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              Quand mes conversations avec Raoul Lotza ont commencé – puisqu’il faut commencer par quelque part… –, il écrivait une pièce sur Henry James. C’était l’histoire d’un acteur vieillissant qui attendait chez lui une femme dont il avait été amoureux des années auparavant. Elle lui avait demandé de le revoir pour lui dire pourquoi cela n’avait pas été réciproque. Lotza pensait à titrer la pièce Pourquoi cela n’a pas été réciproque, mais c’était un peu un titre à la Oscar Wilde, et cela l’embarrassait ; Henry James ne supportait pas Oscar Wilde, il le trouvait vulgaire.

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              On frappait à la porte et l’homme allait ouvrir pensant – confiant même – que c’était la femme. Il ne l’avait pas revue depuis des années et son coup de fil et sa surprenante raison pour lui proposer de lui rendre visite avaient suscité en lui une curiosité devenue anxiété. Mais au lieu de se trouver devant la femme, il se trouvait devant un inconnu, qui de plus interprétait sa perplexité comme le signe qu’il l’avait reconnu. Henry James était mort depuis 1916. Plus de cent ans. C’était tout à fait invraisemblable – c’est le cas de le dire puisque le but de la scène – théâtrale et d’autres sortes de scènes qui en dérivent – est de nous donner à voir l’invraisemblable. C’était probablement pour cela que Raoul Lotza avait donné à cet acteur vieillissant qui ouvrait sa porte à un écrivain mort depuis plus de cent ans son propre nom.         

              En ouvrant la porte, il avait été décontenancé de se trouver devant cet intrus. Au premier abord, il n’avait pas su quoi dire ; l’autre non plus. Et puis, Lotza avait remarqué que l’intrus s’émouvait de son accueil – comme si on pouvait parler d’un accueil ! Il était déjà presque en larmes. « Quoi donc ? » faisait Lotza agacé. Il ne manquait plus que cela, le brouillard d’une émotion extravagante, signe probable d’un état dépressif. Lotza le savait de par sa propre expérience, il avait beaucoup pleuré sans raison apparente à une époque encore récente de sa vie.

              « Vous m’avez reconnu », a dit l’homme. On peut penser que c’était le moment pour Lotza de se sortir de l’embrouille. De dire : Ne soyez pas ridicule ! Qui diable êtes-vous ?! La question se pose. Pour lui et pour nous après lui. Il hésitait – la raison, j’y suis pour quelque chose, je l’expliquerai plus tard – il hésitait donc et avant de s’en rendre compte il avait laissé passer le moment. L’intrus avait eu le temps de surmonter son émotion. Il tenait à se présenter quand même. Il l’a dit avant de le faire. Quand même : «  Je suis bien l’écrivain Henry James. »

              Il allait ajouter quelque chose, mais il s’était arrêté, soudain interdit : « À ma place, laquelle de mes œuvres choisiriez-vous pour vous présenter dans des circonstances comme celles-ci ? »

              « Quelle question ! Me prend-il pour le souffleur ? ! » s’est plaint Lotza.

              Il attendait toujours la femme, elle pouvait arriver d’un moment à l’autre, il fallait qu’il se débarrasse de l’intrus.

              Il n’y arriverait pas. Quand la femme se présentait enfin, Henry James était toujours là et Lotza était obligé de faire les présentations.

