ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
Dès mon arrivée à Paris j’étais devenu l’oreille du bon Dieu pour tous les diables et les pauvres diables que je croisais. Et j’avais oublié d’où je tenais cette oreille du bon Dieu.
J’écoutais. Je réfléchissais. Je me demandais comment poser mes questions.
Sinon, j’allais m’entraîner au dojo de la rue de Constantinople.
Une fille qui j’avais commencé à voir s’en occupait et elle m’avait offert un abonnement pour me pousser à aller la voir plus souvent. Je connaissais les risques et je n’étais pas très à l’aise. Je n’avais pas suffisamment de talent pour les combats. Les quelques fois où je m’étais battu pour de bon j’avais dû trop finasser pour m’en sortir, ça manquait d’allure.
J’étais meilleur danseur. Je l’avais dit à Maddy. Elle disait qu’elle ne s’occuperait jamais d’un salon de bal parce que les hommes seuls qui allaient dans ces endroits la rendaient trop triste quand ils étaient des danseurs éblouissants, et les femmes la faisaient presque pleurer. Elle avait entrevu des salons de bal sur les Champs-Élysées quand elle était enfant, sa grand-mère travaillait aux vestiaires, et sa mère qui était très jeune faisait parfois la cavalière.
« Et puis… » a-t-elle fait.
« Et puis quoi ? »
« Et puis, rien… »
Je pensais parfois aux soirées passées au dojo de la rue de Constantinople. Il y avait Maddy, et avec elle quelqu’un qui restait dans l’ombre : moi-même. J’y pensais sans m’y attarder. J’avais quitté le 8e arrondissement, la rue de Ponthieu, ma chambre au cinquième étage (ce qu’on appelait une chambre de bonne), j’étais allé dire au-revoir à mes voisins d’étage, j’y tenais. J’attendais quelque chose d’eux que je ne pouvais pas attendre de moi-même, je savais ça. Un étudiant colombien et un Algérien. Quand ils se croisaient dans l’entrée de l’immeuble ou dans les escaliers, ils se saluaient sans rien dire, avec la discrète solennité qu’y mettent souvent les êtres peu bavards. Ils faisaient de même avec moi. Je les imitais. Quand ils se rencontraient sur le trottoir, ils se parlaient et à voir leurs brefs sourires, je les soupçonnais de s’échanger des tuyaux.
Il y avait aussi Annie, une très vieille femme qui sortait balayer le couloir et nous traitait de tous les noms. À l’entendre, toutes les nuits ce n’était qu’un défilé de putes à notre étage. Elle avait été infirmière. Elle se vantait des transfusions sanguines que soi-disant elle se faisait faire tous les mois. Elle montait tous les jours sans défaillir les cinq étages avec son cabas. Mais elle était surtout une championne au concours du crachat le plus dégueulasse, son vocabulaire d’insultes était inépuisable.
Quand elle sortait dans le couloir nous débiter des insanités, l’étudiant colombien qui était son voisin le plus proche, passait une tête et lui disait :
« Annie, veux-tu que je te fasse une transfusion de café bien serré ? »
« J’ai entendu des putes hier soir chez toi ! »
« Tu veux ou tu veux pas ? »
« D’accord. »
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Je ne savais pas grand-chose de l’étudiant colombien ni de l’Algérien. Ce que j’en savais c’était surtout l’idée que je me faisais d’eux en voyant les femmes qui sortaient de leurs chambres. Ils ne semblaient pas avoir d’amis, il n’y avait que des femmes qui leur rendaient visite.
Parfois je croisais ces femmes par hasard, parfois je m’arrangeais pour les croiser, en particulier une qui sortait de chez l’étudiant. J’aimais son style hôtesse de l’air. Je dis hôtesse de l’air mais ce n’était probablement pas ça. Je ne saurais pas comment décrire son style, je sais seulement qu’elle en avait.
Je la suivais mais pas très longtemps. Un jour je suis sorti derrière elle décidé à la suivre le temps qu’il faudrait sans vraiment savoir à quoi je pensais en me disant ça. Elle portait une cape courte pour la pluie et un parapluie. J’avais l’impression de suivre quelqu’un qui savait où il allait, cela devenait décevant, je ne sais pas à quoi je m’attendais. Ça a duré plus d’une demi-heure. Et puis j’ai eu la conviction, malgré son assurance, qu’elle commençait à douter. Elle s’est arrêtée, je me suis arrêté juste derrière elle. Nous attendions que le feu change.
