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Gustavo Zafra

LES FUNÉRAILLES D’ADAM CHERKASOV

                                                                                                                                                             

       

 

                                                                                                                                                      Nouvelle publiée en 2012-13 revue par l'auteur

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             La journée s’était annoncée sans accrocs. Du ciel bleu, une joie émoustillante dans l’air. Pourtant, dans l’après-midi, Adam Cherkasov fut terrassé sur un trottoir du boulevard Raspail par ce qui ressemblait à une crise de lombalgie. Aucun tiraillement musculaire, aucune mordante contraction ne l’avait mis en garde au lever du lit. C’était d’autant plus humiliant. Il se sentit l’homme le plus misérable de la création. Au point de se demander si au lieu d’une crise de lombalgie, il n’avait pas été frappé par l’annonce de sa mort imminente.

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             Qu’un homme de science décède sans se rendre compte de ce qui lui arrive, eh bien, tant pis pour lui, la science n’est pas la garante des conditions scientifiques de la mort d’un scientifique. Qu’un philosophe s’éteigne pendant qu’il fait sa sieste, c’est heureux pour lui, la philosophie fait ce qu’elle peut : s’appliquer à convaincre le sujet de l’irrémédiable de son échec. Qu’un homme politique décède de mort subite, et vogue le navire. Mais un poète qui s’éteint sans en avoir conscience, c’est un poète qui a failli. Quelles qu’en soient les circonstances, c’est toujours une faute. Il le sait. On pourra toujours se dire, bien sûr, que certains de ses poèmes ont été écrits en prévision, et si par fortune ils sont réussis, il méritera la bienveillance de la postérité. Adam, lui, ne se faisait aucune illusion sur la postérité, sa faute serait d’autant plus impardonnable.

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              Des crises de lombalgie, il en avait souvent eues, mais jamais d’aussi fulminantes et douloureuses. Il marchait en direction du boulevard de Montparnasse quand cela lui arriva. Il revenait d’une visite au cimetière. Il n’était pas loin de l’embranchement du boulevard de Montparnasse et de la rue Delambre. Il réfléchissait à la sonorité suspecte à son oreille du nom de cette rue – de l’ambre – comme des noms de toutes les pierres précieuses. Il se déviait de son sujet de réflexion ce jour-là : la raison de sa visite au cimetière. Et soudain, le ciel semblait lui commander de ramper vers l’enfer.

             Adam avait vécu à Paris un peu plus d’un an, au début de son exil, et il rêvait d’y retourner pour un long séjour. Il avait le sentiment d’avoir raté quelque chose dans cette ville, quelque chose qui s’était présenté à lui et qu’il n’avait pas su interpréter. Aux États-Unis, il comptait une petite cour d’admirateurs et admiratrices sur la côte Est. Il les appelait Le Club des mauvais esprits. Il n’était jamais tout à fait sûr de ce qu’il devait penser de l’image qu’ils lui renvoyaient de lui-même. Ils étaient tour à tour trop crédules ou sérieusement désabusés. Il leur avait servi une version de son séjour à Paris qui semblait les ravir, il leur avait raconté qu’il passait ses journées planqué au Musée Guimet, où il se cachait du KGB, des dieux grecs et des empereurs romains, et que pendant ces longues journées il était devenu un spécialiste de l’art khmer. Les Mauvais Esprits, ravis de prendre un poète au mot, le mirent en contact avec des collectionneurs.

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             Un jour, en rentrant de Philadelphie à New York en voiture, il fut arrêté par la police et accusé d’escroquerie. Juste quand il commençait à gagner de l’argent avec des expertises. Devait-il attribuer sa disgrâce à l’excessive crédulité de ses admirateurs ou à leur désabusement ?

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             Il en conclut qu’il allait devoir se contenter de vivre à l’ombre du désenchantement que représentait pour lui l’admiration de ses quelques lecteurs aux États-Unis, et de ceux qu’il avait laissés en France, rencontrés à l’occasion du Marché de la Poésie, sur la place Saint-Sulpice, à Paris, et avec lesquels il entretenait une correspondance régulière.

