ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
Gustavo Zafra
SKYPE ET LA MALADIE DE LENA
Nouvelle publiée en 2015 revue par l'auteur
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Quand nous parlions au téléphone, je demandais à Lena le nom de sa maladie. Elle bafouillait un nom incompréhensible ou restait évasive.
« Même aux médecins, le nom de ma maladie ne leur dit rien. »
« C’est une maladie rare, mais pas à ce point ! »
Je disais cela comme si je me plaignais aux médecins.
Au lieu de me répéter le nom comme je le lui demandais, Lena préférait me décrire les ravages sur son corps. Quel supplice. Pourtant, au téléphone elle donnait l’impression d’en parler comme si elle se voyait mourir sans dépérir, c’était insensé.
J’imaginais son état. Elle était à Chicago, je ne pouvais pas la voir. Mon fils Benny me suggérait : « Vous pourriez vous voir en utilisant sur internet une application récente, Skype. » Mais Skype tombait du ciel trop tard pour Lena et pour moi, nous en étions d’accord, nous éprouvions une sorte de répulsion à l’idée de nous servir de ce moyen, ne l’ayant jamais fait avant. Elle aurait été incapable de s’en servir pour la première fois pour me montrer les signes de sa maladie, j’aurais été incapable de m’en servir pour la première fois pour la regarder malade.
A sa mort, j’ai été saisie d’un doute : pouvais-je continuer à faire confiance à mon imagination pour m’en émouvoir ? N’aurait-il pas mieux valu au moins savoir le nom de cette affreuse maladie, même si ce nom ne me dirait toujours rien ?
Le dernier sujet dont nous avions parlé était la troublante visite de Robert. Je me demandais ce qu’il fallait en penser. La voix de Lena au bout du fil tremblait : « Je suis très choquée. » Je l’étais autant. Mais notre réaction manquait d’à-propos. Robert nous prenait de court. C’était tellement injuste, avec Lena en train de mourir, moi sur le point de perdre ma meilleure amie…
Je connaissais Robert depuis presque aussi longtemps que mon mari et moi connaissions Lena et Falk. On ne pouvait pas être leur ami sans le retrouver chez eux, à Chicago, chaque fois qu’ils donnaient une de leurs petites fêtes d’été. Mais ce n’était pas pour autant qu’on devenait aussi de ses amis.
Robert et sa femme. Il la précédait toujours. Ou bien, c’était qu’elle se faisait attendre. Ce n’était pas clair. Ce n’était pas clair non plus si c’était de lui ou de nous qu’elle se faisait attendre. Leur manie d’arriver séparément ressemblait à un caprice dans lequel l’une ou l’autre, ou les deux, voulaient nous entraîner. Elle était plus jeune que nous, d’une dizaine d’années.
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De temps en temps, elle regardait les pointes de ses chaussures. Elle semblait ne pas être tellement à l’aise dans son beau sari. Je la comprenais, moi aussi je la trouvais un peu trop habillée pour la soirée. Elle était née à Chicago, ses parents aussi, ses grands-parents étaient arrivés enfants aux États-Unis.
Elle souriait et ne disait presque rien. Quelqu’un aurait dû avoir le courage de lui dire de ne pas trop sourire. Elle pouvait partir vers la cuisine ou vers les toilettes et mettre longtemps à revenir, mais personne n’osait jamais s’exclamer : « Où est passée Jewel ? » Dommage, son prénom lui allait si bien.
Robert aurait pu avoir des ancêtres quelque part sur la mer Celtique. Des poils blancs de sa nuque sortaient du col Mao de sa chemise, ses cheveux derrière étaient d’un roux trop foncé, le contraste faisait bizarre. Il portait les pantalons un peu courts, on voyait trop ses chaussettes – de couleurs trop claires –, je ne pouvais pas croire qu’il s’agissait de maladresse ou de mauvais goût. De l’insouciance vestimentaire, vraiment? Il avait de petits yeux bleus perçants. Quand il parlait à une femme, il la regardait comme s’il attendait d’elle quelque chose qu’elle ignorait. C’était son truc de séducteur, que son âge rendait suranné, je trouvais, mais cela pouvait n’être que le point de vue d’une femme de mon âge. Si nous étions devenus amis, je lui aurais sûrement demandé Est-ce que ça marche ?
Un soir, dans la cuisine, j’ai complimenté Jewel sur son sari. Je n’ai pas eu le temps de lui glisser : « Mais avec des chaussures qui aillent avec, on apprécierait mieux. » Je lui aurais même proposé qu’on fasse les boutiques ensemble un jour. Mais quand je l’ai entendue me dire : « Robert tient à que je le porte quand on est invités », je me suis dit : « Tant pis pour Robert et ses petits yeux blues perçants. »
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Falk était architecte. Je le tiens pour un génie. Je ne le disais pas quand je parlais de lui à des gens qui ne le connaissaient pas par crainte qu’on prenne mon enthousiasme pour de la niaiserie, je me contentais de signaler à quel point il était un esprit singulier : « Son travail de design est très apprécié au Japon. » Ça marchait. Est-ce que cela marcherait encore aujourd’hui ? Et si je disais : « Une de ses inventions, une petite table de nuit pour aveugles, est vendue au Musée d’Art Moderne de New York ? » Il avait été professeur de design dans des universités d’Allemagne, d’Italie et des États-Unis. Il enseignait encore une partie de l’année.
