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-mars 2016

LA FEMME DE L'HOMME INVISIBLE (1)

            Je montrais à ma petite nièce comment bougent les pièces sur l’échiquier. Au départ, je ne poursuivais aucun but, je ne m’attendais à rien. Ma sœur est mère célibataire et je ne connais pas le père de ma nièce, j’ignore tout de la relation qu’ils ont eue, elle a décidé de garder le silence. La seule fois que je lui ai demandé une explication, elle m’a répondu : « Et si moi-même je n’en savais rien ? » Du coup, j’ai trouvé le rôle d’oncle démesuré pour moi. « Qui te demande d’être un oncle ? –a dit ma sœur. Tu seras tonton. » J’ai détesté ce mot.

 

            J’ai commencé à raconter à Chloé des histoires de l’histoire du jeu  d’échecs, en jouant avec les pièces sur l’échiquier. Aujourd’hui, je vais te raconter La dernière chevauchée de Ruy Lopez, une histoire que j’ai inventée en m’inspirant d’une variante de la partie espagnole, dont je m’étais souvenu la veille, avant de m’endormir. Autrefois, je lui avais raconté Je t’interdis de me coucher, l’histoire d’un joueur à qui son roi interdisait de le coucher, même dans les championnats internationaux, et qui du coup ne dormait jamais. Le joueur s’appelait Bobby F.

 

           Ma sœur, dont l’ouïe et la vue tournent sans cesse autour de sa fille comme si elle était encore dans son ventre, m’avertissait de temps en temps J’entends tout ! Quand ma sœur était enfant, elle jouait mieux que moi. Je ne parle pas d’échecs, je parle de n’importe quel jeu (idiot) d’enfants. Elle prétend que ce n’est pas vrai. « Pourquoi tu racontes ça ? » La plupart du temps je la voyais comme une enfant sourde et aveugle, depuis qu’elle est devenue mère je la voie toute ouïe, toute vue. Une étrange planète sur orbite.

 

           J’ai poursuivi avec mon manège sur l’échiquier devant Chloé. Je m’entêtais sans vouloir reconnaître que maintenant je poursuivais un but. Je captais son regard, et chaque fois que je le perdais, il me semblait que je le perdais pour toujours et j’étais effondré.

 

           Elle se laissait amener à écouter. Elle regardait l’échiquier, et puis elle détournait la tête. Quand elle regardait l’échiquier, elle suivait d’un air absent ou bête les mouvements que j’imprimais aux pièces. Là, elle a avancé sa petite main hésitante vers le tableau. Quelle pièce allait-elle prendre ?

 

             C’était comme de la voir passer un test dont l’interprétation du résultat resterait énigmatique. Cela appelait une prière. Et si de ce choix dépendait son avenir ? Elle avait peut-être même une destinée qui était sur le point de se jouer. Sa petite main est restée suspendue en l’air. De sa bouche entrouverte coulait un très mince fil de bave. Elle a lancé un petit cri et a barboté deux mots : Deep Blue.

 

               Le rire de ma sœur, venant de je ne sais pas où dans l’appartement, a fait le tour de la pièce. Ce n’était pas une histoire que je lui avais racontée. Sale garce.

 

               L’histoire de Garry Kasparov et de l’ordinateur Deep Blue me mettait mal à l’aise quand j’étais enfant. J’admirais Kasparov. Je l’admirais plus qu’aucun autre joueur. En même temps, je ne pouvais pas m’empêcher de lui en vouloir.

 

               J’avais tanné ma mère pour qu’elle me place dans un établissement scolaire où je pourrais faire du russe en première langue, je me disais que si je lui écrivais en russe j’avais plus de chances d’attirer son attention, je voulais entrer en contact avec lui. Madame Kozlov, ma professeur, a accepté de m’aider à lui écrire une lettre. J’étais son meilleur élève. « Comment peux-tu être le meilleur quand tu es le seul ? » disait ma sœur.  Pour une fois qu’elle posait la bonne question...