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             Il sortit de prison au bout de cinq mois et commença une vie de petits boulots. Périodiquement, le projet de traduction de ses ouvrages en français refaisait surface et n’aboutissait jamais. Par contre, les démarches de ses lecteurs français aboutirent à quelque chose qui lui sembla insolite : on lui faisait savoir que la Bibliothèque nationale de France serait intéressée par sa correspondance, le jour où il serait prêt à en faire donation. Il communiqua la nouvelle aux membres de son club de lecteurs et lectrices avec le secret espoir de les émouvoir suffisamment pour qu’ils décident de lui financer un séjour à Paris. Il ne fit que les vexer, ce que les Français avaient obtenu représentait infiniment plus que les récitals qu’ils arrivaient à lui décrocher de temps en temps, dans de petites universités où ils se relayaient pour l’accompagner avec le plus grand dévouement. Il eut honte d’avoir conçu pareil espoir. Cette honte consacra son délaissement de l’art khmer et son retour dans le giron des dieux grecs et des empereurs romains.

             Il poursuivit sa vie modestement, à l’ombre d’un désenchantement plus vaste. Il devint généreux avec ses quelques lecteurs, qu’il appelait mon comité de lecture. Il écrivit des poèmes magnifiques. Aux dires de ses lecteurs, il atteignait la cime de son art. C’était peut-être vrai et il était temps qu’il dégringole.

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             Un des membres de son club de lecteurs apprit par quelqu’un qui allait régulièrement à Paris faire les marchés aux puces, qu’on pouvait louer pour quelques jours un caveau au cimetière de Montparnasse comme on loue une chambre d’hôtel. La possibilité de louer un caveau juste pour quelques jours dans un cimetière ressemblait plus à une idée positiviste qu’à un fait qui pourrait devenir avéré. Une idée sans doute vraie puisqu’elle provenait du pays où un grand écrivain avait titré ses mémoires « d’outre-tombe », et le grand poète Baudelaire s’était fait le plus grand traducteur de cet amateur de chats des cimetières qu’était Edgar Allan Poe. Pour le club de lecteurs et lectrices d’Adam Cherkasov seulement un poète saurait que faire d’un caveau en location comme une chambre d’hôtel dans le cimetière de Montparnasse. Pour eux, c’était vraisemblable, ils connaissaient ce poète.

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             Adam s’en voulut d’avoir douté du dévouement de son Club de mauvais esprits. Ils veillaient vraiment sur lui. Ils s’occupaient de le garder relié à une réalité qu’il avait tendance à ignorer. Ainsi lui firent-ils savoir qu’ils avaient obtenu de la Fondation Guggenheim qu’elle lui concède une bourse pour un court séjour à Paris. C’était une modeste bourse qui lui était accordée pour qu’il fasse la donation de sa correspondance à la BNF.

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             Des mauvais esprits déguisés en Bonnes Grâces. Bien leur en prenait. Vous allez voir. Je rendrai divine votre bienveillance. Vous avez su apprécier à sa juste valeur la conviction extravagante que je porte en moi. Voilà comment on peut la formuler, cette conviction, à cette occasion : Paris ne m’opposera aucun déni.

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             Il avait choisi un hôtel situé sur le boulevard de Montparnasse en se disant que les pompes funèbres qui proposaient la location du caveau se trouveraient très probablement quelque part dans les alentours du cimetière. Le lendemain de son arrivée, la réceptionniste le détrompa. Elle passa en revue sur l’écran de son ordinateur les adresses des pompes funèbres autour du cimetière. Elle dut élargir la recherche et trouva enfin une adresse dans le 4e arrondissement. Elle la lui écrivit au dos de la carte de l’hôtel, ainsi que le numéro de téléphone. Adam enleva ses lunettes et se mit à examiner minutieusement l’écriture de la jeune femme. Un peu embarrassée, ne sachant pas très bien comment réagir, elle lui proposa de lui montrer l’adresse sur le plan.

             « Oh non, merci mais ce n’est pas la peine, je connais très bien Paris. Je regardais votre écriture, vous avez une très belle écriture. »

             « Merci. »

             « Le seul métier pour lequel j’échangerais le métier de la poésie, ce serait pour celui d’expert en graphologie. Il paraît que cette science reste très vivace en France. »

              « Vivace » – répéta-t-elle, éberluée.

              Eh oui, cette jeune fille n’avait jamais entendu quelqu’un déclamer le mot vivace.