A un moment de sa vie où il pensait que tout cela pouvait se trouver soudain derrière lui – c’est Lena qui me l’avait expliqué –, il avait été attiré à Paris par la question que se posait une femme politique française dans un journal américain : ne faudrait-il pas démolir la tour Montparnasse, cette catastrophe urbanistique et écologique ? Falk s’était mis tout de suite au travail, il avait élaboré un projet de gratte-ciel pour Paris à la place de la tour Montparnasse.
On ne construit pas des gratte-ciels dans Paris, la réglementation sur la hauteur des immeubles est stricte, la tour Montparnasse, inaugurée en 1973 (à l’époque la plus haute tour d’Europe, si je m’en souviens bien) est une exception, l’exception regrettable. La meilleure manière de la détruire n’était-elle pas de la remplacer par une autre ? La remplacer par une autre n’était-elle pas la seule manière de convaincre ceux qui s’opposaient à sa destruction ou qui la jugeaient impossible ou insensée ?
Mon mari et moi avons rencontré Falk (et Lena) chez des amis où se tenait, autour de la maquette de son gratte-ciel pour Paris une petite réunion bigarrée de gens qui s’intéressaient à son projet. Je m’étais laissé entraîner par mon mari.
Quand on pensait aux investissements financiers et à la volonté politique – comme on dit –, il était évident que la tour de Falk ne pouvait que rester la fantaisie d’un esprit original. Falk est mort, la tour Montparnasse est toujours là (je crois que le désamiantage continue), mais que cela a été beau de vivre aussi dans le Paris de cette autre tour Montparnasse, la tour de Falk. Bien sûr que c’était impossible, je souriais dans mon for intérieur en y pensant. Et voilà qu’un jour Benny me raconte ce qu’il avait vu sur internet. « On aurait dit la tour de Falk » me dit-il. Un gratte-ciel récemment érigé dans une de ces nouvelles métropoles (Shanghai, Hong-Kong, Dubaï…)
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Robert aussi est architecte, il enseigne aussi, mais ses œuvres et son travail n’étaient jamais sujets de conversation ouverte, il n’en parlait qu’avec Falk, qui était plus âgé que lui (et que nous tous) et avec lequel il avait travaillé. Ce qui donnait à Lena l’occasion de lui dire en français : « Arrête avec tes messes basses. » Et elle riait de cette expression qui l’amusait et dont je lui avais expliqué l’origine. Sans vraiment y réfléchir, on était déjà tombées d’accord sur Robert.
L’amitié que Falk avait pour lui semblait faite d’une grande confiance professionnelle. Lena pour sa part, avait pour lui une sorte d’affection étourdie, comme si elle n’arrivait pas tout à fait à savoir comment le prendre.
Pendant toutes les années où Falk et Lena ont séjourné par périodes à Paris, dans le petit appartement qu’ils ont acheté rue des Écoles, jamais il n’était venu en même temps qu’eux, et les fois où il avait séjourné à Paris, il n’avait pas fait signe.
Après la mort de Falk, Lena a laissé passer le temps avant de se décider à y retourner, et quand elle s’est sentie prête, il était déjà tard, la maladie l’empêchait de voyager. Elle m’a alors demandé de m’occuper de vider leur appartement.
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J’ai été surprise quand Robert m’a appelée pour me dire qu’il était à Paris et qu’il venait pour m’aider.
« Heureusement – ai-je dit à Lena, je me demandais comment j’allais me débrouiller seule. »
Ce n’était pas tellement le nombre de choses qu’ils avaient là, c’était que je ne savais pas quoi en faire et je me rendais compte que ce n’était pas la peine de demander à Lena des instructions précises. C’était déjà trop dur pour elle, rien que d’y penser son esprit s’égarait. Elle avait à peine réussi à me dire Garde ou donne.
« Tu dis que Robert est à Paris ? »
Elle était aussi surprise que moi.
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J’avais appelé des amis à Chicago pour leur demander le nom de sa maladie. Personne n’avait été capable de me répondre.
« Elle le bafouillait au début de la conversation, si on le lui demandait » a dit quelqu’un. « Ce n’était pas une sorte de cancer ? » a dit quelqu’un d’autre.
Bien sûr, mais quel en était le nom ? Si nous étions devenus amis, j’aurais demandé à Robert. C’était la seule personne de l’entourage de Falk et Lena à Chicago à qui je ne m’étais pas adressée.
