top of page
 GUSTAVO ZAFRA

L’ÉRECTION DU ROI D’ESPAGNE

          Le roi d’Espagne avait une érection. A chaque fois c’était le même tintamarre. Et si sa pine restait en érection pendant toute la durée de son règne ? Les uns optaient pour dire : « C’est pour cela que nous l’avons élu. » Et ce n’est pas parce qu’ils rigolaient qu’ils ne croyaient pas ce qu’ils disaient. Les choses ne s’étaient pas passées exactement comme cela, mais c’était tout comme. Comme dans une démocratie admirable. « Un roi en érection pendant toute la durée de son règne, ça va nous coûter cher, vous allez voir », pronostiquaient les autres.

 

          J’ai entendu dire un de mes clients : « Coûter cher ? Quel manque de vision. A l’heure où les démocraties périssent, un roi revient moins cher qu’un tyran. Et il déchoit mieux, avec beaucoup plus de classe. Cela compte. Et ne vous y trompez pas, pour le peuple plus que pour les élites. Et avec raison, au moment où les démocraties déchoient on s’aperçoit que les élites, ce ne sont que des bâtards. »

​

         C’était pendant une séance d’essayage. Le costume lui allait magnifiquement, mon travail était fini. Jusqu’à cet instant, je l’avais bien aimé. « Maintenant, vous pouvez vous taire », lui ai-je dit. Il est allé se regarder dans la glace et il a compris.

 

          D’où me venait cette idée de pousser mes clients à la parole, pour aiguiller leur maintien pendant que je prenais leurs mensurassions ou aux séances d’essayage, en leur disant Ayez la faconde du roi d’Espagne, s’il vous plait ? Je ne saurais le dire, en tout cas, ils aimaient, cela marchait. Je faisais un travail d’artiste.

 

          J’étais couturier. Un grand couturier. Je coupais moi-même, j’y tenais. Tout devait sortir entièrement de mes mains. Des pièces uniques. Je travaillais peu, très peu. Seulement pour des gens riches. Je me déplaçais chez mes clients, je ne les voulais pas chez moi, mon art le voulait ainsi, mon art voulait que je les méprise et les chérisse à la fois. Je me déplaçais plus souvent en avion qu’en train ou en voiture.

​

          Cette idée d’évoquer la faconde du roi d’Espagne m’avait probablement été soufflée par l’esprit de ma mère. J’ai en commun avec Louis IX, le roi saint, d’être né d’une mère espagnole.

Sa mère était Blanche de Castille, la mienne était de Lavapies, ce quartier pauvre de Madrid qui aurait pu très bien accueillir ce roi pénitent qui lavait les pieds des pèlerins.

​

           Je suis né sur l’île Saint-Louis, au cœur de Paris. Encore une preuve que le roi saint et moi nous sommes des esprits proches. Ma mère était concierge dans un immeuble de la rue Le Regrattier. Elle faisait de petits travaux de couture, je l’aidais, c’est ainsi que j’ai commencé. On peut dire que je suis un enfant de cette île Saint-Louis au sens « noble » du terme. 

Des personnalités qui y ont vécu m’ont repéré et m’ont aidé, et heureusement pour moi, avant que je puisse comprendre ce qu’elles faisaient, je ne sais vraiment pas me faire aider.

 

          Ensuite, j’ai fait mon chemin sans l’aide de personne. On a rapporté à la reine d’Espagne ma manière de mettre à l’aise mes clients pour bien travailler leur corps. Cela l’a beaucoup fait rire. Le roi, qui était présent, a dit : « On parle vraiment d’un grand couturier ? » « En tout cas, il en a l’insolence. » « J’ai compris. Encore un petit con qui ne mérite qu’un royal coup de pied au cul.»

 

         On peut dire que l'invocation de la faconde du roi d'Espagne était le secret irrationnel de mon art, je ne connaissais pas le roi. Le tintamarre que déchainaient ses érections m’a réveillé un matin. Aux médecins de remédier à sa tumescence prolongée –d’essayer, disons–, à moi de remédier aux inconvénients protocolaires que sa pine rigide posait lors des cérémonies officielles.

 

          Était-ce un de ses courtisans qui avait eu l’idée ? J’ai mis un moment à comprendre que c’était la reine en personne qui m’appelait. Elle me priait avant que j’aie eu le temps de me faire prier. On avait dû la prévenir de mon sale caractère. « Faites le pour votre mère, elle aurait été fière de vous. Moi, qui suis une reine-mère, je vous le garantis. »

 

          Ma pauvre mère. Le lendemain je prenais l’avion pour Madrid. Dans la voiture qui me conduisait au palais de la Zarzuela, je m’angoissais : je ne pouvais pas dire à mon client Ayez la faconde du roi d’Espagne.

 

          Cela n’arrive qu’aux grands artistes d’être confrontés au secret de leur art comme à une aporie, un jour ou l’autre. Un grand moment de solitude.

​

          Le roi m’attendait. Il bandait comme cela n’arrive qu’à un écrivain russe raconté par lui-même. A chaque fois qu’il avait une érection, il croyait qu’il allait mourir. Il faisait alors venir une gitane pour se rassurer, et il la déshabillait pour mieux se détendre.

 

          Les gitanes lui prédisaient toujours la même chose : une mort par pendaison. Sa conclusion : « Elles ne comprennent pas la démocratie, ou elles s’en moquent. Moi, ça me va. Voyons comment cela vous va, à vous ».

​

          C’était le roi, et il ne me laissait pas le choix : « J’y tiens, avant de commencer. Prenez-le comme un coup de pied au cul de ma part ou comme mes remerciements. »

 

          La gitane a pris ma main, l’a regardée tout en me conduisant vers le lit, et m’a dit : « Voilà ce que je vois. Tu es un grand artiste. Tu es revenu dans le pays de ta mère. Surtout, ne meurs pas ici, cette terre est maudite pour toi. Si tu meurs ici, tu passeras à la postérité comme le Français tailleur de braguettes ».

​

​

​

​

Du recueil de nouvelles " Début du siècle ", Éditions Quai de l'Archevêché, 2014

   

NOUVELLE PRÉCÉDENTE      ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ          NOUVELLE SUIVANTE 

bottom of page