Le feu a changé mais au lieu de se lancer vers la chaussée, elle s’est retournée et a dit : « Vous me suivez, monsieur ? » Elle mettait en avant son port altier et j’ai pris son geste au sérieux, je n’ai pas su voir qu’elle jouait la comédie. Elle a alors fait un grand sourire et j’ai compris que ce n’était pas à moi qu’elle s’adressait mais à quelqu’un derrière moi. J’ai eu la présence d’esprit de ne pas me retourner. L’étudiant est passé devant moi, l’a prise dans ses bras et l’enlaçant par la ceinture s’est retourné pour repartir vers la direction d’où nous venions. Avait-il fait semblant de ne pas me voir ? Étais-je tombé dans un piège ?
Je n’en ai pas parlé à Maddy. Parfois elle me disait : « Bon, ce n’est pas la peine de me parler de toi, je sais déjà tout. » Et elle me fixait pour étudier l’effet que me faisaient ses paroles : aucun.
Quand je suis allé dire au-revoir à l’étudiant colombien, il m’a reçu comme si nous étions de vieux amis. Il a pris un livre d’une pile qu’il avait à côté de son lit et me l’a offert en cadeau d’adieu. J’ai lu le titre : Crime et châtiment.
J’ai réfléchi à comment je devais poser ma question. Il me rendait confiant d’une manière bizarre. Je crois que j’aurais voulu lui ressembler.
« Tu es vraiment un étudiant ? »
Comme s’il n’avait pas écouté ma question, il a dit :
« Tu savais que l’enfant Jésus, le vrai, était très laid ? »
Il s’est mis à me montrer des illustrations de tableaux anciens dans un livre ouvert sur une petite table à tréteaux sur laquelle il y avait aussi une machine à écrire et une radio.
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L’Algérien aussi m’a reçu comme si nous étions de vieux amis. J’étais surpris de cette aisance chez des types dont je m’étais fait l’idée qu’ils n’avaient pas d’amis. Lui aussi il voulait me faire un cadeau d’adieu. Il travaillait au service d’entretien du Lido où il se faisait offrir par les danseuses des petites culottes qu’il revendait.
Il a sorti de dessous son lit une valise. C’était une valise bleue. Au café qui faisait l’angle de la rue du Colisée et de la rue de Ponthieu, j’avais entendu parler d’une valise rouge. J’ai eu l’impression que quelqu’un s’était foutu de ma gueule.
Il l’a ouverte sur le lit. « Choisis-en une, je te l’offre » m’a-t-il dit. J’ai voulu refuser, mais il a insisté. « Tu es un chanceux ! » s’est-il exclamé. Il était heureux comme si grâce à moi il avait gagné un pari. « Tu veux que je te dise le nom de la fille qui la portait ? » J’avais compris que ce n’était pas la peine de refuser. Il s’est mis à me parler de Nina, une fille qui venait d’Europe de l’Est. « Elle n’est pas seulement belle, elle est gentille » m’a-t-il dit comme s’il était en train de me la proposer en mariage. J’ai dû lui promettre d’aller un jour la voir sur scène. « Je pourrais même te la présenter. Oui, oui, je te l’assure. Les apparences ne sont que les apparences, mon ami. Quand je mets mon costard gris perle et que j’épingle ma cravate avec mon épingle à la tête en pierre précieuse, les filles au Lido me disent que je suis un autre homme. »
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Et puis, rien… comme aurait dit Maddy. J’avais cessé d’aller au dojo de la rue de Constantinople.
Au café qui faisait l’angle de la rue de Ponthieu et de la rue de Colisée, où je prenais souvent mon expresso du petit matin, il m’était arrivé de partager le comptoir tout récemment astiqué avec un chanteur de charme espagnol qui sortait toujours le dernier de Chez Régine. Je me faisais passer auprès de lui pour un musicien dans la poisse. Il me promettait de me faire entrer Chez Régine. Je lui avais dit : « Julio, à Paris il y a les hôtels de charme et toi. » Il avait mis un moment à saisir. Il chantait comme un danseur qui se regarde dans les pointes de ses chaussures et ferme les yeux.
« Et quand tu penses que je voulais être footballeur » avait-il dit.
« Ha ! Ce serait un bon refrain pour une chanson, et un bon titre. »
« Écris-la-moi et je te ferai entrer Chez Régine ».
Cela n’allait jamais arriver.