              « Vous êtes poète ? »

             « Adam Cherkasov, russo-américain et francophile. »

             Maintenant elle savait que ce nom était le nom d’un poète. Elle lui sourit encore. C’est par le sourire niais des jeunes Méliades que Zeus congédie/Le poète vieillissant : Ne nous fais par rire, Grec ou Troyen, tu as trop vécu./Tu n’as plus de bras, tu ne peux plus gagner la guerre./ Quant à la perdre, en tes larmes personne ne croit plus.

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              Il appela du téléphone de la réception les pompes funèbres. Il expliqua qui il était, son club de lecteurs/lectrices s’était occupé de réserver le caveau. Il y eut comme un tintement dans la voix à l’autre bout du fil : Ah euoui ! Il sourit à la réceptionniste qui le suivait du regard attentivement. C’était une voix de jeune femme aussi au bout du fil. Elle lui demanda s’il voulait se rendre à l’adresse de l’agence ou préférait qu’elle se déplace à son hôtel. Elle semblait lui parler comme s’ils échangeaient des sous-entendus. Il s’amusa avec l’impression de s’adresser à une agence de call-girls. Allait-il devoir se payer une call-girl avec l’argent de la Fondation Guggenheim pour ne pas décevoir son Club de mauvais esprits ? J’irai à l’agence, répondit-il.

 

             La réceptionniste ne l’avait pas lâché des yeux, elle attendait impatiente qu’il raccroche pour lui dire : « Monsieur Cherkasov, c’est la première fois que je me trouve devant un poète en chair et en os. » Il resta un moment pensif et puis lui demanda de l’accompagner se regarder en chair et en os dans la glace qu’il y avait dans le salon, avec sa chair et ses os à elle à ses côtés.

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             Il alla ensuite se promener au cimetière. Il choisit de s’arrêter devant l’emplacement où reposait le poète César Vallejo. Il s’adressa à lui – qui se prénommait César – et à travers lui à tous les poètes enterrés dans le cimetière, célèbres ou méconnus. Il leur dit : « Je sais que vous m’enviez tous, vous auriez préféré être juste en location, comme moi je vais l’être, qu’à demeure. »

 

 

            Il rentrait à l’hôtel lorsque la crise de lombalgie le foudroya. Des passants commençaient à s’attrouper autour de lui. Il était par terre, dans une position de contorsionniste. On voulait l’aider. Il y avait un banc à quelques mètres, il serait mieux à se contorsionner là que par terre, il le savait beaucoup mieux qu’eux. Il voulait leur faire comprendre la souffrance qui le paralysait. Au moindre mouvement, les dieux remuaient dans son dos les vingt-trois traîtres couteaux qui avaient frappé César.

 

             « Êtes-vous un vrai païen ? » lui demanda une belle jeune femme au regard myope.

             « De quels dieux parlez-vous ? Les dieux grecs ? Les dieux romains ? » lui demanda un homme d’un certain âge qui portait beau chapeau.

             Adam ne saisissait pas. Il avait l’impression d’avoir la gorge nouée, comme dans ces cauchemars où on essaie de crier, sans arriver à produire le moindre son. Aucun mot ne sortait de sa bouche, pourtant ces gens lui parlaient comme s’ils étaient dans une conversation avec lui.

             « Doit-on comprendre, monsieur, que vous ne voulez pas qu’on vous appelle un médecin mais un prêtre ? » lui demanda la jeune femme au regard myope. 

             Tout près d’elle, une voix de femme âgée la contredit :

             « Mais pourquoi parlez-vous d’un prêtre ? Ce n’est pas très clair ce qu’il a dit, il pourrait être en train de parler d’un pope, d’un rabbin, d’un pasteur... »

             « Ou d’un marabout du 18e arrondissement » dit une voix masculine.

             Un mauvais esprit ! Une lueur d’espoir se fit dans l’esprit d’Adam. Il n’était pas encore seul au monde. Ah, s’il réussissait à se retourner un peu, de manière à peut-être identifier le visage du farceur dans la petite foule ! Il s’agripperait à son regard comme à une bouée de sauvetage.

 

             La jeune femme au regard myope reprit le sujet. Adam crut percevoir une pointe d’agacement ou de dédain dans sa voix, probablement envers le farceur:

             « Vous disiez donc que nous devons à la pensée religieuse d’avoir dissocié la médecine de la magie ? »

             « Ah non ! Ça c’est vous qui le dites… »

             C’était une nouvelle voix, d’homme.

