’il devait se sentir un peu ridicule, mais que ce n’était pas la peine de se montrer susceptible.

             −Qu’est-ce qui t’avais pris de porter les vêtements de ton frère ? –dit-il.

             −De temps en temps je les porte, tu sais ?– répondit Olivier. Pour qu’ils gardent leur souplesse. Tu as dû me voir les porter avant, mais ce jour-là j’avais mis les habits les plus voyants et cela a dû te faire croire à une hallucination.

             Le mutique Michel éclata de rire.

             –Je les porte aussi parce que je dois les faire nettoyer périodiquement –poursuivit Olivier. Ce n’est pas parce que mon frère est mort qu’ils ne prennent pas son odeur, et l’odeur d’un mort, je ne te dis pas ! Il y a aussi le fait qu’ils ont beau être rangés dans un bon placard, j’ai l’impression que les couleurs s’estompent si je ne les donne pas au pressing et comme cela me coûte cher, je les porte avant, une ou deux fois pour ne pas gaspiller de l’argent. Bon, je te dis ça mais ne me prends pas au sérieux, ce n’est qu’une raison secondaire, je n’y crois pas trop moi-même, la vraie raison est qu’il faut qu’ils gardent leur souplesse, voilà. C’est ce qu’aurait voulu mon frère. Je peux bien faire ça pour lui. Il se prenait pour un dandy, mais il était surtout un emmerdeur, et il avait son petit côté salaud. Je dois quand même reconnaître que c’était assez généreux de sa part de me laisser l’appartement de nos parents pour que je puisse en profiter tout seul quand j’avais encore du temps devant moi pour vivre ma propre vie. Vivre avec lui était fatigant, ce n’était pas qu’il était envahissant, c’est que sa vie était envahissante pour lui-même. Je lui disais : « Ne crie pas. » Et il me répondait : « Je ne crie pas, je suis en train de parler tout doucement, je te le jure. » Mais c’était l’impression qu’il donnait souvent, assourdissante. Au moment de prendre la décision d’aller finir sa vie dans une clinique à Davos, dans les Alpes suisses, il m’a dit : « Je te confie mes vêtements ». Je lui ai répondu ce qu’il attendait de moi : « Tu peux t’en aller tranquille, je garderai chaque vêtement avec un soin méticuleux ». Quand il me présentait aux amies qu’il amenait dans l’appartement, il leur disait : « C’est mon frère cadet, sa plus grande qualité c’est qu’il soupèse les mots méticuleusement. Je n’ai pas dit ses mots, attention, il peut sortir n’importe quelle connerie ! ».

             –Il savait de quoi il parlait !– s’exclama le mutique Michel.

             Olivier l’ignora. Au café on l’appelait Michel le «mutique» non pas parce qu’il ne parlait pas, mais parce qu’on faisait très peu de cas de ce qu’il disait.

              –Tu en es où dans ta traduction ? –demanda Olivier.

             Ramón lui donnait à lire ses traductions pour qu’il soupèse les mots, comme disait son frère. Olivier avait été verbicruciste pour des journaux et revues, et journaliste chroniqueur de championnats de jeux de table. Il aimait répéter à qui voulait l’entendre que les personnages les plus extraordinaires qu’il avait rencontrés ne se trouvaient pas parmi les joueurs d’échecs mais parmi ceux de ping-pong.

             –La traduction sera bientôt terminée –répondit Ramón.

              –Qui pourrions-nous inviter quand je l’aurai relue ?

              Quand Ramón terminait une traduction, ils fêtaient l’événement avec un grand dîner chez Olivier, et ils invitaient toujours une troisième personne pour donner de la solennité au moment et à leurs solitaires querelles lexicales et syntactiques.

             –Ça va barder ! – dit le mutique Michel.

             C’était son expression favorite. Ils l’avaient invité plusieurs fois. Il se voyait lui-même comme l’invité idéal. Ramón et Olivier se demandaient s’il n’avait pas raison.