 

               Dans ma lettre, j’expliquais à Kasparov mes doutes sur le match qu’il avait perdu contre Deep Blue. Au bout de cinq semaines, j’ai reçu une réponse. Il m’invitait à aller le voir à Moscou. Madame Kozlov n’en revenait pas. « Je t’avoue que je n’ai pas été impressionnée par ce que tu disais dans ta lettre, quelque chose a dû m’échapper. On peut considérer que c’était normal de ma part, si tu es vraiment un... » Elle s’est soudain tue comme si elle se ravisait. « Je veux dire : si tu t’y connais vraiment.. . » Je me suis posé des questions sur ce qu’elle avait transposé dans la lettre chaque fois qu’elle disait : « Cela n’est pas clair, il faut le tourner autrement. »

 

                Il n’était pas question que l’homme invisible, le mari de ma mère –je n’osais pas dire mon père, j’étais un enfant superstitieux mais je n’aurais pas su dire exactement ce que je craignais– il n’était pas question qu’il sorte de l’argent de ses poches vides pour me donner de quoi payer le billet d’avion, le séjour à l’hôtel, et la bouteille de vodka avec laquelle j’avais l’intention de conclure ma vie d’enfant pour entamer précocement mon adolescence (et merde ! l’enfance, ras-le-bol !) Il avait beau être invisible, il n’était pas magicien, disait ma mère, qui selon ma sœur lui trouvait toutes les excuses et toutes les justifications imaginables.

 

                 Ma sœur, j’avais beau la voir sourde et aveugle à l’époque, elle était beaucoup plus éclairée que moi sur les choses de la vie ; quand je lui ai appris que j’avais l’intention de me soûler à la vodka pour conclure mon enfance, elle m’a dit : « Tu me prends pour une idiote ? Je dirais plutôt que ce que tu as l’intention de faire c’est t’offrir une call-girl russe qui te donne des baffes pour entamer triomphalement ton adolescence ! » Je n’ai pas pu m’empêcher de lui exprimer mon admiration : « Tu as une connaissance des choses de la vie qui m’épate ! » Elle s’est mise en colère. « Tu me rends folle ! Ce n’est pas possible ! Je me sens presque une adulte en le disant ! Parfois je préférerais que tu n’existes pas ! Je ne suis pas un génie de choses de la vie, abruti ! Je suis une sale garce, il est temps que tu l’apprennes ! » J’étais ennuyé. « Est-ce que ce n’est pas la même chose ? » Elle m’a donné une baffe.

 

                Ma sœur et moi parlions comme si j’allais bientôt partir pour Moscou. Pourtant, sans argent, c’était impossible. « Et si tu faisais la call-girl et ramassais plein de fric pour moi ? » Elle m’a ri au nez. « Je suis encore trop jeune, et je suis moche. Retourne à ton échiquier, tête de nœud. » Elle se déhanchait devant la télé. La plupart du temps, je ne la trouvais pas moche, mais là elle l’était.

 

              Madame Kozlov était catastrophée. « Dans ma vie d’enseignante j’ai vu des destinées injustes, crois-moi, mais ce qui t’arrive est affreux. » Quelques jours plus tard elle m’a dit : « J’ai une solution, mais c’est une solution désespérée et qui pourrait être dangereuse. Très dangereuse même. Dis à tes parents de venir me voir. »

 

                Ma mère se demandait de quel méfait je m’étais encore rendu coupable. Ma sœur était excédée. « Tu vois ? Toi, tu te rends coupable de méfaits alors que moi je ne fais que des bêtises. Ce n’est pas juste ! Elle aussi est convaincue que tu es plus intelligent que moi. Si même ma mère ne croit pas en moi, comment ne pas m’affoler de ce qui m’attend dans la vie ? » Et puis, levant les yeux au ciel et ouvrant les bras avec des airs de tragédienne (elle le faisait très bien !) : « Dieu, si tu existes, réponds-moi, je t’en conjure : Est-il est absolument indispensable que j’égorge mon petit frère pour qu’on me prenne au sérieux ? »  Pourtant, l’homme invisible croyait en elle sûrement plus qu’en moi, il n’arrêtait pas de lui répéter qu’elle avait une vocation de tragédienne. « Tu parles ! Il ne vit que pour lui-même. » Je ne comprenais pas pourquoi elle disait ça, mais je savais que je ne tirerais rien d’elle si je la questionnais franchement. « Comment tu sais ça ? » Elle m’a regardé avec le plus grand mépris. « Il est invisible, tu ne comprends pas ? Tu es comme maman. Je suis née dans une famille de génies de l’espèce des demeurés. Quelle chance ! »

 

 

               L’homme invisible a tenu à accompagner ma mère à l’école, ce qui la rendait très nerveuse, je me demandais pourquoi, il était invisible en fin de compte.