Et Jewel ? Devais-je l’appeler ?
J’étais dans une impasse douloureuse. Mon mari m’a dit : « Si tu t’étais servie de Skype, comme te l’avait suggéré Benny, tu n’en serais pas là maintenant. » Comme je me plaignais à Marina, ma fille, de son attitude, elle m’a dit : « Mais il a raison, Maman. » Et c’était ce que j’aurais dis si j’avais été à sa place, à l’autre bout du fil. Je trouve monstrueux que Marina me ressemble tellement.
J’ai demandé à Benny de m’expliquer ce que voulait dire le mot Skype. Il m’a répondu que même s’il y avait sky dedans, ce mot ne voudrait rien dire pour moi. C’était un abrégé de je ne sais quoi. Fichu mot. Je me suis sentie encore pire après ce qu’il venait de me dire. J’ai cru comprendre pourquoi le nom de la maladie de Lena me manquait tellement.
J’ai essayé de l’expliquer à Marina.
« Tu veux dire que c’est comme si tu l’avais su et que tu l’avais oublié ? »
​ J’ai hésité un instant avant de répondre. Le plus long instant de ma vie. Toute une vie à franchir.
« Je veux dire que c’est comme si je ne l’avais jamais su et que pourtant je l’avais oublié. »
« Maman, de quoi tu parles ? »
Et puis :
« Maman, Papa est là ? Passe-le-moi. »
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J’avais cru, quand Robert m’a appelée pour me dire qu’il était à Paris, que ce serait l’occasion de lui poser les questions que je lui aurais posées si nous étions devenus amis. Nous aurons le temps, me disais-je, nous serons bien obligés de le prendre pour vider l’appartement.
Robert est arrivé avec une valise vide, il est rentré derrière moi en me demandant sans préambules, dans son français aux intonations canadiennes – sa première femme était canadienne – :
« Par où veux-tu commencer ? »
Je n’ai pas pu m’empêcher de lui répondre :
« Puisque tu es venu de Chicago pour le faire, je pensais que tu avais une idée précise. »
Et il l’avait. Je ne pouvais pas mieux lui tendre la perche. J’allais comprendre à quel point Robert était préparé à tirer parti des réactions d’antipathie qu’il suscitait. J’allais comprendre qu’il avait passé tout une vie à le faire.
« Je vais trier les vêtements de Falk, occupe-toi de ceux de Lena, d’accord ? »
Pendant que j’étais dans l’autre pièce, il a rempli la valise des beaux vêtements de Falk. Et puis, il a passé une tête pour me dire :
« Je dois rentrer à l’hôtel. Je suis désolé, mais j’ai reçu un coup de fil, il faut que rentre à Chicago. »
Je n’avais pas entendu de sonnerie de téléphone. Je n’ai pas eu le temps de réagir.
Quand j’ai découvert ce qu’il avait fait, je n’ai pas compris. Je n’ai rien dit à Lena, je me disais qu’elle ne comprendrait pas non plus. Et puisqu’elle m’avait confié la tâche de vider l’appartement, en exprimant sur le destin à donner aux affaires le plus grand détachement, le mieux à faire était probablement de ne rien lui dire.
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Jewel a appelé avant que j’aie eu le temps de renoncer tout à fait à l’idée de l’appeler moi. Était-elle au courant de ce que Robert avait fait ? Savait-elle que le jour où il était allé rendre visite à Lena, peu avant sa mort, il portait des vêtements de Falk qu’elle avait reconnus horrifiée ?
J’imaginais ma conversation avec Robert : « Je regrette, Robert, j’aurais dû proposer à Jewel de l’accompagner s’acheter des chaussures qui aillent avec son beau sari. Je ne l’ai pas fait. Maintenant, je suis obligée de te demander de me rendre les vêtements de Falk. Toi portant les beaux vêtements de Falk, avec à tes côtés Jewel habillée de son beau sari, mais toujours avec des chaussures qui ne vont pas, c’est inimaginable ! »
Je ne lui dirais rien, bien sûr. Je n’avais aucune envie de parler à Robert.
Jewel appelait pour savoir si nous avions l’intention de retourner à Chicago l’été.
« Nous allons donner une petite fête, nous aimerions que vous y soyez. »
J’étais tellement surprise. J’ai réagi en disant :
« Je ne sais même pas où vous habitez. »
« Nous avons déménagé, nous habitons maintenant du côté de Devon Avenue, Robert y tenait. »
Devon Avenue, le quartier indien. Robert y tenait…
« Jewel, dis-moi, est-ce qu’en parlant avec Lena tu as compris le nom de sa maladie ? »
J’étais déjà à regretter de lui avoir posé la question, à me dire qu’elle devait la trouver complètement incongrue. Elle pouvait ne pas avoir osé lui demander, et même n’avoir jamais eu l’idée de le faire.
« Pauvre Lena…» a-t-elle commencé à dire.
J’ai raccroché précipitamment.
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