             « Moi non plus, je n’ai pas compris ça, pas du tout… »

             C’était encore la femme plus âgée.

             « Je crois que je vois où il veut en venir »

             « Ah bon ? Là, vous m’épatez, madame. »

             Le farceur ! Mais il est où ?

             « Il dit qu’il ne parle pas de superstition mais de magie. Mieux encore : il soutient que le mot superstition ne fait par partie de son vocabulaire. Il faut comprendre les implications de ce refus si on veut savoir où il veut en venir. »

             « Mais je vous connais, vous ! Vous êtes le type qui est partout à la télé, sur toutes les chaînes ! »

             « Il se pourrait qu’il soit vraiment un païen ? »

             « Oh, allons madame, vous êtes vraiment obsédée ! »

             « Selon vous, donc, nous devrions bannir de notre esprit le mot superstition. C’est bien cela votre idée? »

             « Vous pouvez répéter, s’il vous plaît ? »

             Le farceur ! Adam le croyait parti. Il l’entendit dire :

             « Bon, prenez votre temps, réfléchissez bien à ce que vous allez dire, prenez conscience que vous êtes entouré de témoins.                      Moi, pendant ce temps, je vais chercher le marabout. »

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             Ne me laissez pas seul avec eux ! Adam éclata en sanglots. L’émotion saccageait son for intérieur, comme si Convié à dîner à l’Olympe,/L’étourdi poussa les portes des écuries/ Au lieu de celles de la salle-à-manger/Et se trouva nez à nez avec Pouchkine.

 

              Il avait voulu peut-être se laisser aller à un éclat de rire, pour tout de suite le regretter et tenter d’échapper aux secousses qui allaient remuer les poignards dans son dos. Il conversait avec ces gens, mais il ne savait pas comment cela s’avérait possible. C’était bien une crise de lombalgie qui l’avait frappé, il n’y avait aucun doute, mais son esprit réagissait comme si c’était une crise psychique sublimée. Il savait que sa gorge nouée l’empêchait de parler avec ces gens dans un langage littéral, et il ignorait comment il faisait pour s’entretenir avec eux dans un langage transfiguré.

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             Il n’aurait pas su dire combien de temps il était resté par terre. La jeune femme s’était mise à genoux à côté de lui, et en approchant son oreille de sa bouche comme si elle recueillait les dernières paroles d’un mourant, lui disait à voix basse : « Si vous deviez mettre en scène votre pensée, choisiriez-vous la chute de Paul sur le chemin de Damas ou la chute de Phaéton ? »

 

            Au début, il avait cru que la jeune femme voulait l’attirer vers la reconnaissance d’un sentiment chrétien, mais à l’entendre évoquer Phaéton – ce cinglé de fils de Hélios et de la nymphe Rhodé – il se posait des questions. En tout cas, elle semblait fascinée par l’idée de rencontrer un païen. Dans sa jeunesse, il serait probablement tombé amoureux d’une fille obsédée par… Ici sa pensée fit un petit bout de phrase sans lui : une fille obsédée par la mise-en-scène. Cela lui était peut-être vraiment arrivé… Et encore sa pensée qui faisait un petit bout de phrase sans lui : qui sait ? Cela lui était peut-être vraiment arrivé, qui sait ?

Le regard myope de la jeune femme était devenu aveugle entre temps, et il s’était mis à prendre une signification douloureuse et tragique dans l’esprit d’Adam. Un regard de nymphe ou d’océanide. Une nymphe ou une océanide amoureuse. De Phaéton, ce fils du Soleil qui s’était obstiné à vouloir conduire le char de son père malgré les avertissements ce celui-ci. Le fils du Soleil perdit le contrôle du char. Dans sa chute, il avait failli embraser la Terre. Zeus fut obligé de l’abattre pour éviter le chaos.

 

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             Le temps lui avait d’abord semblé très long. Ensuite, par un retournement de son esprit, cette impression s’était inversée. Et à peine cette harmonie accomplissait-elle son mouvement imperceptible sur son axe, que déjà le temps le reprenait dans son délire.

             « Laissez passer, s’il vous plaît ! Laissez passer ! »

             C’était la voix du farceur. Il était parti où ?

             « Vous amenez le marabout ? 