              Un critique a écrit, croyant s’en moquer : « Raoul Lotza a réussi le coup littéraire le plus fumant des dernières années : présenter cette Tiphaine de France à Henry James. »

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              Je connaissais suffisamment Raoul Lotza, je veux dire ses pensées inavouables sur la littérature, sur les grands écrivains, sur ceux de ses contemporains qui l’intéressaient, j’étais capable d’interpréter ce qu’il voulait dire par souffleur, et surtout ne pas dire. Rien de farfelu. C’était une vraie pensée qui se tenait entre le dédain chic de soi-même et la rancœur hautaine devant l’insondable : le souffleur de l’oracle Henry James

              Et puis, revenant à ce Je suis bien (moi) de l’intrus, il m’a expliqué :

              « C’est à mon avis une sorte d’ergo sum. Pas cartésienne, bien sûr. Je veux dire : plutôt pascalien. Je suis bien moi, la seule prière qui vaille ? »

              « Ah, Lotza, je te reconnais bien là ! – ai-je dit. Je reconnais l’ancien dépressif que tu te prétends. Être dépressif c’est comme être alcoolique, mon vieux : que ce soit dans l’excès ou dans la privation également autopunitive, on meurt tel quel : embaumé ! Tu pries le matin pour ne pas boire ? Tu bois le soir pour ne pas t’auto-flageller ? »

              Il a voulu se moquer de mes paroles :

              « Je sens de la rancune dans ta réplique. Tu m’en veux d’être en train de te damer le pion. »

              « Ne chante pas victoire si vite. »

              J’étais déjà l’auteur de Notes pour une pièce sur Henry James (récit de mon échec comme dramaturge).

             

              J’ai dit que j’étais pour quelque chose – ce quelque chose dont Lotza allait faire l’enjeu de La Grande Affaire de ma vie, j’y reviendrai – dans son hésitation, au moment où l’intrus dit « Vous m’avez reconnu ». En effet, quelques mois avant la rencontre entre son personnage et Henry James, j’avais été sollicité par l’université où j’avais fait mes études, pour donner un séminaire. On m’offrait une entière liberté pour le choix du sujet et un billet d’avion en première classe. Je pouvais choisir n’importe quel auteur de la littérature universelle. C’est ainsi qu’on parlait de la littérature dans les endroits reculés du monde occidental, on disait littérature universelle avec une érudition digne des Pères du désert de l’Antiquité tardive.

              J’ai répondu qu’à mon avis, pour n’importe quel auteur ou auteure de la littérature universelle, la première classe ferait l’effet d’un énigmatique voyage sans retour. Et puis, pour me sortir de l’embarras de cette invitation aussi inattendue que suspecte – je n’étais pas devenu professeur, j’avais tourné le dos à une carrière universitaire, je me demandais avec une certaine dose de paranoïa qui était vraiment derrière tout ça –, j’ai proposé comme sujet Henry James, un auteur sur lequel je pourrais – expliquai-je – ne pas donner un séminaire mais faire un prêche. C’était l’auteur que je relisais à ce moment-là, mais comme l’on sait, il n’y a pas de hasard. Lotza m’avait demandé de relire Henry James pour qu’on en parle, sans me prévenir qu’il était sur le point de commencer à écrire une pièce sur lui. Le style de Henry James, qui avait souvent découragé les lecteurs, était devenu dans les dernières années de sa vie encore plus à donner le vertige – Une page imprimée de Henry James me donne le vertige, avait dit quelqu’un qui l’aimait bien pour s’excuser de ne pas le lire –. Ses livres ne se vendaient pas. Son frère, le philosophe William James, fondateur du pragmatisme, le traitait de « curiosité littéraire », il lui disait son style « fait de miroitements, d’insinuations et d’allusions heureuses... » Et aussi : « …l’effet de consistance que tu cherches n’est que parfum et simulacre… » Pourtant, après la période d’oubli qui suivit sa mort, Henry James deviendrait un objet d’étude pour les étudiants de littérature dans les universités. Il avait dit un jour : « J’aurais tellement voulu être populaire ! » Au lieu ce cela, à la suite d’un succès d’estime, il allait devenir un maître. Et puis, le cinéma se mettrait à piocher dans ses œuvres des personnages de femmes. « Sans vergogne – disait Lotza, parce que c’est dans la nature du cinéma d’être sans vergogne. »

 