« Ça me désole que tu ne me prennes pas au sérieux » me disait-il.
Il ne se rendait pas compte lui-même à quel point il était drôle.
En voyant Maddy de l’autre côté de la rue, où elle attendait pour traverser, je me suis dit que l’angle du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel ce n’était vraiment pas l’endroit que ni elle ni moi aurions choisi pour cette rencontre. Et puis, rien… Elle m’avait déjà repéré et regardait avec fébrilité de tous les côtés, et j’étais déjà à me souvenir, comme en suivant la même pente, de ce qu’elle m’avait raconté quand nous nous étions connus : qu’elle ne prenait jamais le métro, c’était trop dangereux : « Je te le répète, le métro est trop dangereux. »
La dernière fois qu’elle l’avait pris, elle avait vu la porte de la voiture où elle se trouvait – la porte qui donnait sur les rails – s’ouvrir pendant que la rame était en marche, et un voyageur tomber sur les rails et se faire écraser.
Cela pouvait arriver avec les portes des rames du métro en marche ? Quelle question !
Maddy n’avait pas dit de la victime que celle-ci avait été poussée, elle ne le dirait jamais, et si elle avait dû s’expliquer, elle aurait répondu, comme s’il s’agissait tout simplement d’une manière de parler. : Ce n’est pas comme ça que je parle.
À la voir regarder de tous les côtés, je me suis dit que maintenant les trottoirs aussi étaient devenus trop dangereux.
Elle poussait un enfant dans une poussette. Comme par hasard c’était un enfant laid. Je me suis souvenu que l’enfant Jésus, le vrai, était très laid.
Maddy s’entichait toujours d’hommes laids – Tu es le moins laid, m’avait-elle dit. J’avais cru qu’elle le disait pour rire…
Nous sommes allés boire un verre et elle m’a parlé de l’époque du dojo de la rue de Constantinople. Elle m’a dit que des agents de la DGSE allaient parfois s’entraîner là, pour le dépaysement, pour sortir de chez eux, de leur gymnase. On la prévenait.
Ce n’était que sa manière de parler ou me faisait-elle cette confidence abrupte pour savoir jusqu’où j’étais au courant ?
J’ai réfléchi à comment je devais poser ma question.
« On te mettait au courant pour tout ? »
Elle n’a pas répondu. Qu’aurait-elle répondu si j’avais dit :
« On t’avait mis au courant pour moi ? »
Je crois qu’après m’en avoir parlé elle ne savait toujours pas à quoi s’en tenir et que ça lui plaisait.
« Je voyais pour toi un autre avenir que celui de l’oreille du bon Dieu pour tous les dingues que tu attirais comme un paratonnerre – a-t-elle dit. Tu comprends ? Tu avais un don, tu étais capable de tout entendre, de tout voir, sans rien laisser paraître sur ton visage. »
Eh oui ! J’avais oublié d’où je tenais cette oreille du bon Dieu !
En l’entendant parler, en suivant son regard à la traîne de ses paroles, j’ai vu son âme, et j’ai saisi l’embrouille dans laquelle je me trouvais.
« Il est à qui, cet enfant ? » ai-je dit.
Elle s’est pâmée en le regardant comme en sortant d’un rêve pour se plonger dans un autre.
« Il n’est pas mignon ? Tu ne voudrais pas qu’on l’adopte ? Écoute, ce n’est pas un hasard notre rencontre, depuis le temps. Tu es d’accord, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un hasard. Dis-moi que tu es d’accord. Si tu savais comme sont devenus dangereux les trottoirs ! »
« Je suis d’accord. »
« Nous ne sommes pas encore vieux, nous pourrions vivre ensemble et l’élever, et nous serions fiers de lui un jour. »
« Maddy, tu auras d’autres occasions, comme tu viens de le dire, ce n’est pas un hasard si nous nous sommes rencontrés aujourd’hui, la prochaine fois tu ne tomberas pas sur moi. Allons rendre cet enfant. »
« Je ne sais pas pourquoi j’essaie chaque fois de t’offrir ta chance. »
Elle parlait comme si nous n’avions jamais cessé de nous voir, c’était gentil. En chemin, la voyant se faire une tête de circonstance, je me suis exclamé, pour la flatter :
« Quel culot ! »
« Merci. »
« Cet enfant ne pleure pas ? »
« Il ne pleure pas, je crois que ce n’est pas un enfant normal. »
« Évidemment. »
« Ne sois pas dégueulasse, s’il te plaît.
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