             « C’est ça ! Continuez à me prendre pour un rigolo! N’empêche, j’ai compris avant vous tous où il voulait en venir avec ses dieux grecs et ses empereurs romains, je suis donc allé chercher un kinésithérapeute. »

             Un homme en blouse blanche le précédait. Il était de taille moyenne et de forte carrure. Ses cheveux blancs semblaient avoir ralenti le passage du temps sur ses traits, sa tête devait avoir blanchi quand il était encore jeune. Adam l’avait déjà rencontré. Hamlet je l’ai bien connu dans ma jeunesse,/ il n’était plus jeune, mais il nous demandait à tous:/Sauriez-vous me dire, jeunes gens, comment je pourrais devenir vieux ?/Il se moquait de notre avenir et nous le prenions pour un fou.

             C’est lui le marabout ? »

              « Vous leur avez dit que j’étais un marabout ? »

             « Ils ont mal compris, ils comprennent tout de travers, ces gens. Je leur ai dit que vous étiez un sacré baratineur. »

             « Ah bon, je préfère. »

             Un nouveau farceur ! Ils étaient deux maintenant. Des comparses ?

             Il se pencha vers Adam, et lui parla :

             « Au cas où, en tombant, il vous était venu la velléité de vous prendre pour Icare, détrompez-vous, mon ami, vous êtes un mortel, pas un dieu. Et vous, monsieur Rosso, au lieu de vous moquer de mes méthodes et de la souffrance de ce pauvre homme, vous devriez aider la jeune femme, je crois qu’elle a perdu ses lentilles de contact. »

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             La jeune femme au regard myope disait maintenant à Adam :

             « Vous êtes obsédé par le sentiment de la traîtrise. Cessez de penser à César. A mon avis, c’est le sentiment le plus humain qui soit. Tenez, vos dieux grecs, n’est-ce pas le sentiment de la traîtrise qui nous les rendent humains ? Mais de ce point de vue, nous devrions admettre la supériorité du christianisme : c’est la traîtrise de Judas qui a amené Jésus à clamer Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Libérez-vous de ce sentiment et vous prendrez le chemin d’un château de Byzance. Ça ne vous dit rien, un château de Byzance ? »

             Mais oui, ça lui disait quelque chose, mais quoi ?

             Un coup d’œil suffit à l’homme en blouse blanche pour mesurer la gravité de la crise dont souffrait Adam. Il réfléchit un instant et puis il se mit à genoux à côté de lui.

             « Écoutez-moi bien, monsieur. Si vous avez déjà eu des crises aussi graves, vous devez savoir que personne ne peut vous toucher, vous ne le supporteriez pas. Mais vous avez de la chance, j’ai déjà traité beaucoup de chutes comme la vôtre, je peux vous aider à vous lever sans vous toucher et mon cabinet est tout près. Sauf si vous préférez attendre que les pompiers arrivent, vous fassent une piqûre et vous déposent à l’accueil d’un hôpital, où vous ferez un long détour avant de vous acheminer vers le château de Byzance dont parle la jeune femme. »

             « Les écuries de l’Olympe ont pris feu. »

             « Entendu. Écoutez-moi donc attentivement et surtout, gardez les yeux ouverts mais ne regardez pas autour de vous, regardez toujours un point fixe au-delà, le plus loin possible. »

 

             Dans la salle d’attente du cabinet du kinésithérapeute, un jeune homme assis presque en face de lui attendait aussi. Il n’y avait qu’eux deux. Le jeune homme se tenait très droit, Adam eut l’impression de regarder une marionnette tenue par des fils invisibles.

              « J’ai déjà eu mon rendez-vous – dit-il à Adam comme pour le rassurer. J’attends quelqu’un qui doit me raccompagner chez moi. »

             Il parlait très lentement, avec douceur.

             « Et cette personne est en retard, je présume » dit Adam.

             « Il est déjà si tard ? »

             « Ne me demandez pas ça à moi, je suis arrivé hier. D’Amérique. »

             « Oh, vous savez, pour moi il n’est jamais tard, mais pour les autres il l’est très souvent. Et vous êtes en voyage d’affaires ou d’agrément ?