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              J’espérais que mon choix rappellerait au doyen de la faculté, un ancien condisciple, et aux autres professeurs impliqués dans l’invitation, d’anciens condisciples aussi – je menais une vie de traducteur fauché et Lotza s’amusait à m’appeler Professeur La Mort, et à dire que j’étais l’enfant de Charon – à quel point j’avais été intraitable sur certains sujets quand j’étais étudiant. J’espérais que cela les découragerait peut-être. Mais je n’excluais pas, après coup, que ce choix ne soit aussi une sorte de rappel de mon inconscient, frappé par le souvenir du mot oracle : Leon Edel, son biographe, disait de Henry James qu’il était devenu après sa mort l’oracle. « Exaltant ! » s’était exclamé Lotza. Il trouvait toujours exaltant d’avoir des nouvelles de mon inconscient, disait-il. Moi, je m’étais réveillé un matin, après avoir envoyé ma réponse, plein d’appréhension pour la suite. Lotza m’a dit : « Bah, laisse cela entre les mains de Dieu. » Pourquoi n’y avais-je pas pensé ?

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              Mon argutie n’a pas marché, évidemment. Selon Lotza, l’affaire était probablement déjà entre les mains de Dieu. Non seulement mon sujet n’a pas découragé mes hôtes, mais ils prirent soin de me cacher le nombre d’étudiants inscrits. Je me suis retrouvé à l’aéroport de Roissy, ignorant de ce qui m’attendait. Lotza, dans un geste d’amitié morbide, a voulu m’y conduire dans une 4CV de collection qu’il avait empruntée pour l’occasion au père de la riche bourgeoise qui était sa maîtresse du moment. Il avait l’art de devenir intime avec le père ou la mère des femmes qu’il aimait, mais jamais des deux à la fois. Jamais les deux à la fois était un principe chez lui, mais je serais incapable de dire de quel ordre, si éthique, psychologique ou esthétique. Et nous voilà donc sur l’autoroute, à l’étroit dans cette petite voiture, la plus modeste d’une riche collection. Quand j’étais arrivé à Paris, la 4CV était un modèle Renault sur le point de disparaître des rues. Je datais de ce tournant historique du paysage urbain mon arrivée. Je disais : Je suis arrivé juste à temps pour voir les dernières 4CV rouler autour de la place de l’Étoile. Lotza me l’a rappelé. Il avait des crises de fou rire qui faisaient zigzaguer la voiture. Des conducteurs qui nous doublaient nous faisaient des signes obscènes. Nous ne leur prêtions pas attention. Devant ma mine concentrée, Lotza m’a demandé : « Tu t’inquiètes pour ton prêche ? »

              Il m’a raconté que quand il devait prendre des notes pour donner une conférence sur un auteur classique, il se mettait dévotement sous les auspices d’une petite reproduction – qu’il gardait comme une sainte relique, tellement elle avait fait preuve de ses grâces – de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, et il commençait par se poser la question : Par quel organe dois-je commencer la dissection ? Il m’a conseillé de faire comme lui, cela marchait très bien. Rembrandt était le peintre de la chair, bien sûr. Il peignait la décomposition chez les vivants. C’était cela la lumière. Et même les « illuminations » dans la tête d’un être humain. C’était la raison de la maniaquerie de l’autoportrait chez lui, d’ailleurs. Tout était chair dans sa peinture. La nature aussi et les pans de mur. Les pans de mur des Pèlerins d’Emmaüs.