 

               Ils se sont enfermés avec madame Kozlov dans la salle des profs. Quand ils sont ressortis, ma mère et l’homme invisible souriaient. Ma mère (et l’homme invisible) ayant donné leur consentement, madame Kozlov m’a exposé ce qu’elle appelait son plan. J’apporterais à Kasparov, cachées dans mes affaires, des lettres de Russes expatriés qui soutenaient sa fronde contre Poutine (apparemment, il avait créé un petit mouvement politique). En échange, les expéditeurs de ces lettres payeraient mon billet d’avion. Madame Kozlov avait obtenu de ma mère (et de l’homme invisible ?) qu’ils s’engagent à contribuer aux frais des dépenses somptuaires. Je serais logé et nourri. « Somptuaires ! –s’est exclamé ma sœur. J’imagine bien comment on dit ça en russe ! » 

 

            Le soir, à la maison, l’homme invisible m’a appelé le tombeur de femmes russes. Ma mère et lui ont parlé de la gentillesse de madame Kozlov. « Et elle n’est pas que gentille ! Pas que gentille ! –disait en riant l’homme invisible à ma mère. Sous sa robe modeste elle cache un corps somptueux, cette femme, crois-en mon don d’observation. » « Ton quoi ?! » Ma mère, rassérénée après l’épreuve – Encore une épreuve, disait ma sœur, la vie de ma mère avec l’homme invisible était selon elle, une succession d’épreuves–  était maintenant prête à s’amuser de la situation elle aussi. « Tu avais peur que je la suive où ? » riait l’homme invisible.

 

              Le jour de mon départ, j’ai appris que l’homme invisible ne viendrait pas  à l’aéroport. Il n’y avait plus de place dans la voiture, ma mère avait invité madame Kozlov à venir avec nous. Elles étaient devenues de bonnes amies. Madame Kozlov avait proposé à ma mère de l’aider avec les démarches pour mon visa et les autres formalités. Un enfant qui voyageait seul en Russie ce n’était pas un cas très courant. Des amis à elle m’accueilleraient à mon arrivée à l’aéroport de Moscou.

 

               J’avais quand même l’impression qu’en invitant madame Kozlov, ma mère se donnait du mal, mais je n’en voyais pas trop la raison puisque l’homme invisible lui répétait chaque fois qu’il était question de prendre la voiture en famille : « Si ce n’est pas moi qui conduis, ne compte pas sur ma doublure. »  C’était une blague ? Avec lui, on ne savait jamais. A l’époque où ma sœur et moi avons compris qu’il était invisible (avant, nous ne nous en rendions pas compte) ma mère a fait une dépression nerveuse, et il lui a alors proposé, pour l’aider à s’en sortir, de mettre des lunettes de soleil pour qu’elle sache quand il blaguait. Ça n’a pas marché très longtemps. Ma mère a commencé à se demander si les lunettes de soleil ne lui allaient pas mieux quand il était sérieux. L’homme invisible protestait : « Et si je mettais aussi un cache-sexe et un chapeau melon ! »  Entre temps, c’était lui qui sombrait dans la dépression, en s’apercevant qu’il était devenu invisible pour lui-même, ce qui, pour  lui même n’était pas possible, puisqu’il l’avait toujours été.