            « Je suis venu faire donation de ma correspondance à la Bibliothèque nationale de France. Je suis le poète Adam Cherkasov. Un club de lecteurs et lectrices de mes œuvres m’a loué pour l’occasion un caveau dans le cimetière de Montparnasse. »

             « Ce doit être le caveau que louent les personnes qui veulent offrir au défunt le souvenir d’une cérémonie dans ce cimetière. Le corps du défunt part ailleurs et la famille et les amis accompagnent un cercueil vide. Parfois le corps est dedans, embaumé, et on ressort le cercueil au bout de quelques semaines et on l’incinère ou on l’enterre ailleurs, dans un cimetière plus modeste. Les places sont chères à Montparnasse. »

             « Mon caveau n’est loué que pour quelques jours seulement. »

             « Ah, vous m’apprenez quelque chose, il doit s’agir d’un nouveau type de location. Et pas du même caveau. Alors vous n’êtes donc à Montparnasse que pour un bref séjour ? J’aimerais vous rendre visite, pendant que vous y êtes. J’habite en face du cimetière, dans un appartement au cinquième étage, avec mes parents. De ma fenêtre j’ai assisté depuis mon enfance à d’innombrables funérailles de grands personnages. Vous venez vous ajouter à la longue liste. Pardonnez ma vanité, mais je ne peux m’empêcher de penser que vous vous êtes trouvé ici pour que je fasse votre connaissance, je n’avais jamais rencontré un vrai poète, je veux dire : je connais des gens qui écrivent des poèmes, bien sûr, mais ce ne sont pas de vrais poètes. Vous, vous l’êtes, j’en suis sûr. »

             « Merci de me faire confiance à ce point, cela m’émeut. »

             « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? »

             « J’ai fait une chute. »

             « Ah oui. J’ai entendu monsieur Rosso quand il est venu appeler monsieur Simon. J’aime beaucoup monsieur Rosso, il est trop drôle. Vous aimez les blagues ? J’aurais voulu être un comique, un grand comique. J’ai commencé des études de musique au conservatoire, mais j’ai dû les interrompre. Je crois que pour être un comique, de tous les arts, celui qu’il faut connaître, c’est la musique. »

             On entendit une sonnette retentir dans le cabinet de monsieur Simon et le kinésithérapeute apparut sur le seuil de la porte presque immédiatement.

            « Je raccompagne ce jeune homme au rez-de-chaussée et je reviens voir la suite avec vous » dit-il à Adam.

            Le jeune homme se mit debout avec lenteur. Il se tourna complètement vers Adam et s’inclina légèrement. Maintenant, Adam se dit qu’il agissait comme un danseur qui imite une marionnette.

             « J’ai été très honoré de vous rencontrer. J’irai vous rendre hommage au cimetière. Je me renseignerai sur le caveau. »

 

             De retour dans la salle d’attente, le kinésithérapeute expliqua à Adam :

« Son cas est sans remède. Suite à un grave accident. Je fais ce que je peux. Je dirais que je fais ce que je peux pour ne pas le réveiller, vous comprenez ? Il donne bien le change, n’est-ce pas ? Il a appris à bouger comme dans un rêve. Il écoute de la musique dans sa tête, il était promis à un grand avenir de musicien. Mais dites-moi, comment vous sentez-vous ?

            « Beaucoup mieux. »

            « Excellent. L’ennui va être votre lever du lit demain matin. »

             Il le regarda, pensif

            « A quelle adresse êtes-vous descendu ? »

            « Tous près d’ici, dans un hôtel du boulevard de Montparnasse. »

            « Ah, c’est parfait ! Dans ce cas, je vais vous raccompagner, je crois que vous serez capable de marcher jusque à là, en allant très doucement, et je vais vous aider à vous endormir de manière à ce que votre réveil soit moins douloureux. Avez-vous faim ? Je préférerais que vous vous endormiez l’estomac vide. Ainsi donc, vous êtes le poète Adam Cherkasov ? »

 

             Dans sa chambre d’hôtel, avant de s’endormir avec l’aide de monsieur Simon, Adam tient à consigner par écrit l’impression que lui a faite le jeune homme qu’il vient de rencontrer : Ce qui m’a été donné de savoir de lui,/fait de moi le plus vain des démiurges:/un jeune homme invité à ses propres funérailles./Le ciel ne pouvant faire moins, ce fut une belle cérémonie./Pendant laquelle ce jeune homme eut l’indolence de s’endormir./Rien n’est incroyable.

             Il remercia monsieur Simon et lui dit au-revoir. Il commença à s’endormir.

             Il entend le jeune homme : « J’ai été très honoré de vous rencontrer. » Rien n’est incroyable. Il n’a pas failli.

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