 

          

              L’évocation des Pèlerins d’Emmaüs me ramenait au rédempteur incognito de Mon heure n’est jamais venue. Quand nous avions fait connaissance, Lotza et moi, nous nous étions découvert une prédilection particulière pour deux passages du Nouveau Testament : celui de Luc qui deviendrait dans la peinture Les Pèlerins d’Emmaüs, et celui de Jean qui deviendrait Les Noces de Cana (pour ce moment où le Christ dit à sa mère : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore venue. » Et pourtant… ) Lotza m’avait alors proposé de monter sur scène avec lui pour fonder une nouvelle religion dont l’objet de dévotion serait le Christ resté incognito pour toujours, le Christ qui n’existe qu’entre le moment de la résurrection et le dévoilement à Cléophas et à son compagnon de pèlerinage. Cléophas et son compagnon ne le croisaient jamais, ils poursuivaient leur chemin et leur vie, et à la fin ils mouraient hantés par une malaise indéfinissable. Comment ce malaise aurait-il pu être représenté dans la peinture ? Ce qui devait se jouer sur scène jetterait une nouvelle lumière sur les représentations des Pèlerins d’Emmaüs et des Noces de Cana. Il y avait beaucoup de personnages qui traversaient la scène, dans des sortes de sketchs, mais les deux principaux étaient une restauratrice réputée de tableaux anciens et un faussaire.

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              Suffisamment de temps avait passé et Lotza avait prévu que les traces surnaturelles – comme il disait – de ma vie dans la ville où j’étais né et où j’avais grandi aient été effacées par Dieu. C’était bien ainsi, j’étais tout à fait d’accord. J’avais prévu de faire un aller-retour très rapide et je comptais passer inaperçu. Le lendemain de mon arrivée, je me suis retrouvé devant un auditoire bondé. Je n’en revenais pas que tous ces gens soient là pour entendre parler des illuminations – les fameux miroitements – de Henry James. J’ai reconnu le sens de l’humour de mes anciens condisciples à l’époque où ils me disaient : « Nous te fournirons le plus grand chapiteau du monde et tu nous feras la grâce de t’écraser sur le sol, c’est ta destinée. » Je me souvenais d’avoir dit un jour à Lotza : « Il n’y a que dans des endroits reculés du monde qu’on peut trouver les plus grands chapiteaux du monde. » Était-ce encore le cas ? Lotza tirerait de cette question la mesure, le tempo – qu’il préférait à l’inspiration –, pour s’aventurer dans le genre historique avec La Tour mudéjar. Il m’avait lu ses notes, quand la pièce en était au stade de l’ode Je Croyais savoir. Ses notes prenaient souvent la forme d’odes. Je n’avais pas osé lui dire, une fois qu’il eût fini la pièce, et qu’elle eût été jouée, qu’à mon avis cela aurait dû rester à ce stade. À notre plus grande surprise, à lui et à moi, cette pièce rencontrerait un certain succès. Lotza se vantait en disant Et de mon vivant ! Il y avait des moments où il voulait être mort.

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              La tour mudéjar – comme disaient les gens de la ville à l’époque où j’y habitais, sans trop vraiment savoir de quoi le mot mudéjar pouvait être la mémoire – était adossée à une cathédrale de style colonial. Tout ce que j’avais réussi à savoir de cette tour Lotza me le faisait dire avec exactitude dans Je Croyais savoir.

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Cette tour était vue par les gens de la ville comme un monument

à peine pittoresque, et son architecte

n’avait pratiquement aucune existence dans leur imagination.

Je croyais savoir qu’il s’agissait peut-être d’un juif maure

chassé d’Espagne par la Reconquista.

Je croyais savoir qu’il se trouvait à Valence

lorsque Rodrigo Díaz de Vivar, dit le Cid campeador,

avait pris cette ville. Enfui d’Espagne

il avait été réduit en esclavage en Amérique.

Je croyais savoir qu’on lui avait commandé pour des raisons méconnues

de construire cette tour.

Je croyais savoir qu’il y avait été enfermé pour les mêmes raisons.

Je croyais savoir qu’il s’en était évadé sans qu’on sache comment.

À moins que quelqu’un ne lui ouvre de l’extérieur,

possibilité qui avait été exclue

par un tribunal ecclésiastique – le pouvoir royal demandait

que le mystère soit éclairci –, aucune échappatoire n’était concevable.

J’aspirais à trouver une formulation pour expliquer cette évasion.