​

​

              Quelques jours plus tard, Ramón allait entendre parler de nouveau de cette clinique dans les Alpes dont les résidents (on ne disait pas «patients») et le personnel médical parlaient entre eux l’appelant avec humour La Maison de l’unique souvenir. Officiellement la clinique portait le nom du médecin fondateur, un docteur Gauer.

              Ramón entendit frapper à la porte. Il était dans un état de grande exaltation à ce moment, dû à son travail. Il travaillait à la traduction d’un poème qui l’avait accompagné depuis son enfance et qu’il avait proposé pour une anthologie de poésie latino-américaine que coordonnait le poète péruvien Julio Roque. Il avait cru Julio Roque mort jusqu’à ce qu’il reçoive son coup de fil pour lui proposer de participer à l’anthologie. Ils s’entendaient comme des ennemis jurés : à merveille.

             –Ah, merde !–s’était exclamé Julio Roque. J’espérais que tu ne répondrais pas, que tu serais déjà mort ! Je t’appelais juste par politesse.

 

             On frappa de nouveau à la porte, Ramón eut le réflexe de vérifier d’un geste alarmé qu’il était bel et bien habillé. Depuis ce qui lui était arrivé, sa nudité sur le palier le hantait et si un magicien lui avait proposé d’exaucer un désir il aurait demandé à devenir l’homme invisible dans le souvenir de ce moment-là de sa vie.

             C’était sa voisine qui frappait à la porte, Jeanne, cette fois-ci il la reconnaissait parfaitement. Elle avait toujours son regard peu avenant en apparence, mais c’était la première impression qu’elle donnait et qui n’était qu’une espèce de réflexe professionnel, il le savait. Jeanne était médecin, il savait qu’elle avait pris sa retraite après une dépression et qu’elle poursuivait sa vie de médecin dans des activités de bénévolat.

             En l’espace de quelques jours, la personne qui se tenait en face de lui avait été deux femmes. Une femme inconnue qu’il avait prise pour sa voisine et qui le traitait avec une outrance presque irrespectueuse et une voisine avec qui il entretenait des rapports de voisinage cordiaux mais distants : aussi bien elle que lui craignaient les voisins envahissants. Maintenant il se demandait, avec un certain regret qui lui semblait mystérieux, qui était l’autre femme.

             –Je voulais m’excuser pour l’autre jour – dit Jeanne.

             –Vous excuser de quoi ? Je ne vous ai même pas encore remerciée.

              –J’aurais dû repasser par le café comme je l’avais promis a Magda, au cas où vous auriez eu besoin d’aide pour rentrer chez vous.

             –C’est moi qui aurais dû frapper à votre porte pour vous remercier, mais je craignais de vous déranger.

             –Il faut que nous parlions de ce qui vous est arrivé, je vous le dis en tant que médecin.

             –Je sais, voulez-vous entrer ?

             –Non, je préfère que nous allions quelque part.

             –Allons au café. Il ne fait pas encore trop froid, on peut s’asseoir à l’extérieur.

              Elle n’attendit pas qu’ils arrivent au café pour dire :

             –Olivier vous a parlé de la clinique où est allé son frère ?

​

​

             Quelques jours plus tard, Ramón avait fini la traduction –interminable comme toute traduction littéraire, pensait-il–. C’était un poème qu’il avait écouté à l’âge de sept ou huit ans, de la voix de l’auteur, dans un enregistrement reproduit sur disque vinyle. Pendant longtemps il avait trouvé mystérieux que ces vers restent gravés dans sa mémoire comme s’il les avait compris avec une parfaite lucidité, avant de se rendre compte que c’était quelque chose qu’un enfant pouvait comprendre parfaitement et que là était plutôt le mystère :

             « Hélas, la Mort je ne sais / quelle couleur l’habille/ et je ne sais si je saurai… ! » (de Nicolás Guillén)

            C’était le début des années soixante. Ce souvenir lui apparaissait tellement vrai et flou en même temps, que parfois il lui semblait qu’il aurait pu appartenir à quelqu’un d’autre. Mais c’était tombé sur lui.