 

             Le jour de mon départ (encore) j’ai soudain trouvé étrange la manière dont ma sœur avait accueilli la nouvelle de mon voyage dès qu’il était devenu possible. Dans la voiture, en allant à l’aéroport, je lui ai dit : « Tu es contente de te débarrasser de moi ? » Je ne partais que pour dix jours mais moi-même j’avais l’impression de partir pour toujours. Elle m’a adressé un regard incrédule, comme si à m’entendre lui poser cette question un déclic s’était produit dans son esprit. « Tu comptes revenir ? De Russie ? » Elle était sincèrement convaincue que je ne reviendrais pas. Elle imaginait la Russie comme l’endroit où son petit frère disparaîtrait. J’ai alors réalisé que moi aussi, et j’ai eu peur. Je me suis rapproché d’elle. Elle m’a pris dans ses bras.

 

             J’avais trouvé la manière de ramener l’attention de Chloé sur l’échiquier. C’était tout bête, chaque fois qu’elle essayait de s’évader en bafouillant je ne sais pas quoi, je lui disais : « Encore ? » « Encore » répétait-elle. Encore était le mot qu’elle savait le mieux faire couler de sa bouche. Et puis, j’ajoutais un autre mot. Ils s’en suivirent d’autres, et beaucoup d’histoires sur l’échiquier. Il me semblait qu’elle montrait une petite préférence pour Le fou qui voulait aller droit dans le mur. Moi, j’avais une petite préférence pour celle où Deep Blue perdait contre Kasparov et s’exclamait C’est inhumain !, là où Kasparov avait dit C’est d’une profondeur humaine, en commentant les deux coups avec lesquels Deep Blue l’avait battu.

 

            Chloé a enfin commencé à parler mais elle n’osait pas trop bouger les pièces. Chaque fois qu’elle osait y aller, il me semblait que l’échiquier était un mystérieux organisme vivant et que l’avenir de Chloé était entre ses mains.

 

             Le jour où elle m’a demandé où était son père, j’ai été pris par surprise. Je  me suis senti piégé par ma sœur. J’ai réagi comme n’importe quel être humain dans les mêmes circonstances, j’ai essayé à la fois de refouler la question et de ramener Chloé à la (soi-disant) raison : « Tu ne veux pas que je te parle d’abord de tes grands-parents ? » « Je t’entends ! » a crié ma sœur. J’ai compris qu’elle craignait encore plus que ce que je pouvais raconter à Chloé sur son père (sur qui, comme je l’ai déjà dit, je ne savais rien),  l’embarras de ce que je pouvais lui raconter de nos parents.

              Perturbée par ma réaction et par l’inquiétude de sa mère, Chloé s’est mise à produire des sons en se couvrant la bouche avec ses mains comme si elle voulait cacher les mots qui en sortaient. Elle a fini par articuler : « J’ai fait des rêves. » Elle faisait semblant de ne pas s’adresser tout à fait à moi. Nous étions assis par terre, j’ai bondi. « Tu veux me raconter tes rêves, c’est ça ? Ce n’est pas possible. Tu es trop petite pour faire des rêves. Les adultes font des rêves (et encore, c’est ce qu’ils croient !), les enfants font des cauchemars. »

 

             Je suis allé chercher ma sœur. Je l’ai trouvée dans sa chambre. Elle était allongée sur le lit, un bras plié sur le front.

 

             « Tu l’as amenée chez un psy ! Je t’avais dit que ce n’était pas la peine ! Je t’avais dit de la laisser tranquille ! C’est inhumain ! »

 

              Voilà que je me mettais à parler comme Deep Blue. Elle s’est relevée. Elle pleurait.

 

               « Tu t’es maquillée ? »

 

               « Bien sûr. »

 

               Elle le faisait très rarement.

 

               « Pourquoi ? »

 

               « Que tu peux être cloche, parfois. Je me maquille quand je sais que je vais avoir envie de pleurer, pour m’empêcher de le faire. »

 

                Ma colère revenait.

 

                « Ça ne marche pas toujours, tu vois ? Il n’y a rien qui marche toujours. Le psy ne marche pas toujours ! »

 

                Elle se nettoyait la figure avec le bout des doigts.

 

                « C’est la première fois que ce foutu maquillage ne marche pas. Comment ça se fait ? »

 

                 « Tu devrais demander à un psy, peut-être ? »

 

                 « Eh merde ! »

 

                  Elle s’est remise à pleurer.

 

                  « Va-t’en ! Va-t’en ! »

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