Le prisonnier avait dû la trouver avant moi.

Je croyais savoir qu’on avait émis l’hypothèse qu’il ait pu dissimuler

dans les plans de la tour un passage secret vers l’extérieur.

De ce passage ne restait que le secret des mots,

personne n’avait pu le trouver

Je croyais savoir la conclusion du tribunal :

La seule possibilité d’arriver à une certitude

c’est d’enfermer quelqu’un à sa place.

                                                                                       

              Entre-temps, cette tour de magie avait été mise en valeur, par souci patrimonio-touristique, comme un bijou de l’architecture de l’époque. Entre-temps aussi, la mesure que contenait le mot reculé avait perdu presque toute signification. On pouvait même se dire que le sens initiatique du voyage dans les récits de voyages était devenu vain, la littérature n’avait plus aucun sens.

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              À mon retour, Lotza m’attendait à l’aéroport, dans le même état d’esprit morbide dans lequel il m’avait conduit à Roissy pour mon départ. Il avait aussi la même voiture. Il était impatient de savoir comment j’avais exposé le cas Henry James à mon auditoire. Et c’est le vague souvenir de mon compte-rendu qui viendrait le perturber à l’instant où son personnage ouvrait sa porte à l’intrus et l’entendait dire Vous m’avez reconnu. Le souvenir de l’idée qui m’avait guidé dans mon prêche – comme nous disions, lui et moi – avait traversé son esprit : la crédulité dans l’œuvre de Henry James, la quintessence, cette substance éthérée que certains philosophes de l’Antiquité ajoutaient comme cinquième élément aux quatre éléments traditionnels (je crois savoir qu’on trouve cette quintessence dans le Larousse).

              Lotza s’était alors arrêté brusquement sur le bord de l’autoroute, au risque de provoquer un accident, et cette fois-ci, au lieu d’avoir une crise de fou rire, il avait éclaté en sanglots.

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              C’est pendant la période du Contrat de mariage que je devais faire la connaissance de la jeune maîtresse de Lotza et de son père, le collectionneur de voitures anciennes, à l’occasion d’un voyage à Bruxelles pour assister à la première du Tour d’écrou de Benjamin Britten au Théâtre de la Monnaie. Lotza m’a appelé un jour pour me dire que le père nous invitait. De toutes les adaptations des œuvres de Henry James, c’était la seule qui m’intriguait vraiment. Un opéra. Si le père de la maîtresse de Lotza voulait me faire plaisir, c’était gagné. Mais j’étais surtout inquiet.

              « Pourquoi m’invite-t-il aussi, moi – ai-je dit. Qu’est-ce que je viens faire dans ton ménage, ou disons plutôt manège ? »

              Je me demandais quel rôle Lotza voulait me faire jouer.

              « Je lui ai raconté que tu songeais à écrire des Conversations avec moi, ça l’a beaucoup impressionné. Devant lui, tu m’appelleras maître. »

              L’air de rien, il venait de transformer mes Conversations en genre littéraire. À ce prix, je voulais comprendre un peu plus. Il me reprochait de vouloir aller toujours plus vite que sa musique. Et alors ? Pourquoi devrais-je ralentir ? Ma vie, dans mes conversations avec lui, n’était que du vent. Je lui ai donc demandé pourquoi il faisait référence à la fille du collectionneur de voitures anciennes (c’était pratiquement tout ce que je savais d’elle) en disant ma maîtresse au lieu de ma petite-amie ou ma compagne ou ma promise, ou je ne sais quoi d’autre.