            Il avait donné à lire la traduction à Olivier, qui avait soupesé chaque mot comme un Spinoza taillant des diamants philosophiques. Ils pouvaient maintenant convenir d’une date pour le dîner.

              –Tu as enfin une idée de qui nous pourrions inviter ? –demanda Olivier.

             –Jeanne –répondit Ramón sans hésiter.

             Olivier se montra surpris, il réagissait presque comme si Ramón lui dévoilait un secret.

             –Tu crois vraiment qu’elle acceptera ?

             Maintenant il semblait se demander ce que Ramón lui cachait.

             –Elle s’attendra sûrement à quelque chose de ta part –dit Ramón.

              Magda avait raconté à Ramón la raison pour laquelle ils avaient pris leurs distances. En se plaignant que tout ce qu’elle avait fait pour les rapprocher à nouveau avait échoué.

             Jeanne venait de faire pour Ramón ce qu’elle avait fait auparavant pour le frère d’Olivier : elle avait obtenu qu’il soit admis à La Maison de l’unique souvenir. Ils se tutoyaient maintenant et parlaient entre eux de la clinique avec le même sens de l’humour un peu distant qui liait les résidents et le personnel médical.

             Ramón n’avait pas encore prévenu Olivier ni personne d’autre au café qu’il s’en allait, il ne savait pas encore comment le faire. Il avait déjà mis en vente son appartement pour payer les frais de la clinique et faisait de grandes promenades dans Paris.               Jeanne était allée porter personnellement son dossier à Davos pour s’assurer qu’il serait admis, les moyens financiers de Ramón n’étaient pas tout à fait suffisants. Grâce à de riches donateurs, la clinique pouvait faire cela pour quelques patients sous certaines conditions.

             Jeanne avait passé quelques jours à faire du ski avec des médecins de la clinique qu’elle connaissait. C’était par une carte pittoresque de la gare de Davos-Dorf qu’elle avait prévenu Ramón de son admission. « Je suis émue pour toi » avait-t-elle écrit.

             Les gens qui se trouvaient dans l’état de Ramón allaient dans cette clinique pour continuer à vivre le temps qui leur restait en conservant jusqu’à la fin un seul souvenir, malgré l’oubli d’eux-mêmes dans lequel ils sombraient. Une équipe de médecins neurologues et d’autres spécialités menaient des recherches. Il était indispensable d’arriver à l’établissement en étant encore capable de se remémorer sa vie sans de graves défaillances pour que les médecins puissent sélectionner le souvenir approprié dans chaque cas.

 

             Les résidents pouvaient partager leurs souvenirs immuables, se les raconter entre-eux pendant les moments qu’ils passaient ensemble – les repas et les promenades – même si la réalité du partage devenait incertaine, comme la capacité d’écoute de chacun, au fur et à mesure que l’oubli de soi s’aggravait. Des interactions n’avaient pas encore été constatées, mais il y avait de grands espoirs que cela se produise un jour. La médecine aurait percé alors un mystère : A quel type de conscience correspondait cet unique souvenir ? Pouvait-on continuer à parler dans ces cas de conscience de soi ? Les médecins poursuivaient leur travail de laboratoire –comme ils disaient– en même temps que les recherches pour l’amélioration des soins.

 

             Le soir du dîner arriva. Olivier et Ramón avaient l’habitude de s’habiller comme pour une occasion spéciale, cela donnait une touche d’humour à l’accueil qu’ils réservaient à l’invité ou invitée. Ramón se disait que cette fois-ci, pour se moquer de lui, Olivier mettrait sûrement un des costumes voyants de son frère. Lui, il mit un costume sombre ordinaire qui attendait dans son placard l’occasion d’un décès, mais y ajouta une cravate de l’époque où la mode était aux cravates pleines de couleurs, une belle cravate avec des arabesques rouges, jaunes et bleues qu’il avait retrouvée dans son placard. Il ne se souvenait pas à quelle occasion il l’avait achetée ou quand on la lui avait offerte, mais il avait beaucoup de souvenirs dans lesquels il la portait.