              « À cause de sa taille – a-t-il dit, elle est très grande, plus grande que moi, je ne pourrais pas dire ma petite amie sans me sentir rabaissé. J’ai décidé de l’appeler ma maîtresse, c’était ça ou porter des claquettes pour sortir avec elle. »

              « Tu veux dire des talonnettes ? »

               « J’ai bien dit des claquettes, merde ! »

              « D’accord ! D’accord ! Au diable les talonnettes ! Mais, es-tu sérieux ? As-tu vraiment l’intention de te marier avec elle ? »

              « Le père m’a fait comprendre que si j’osais la comédie de la demande en mariage – et à mon âge de célibataire à mettre au rancart ! – il ne me laisserait pas tout seul sur scène, il négocierait personnellement avec moi le contrat de mariage, il est à peine de quelques années plus âgé que moi. Il m’a dit, texto : Mon petit Raoul, vous vous y connaissez en scène, moi je m’y connais en business. Mon imagination n’a pas pu résister, je suis parti dans un délire total. Je me suis mis à rêver jour et nuit que son petit Raoul  le mettait sur la paille, cet homme d’affaires que la chance m’offre comme beau-père. »

              Lotza en était là, dans ses relations avec le père de sa jeune maîtresse, à rêver de plumer un riche homme d’affaires en glissant je ne sais quelle ingénieuse clause dans Le Contrat de mariage. Du délire total ? Je n’en étais pas si sûr.

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              Je n’aurais jamais pu me payer une si bonne place à la Monnaie, mais ce n’était pas que pour cela que j’acceptais la douteuse invitation. Si mariage il devait y avoir, je préférais me préparer, je devrais faire de la place à la mariée dans les Conversations.

              Nous nous sommes retrouvés sur la dalle en marbre blanc et noir du hall. Qu’ils sont beaux et luisants les trottoirs à Bruxelles, songeais-je, regardant les pointes de mes chaussures neuves, achetées pour l’occasion. Lotza exagérait un peu, si Belle était plus grande que lui, elle n’était pas plus grande que moi. Elle n’avait pas l’air Française et pour cause, sa mère était Lituanienne. Et c’était à sa mère qu’elle devait les centimètres en plus qui obsédaient Lotza.

              « Vous et moi nous venons d’horizons différents » a-t-elle dit, en m’embrassant.

              D’horizons différents ? Je me suis demandé quelle distance elle entendait par là.

              « Vous êtes arrivé par quel moyen ? » m’a demandé le père.

              Je les ai regardés l’une et l’autre.

              « J’ignorais que j’étais déjà arrivé » ai-je-dit.

              Belle m’a souri avec une indulgence inexplicable. Elle essayait de voir loin en moi, sans avoir l’air de trop se précipiter. Elle penchait la tête vers moi pour me parler ou pour m’entendre même si ce n’était pas nécessaire, c’était un geste qui lui venait tout naturellement, du fond du cœur pouvait-on dire, comme c’est le cas avec les madones pleines de grâce. J’ai deviné que c’était ce geste qui avait séduit Lotza, et qui inspirait à son père une confiance de joueur gagnant devant la personnalité de ce dramaturge à laquelle il ne comprenait presque rien et que pourtant il voulait attirer à sa table de jeu. Lotza m’avait dit : « À une époque antérieure de la littérature française, il aurait voulu devenir mémorialiste pour sceller littérairement sa réussite et pour cela, il se serait offert le « nègre littéraire » le plus cher de la place de Paris. Mais aujourd’hui, il cherche à savoir comment il doit se démerder, au temps de tics et de tocs sur internet. » De mon côté, j’étais prêt à parier avec cet homme d’affaires, que Lotza avait trouvé le fil de la pièce qui le rendrait populaire et lui ferait gagner de l’argent. C’était un bluff tout à fait à ma portée. Lotza, disait :  « Le diable est dans les détails, et le secret dans le dédain. »

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              Le père de Belle m’a pris par le bras pour m’emmener à part. J’étais partagé entre l’envie de rester auprès de Belle à lui tendre mon oreille et la curiosité de savoir ce qu’il comptait me demander. Je n’ai pas opposé de résistance, j’étais bien obligé de convenir que je n’étais encore, pour l’instant, que son invité.

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