             Contrairement à ce que Ramón avait imaginé, Olivier portait des vêtements à lui, aussi démodés que les siens: veste cintrée en tweed marron clair sur un pull blanc crème à col roulé en gros coton. Quand Jeanne arriva, elle lui demanda pour qui il se prenait.

             –Ce sont des vêtements à moi –tint à préciser Olivier.

            –Je sais bien que ce ne sont pas des vêtements à ton frère – lui rétorqua Jeanne.

             Une exaspération qui passa tout de suite. Jeanne remarqua alors la cravate de Ramón et dit :

             –J’adorais regarder les hommes qui portaient de belles cravates pleines de couleurs. Est-ce que tu te souviens quand tu l’as achetée ou qui te l’a offerte ?

              Il avoua que non.

             –Mais j’ai des souvenirs dans lesquels je la porte –dit-il–. Je me souviens qu’une de ces fois je dansais avec une femme que j’aimais à la folie.

             –Si tu portais cette cravate, l’expression « à la folie » est sans doute la plus appropriée –dit Olivier.

             Quand ils allaient se mettre à table, Jeanne les regarda l’un et l’autre comme passant encore en revue leur tenue et dit :

            –Bon, je vais devoir garder mon chapeau à table comme faisaient les femmes autrefois, pour avoir l’air aussi guindé que vous deux.

             C’était un joli chapeau cloche couleur bleue, presque le bleu de ses yeux.

             Ils parlèrent de gastronomie pour commencer. Jeanne avait apporté le dessert, Ramón les fromages et le vin, Olivier avait fait la cuisine.

             –Du canard enragé et il n’y aura pas d’entrée – avait-t-il annoncé.

            Ils parlèrent de la traduction de Ramón, Olivier et lui se chamaillèrent pour amuser Jeanne. Olivier avait pris soin de poser sur la table des recueils de plusieurs auteurs pour que Ramón puisse chercher s’il n’arrivait pas a se souvenir d’un poème qu’il voulait citer. Et puis, à un moment, Jeanne déjà légèrement enivrée par le vin fixa Ramón d’un regard un peu attendri et lui dit qu’elle espérait se souvenir longtemps avec émotion de la belle soirée qu’ils étaient en train de passer. Olivier de son côté crut alors que c’était le moment qu’il attendait et lui dit :                

             –Jeanne, j’ai pris la décision de me défaire des vêtements de mon frère, comme tu me le demandais. Je te promets que je vais le faire.

             Jeanne le regarda au bord de la colère.

             –Pourquoi tu parles de ça ? –dit elle.

             Ils restèrent silencieux, embarrassés. Jusqu’à ce que Ramón dise :

             –C’est ma faute. Je pensais qui si tu acceptais de venir, ce serait parce que tu t’attendais à un geste d’Olivier.

             –Je suis venue parce que je pensais que tu allais lui annoncer que tu t’en allais– dit Jeanne – et qu’après, ce serait dur pour toi de rentrer tout seul chez toi.

             –Tu t’en vas où ? –dit Olivier, mais à l’instant de le dire, il avait déjà compris.

             Ils restèrent de nouveau silencieux. Jeanne évitait de se tourner vers Olivier. Un coup d’œil lui avait suffi. Elle détournait le regard, se rendait compte que ce n’était pas Ramón qui aurait besoin d’elle pour rentrer chez lui, mais Olivier qui aurait besoin d’elle pour rester chez lui. Elle enleva son chapeau, le déposa avec soin sur la table, se tourna enfin vers lui et dit :     

             –Juste pour cette nuit.

            A cet instant, elle rappela à Ramón la première femme à laquelle il avait pensé quand il était sorti tout nu de son appartement, celle qui répondait à son bonjour par un bonjour qui semblait lui signifier :

             –Oui, eh bien, bonjour et pas plus que ça, c’est entendu ?

             Ramón laissa tomber la tête sur le côté et se mit à rire doucement. Olivier commença à réciter pour lui-même le premier poème qui lui venait à l’esprit. Jeanne, imperturbable, commença à servir le dessert.

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