top of page

FAUST CRÉCY SANS LA MISÉRICORDE DU CHRIST

            « Maintenant il ne reste à mon esprit qu’à monter sur les planches, comme chaque fois que je me trouve défié par l’oracle de Delphes, pour rire sous cape.  De quoi riait-il sous cape, ce personnage que j’aimais tant, dans une de tes pièces ? »

​

           A vrai dire, sur le moment, je me suis demandé si ce personnage avait existé. J’ai eu l’impression d’entendre des voix derrière la scène. Et des rires. Et puis :

           « S’appeler Faust ?»

           Là, je me suis dit que son esprit était peut-être déjà irrémédiablement troublé.

          « Hugo, c’est moi, Faust Crécy. »

          « Je sais bien, idiot ! »

          Et puis :

          « Cher  idiot, pardon. »

​

         Pas tout à fait, donc. Il était encore assez maître de ses facultés pour tenir à la douceur de son caractère, à son sourire que ses yeux pâles rendaient mélancolique et qu’il aurait été très contrarié de voir sombrer dans la grimace.

         Nous nous étions connus de longues années auparavant dans un colloque où nous devions discourir sur Le temps de l’ouverture dans l’opéra. C’était dans un bourg sur les rives du Rhône, une ancienne place forte romaine –on y déterre encore de temps en temps des traces du passage d’Auguste. De magnifiques crottes des chevaux de l’empereur, m’a-t-on fait dire dans un journal, après mon passage ; je ne me formalise pas pour des crottes.

​

              Quel été. Exécrable. Le soir n’était pas encore arrivé que déjà des nuées de moustiques venus de Camargue nous attaquaient dans les ruelles et les placettes pour s’enivrer de notre sang. On était dans les Carpates du sud, dans ce bourg. La nuit, à l’hôtel, c’était le carnage dans de beaux draps. Les organisateurs n’avaient pas pensé à nous prévenir. Hugo arriva avec de petits flacons d’hydrolat de géranium rosat dans sa valise.

​

                Quand il m’en proposa, je crus qu’il se moquait de moi.

​

                « C’est vraiment efficace ? » lui ai-je demandé, plus agacé que méfiant. Nous n’avions même pas encore eu le temps de faire connaissance, je venais de passer ma deuxième mauvaise nuit, je n’étais pas d’humeur. J’avais été piqué très méchamment au visage, on aurait dit une vengeance.

​

            « Il en va de l’hydrolat de géranium rosat comme de l’eau de bénitier, c’est la gentillesse du Seigneur qui compte » a rigolé doucement Hugo.

​

            Il en distribuait à tout le monde. Je peux dire aujourd’hui que les moustiques s’en moquaient.

​

            C’était mon premier retour en France. Je ne comprenais pas pourquoi on m’invitait à ce colloque. Et ce n’était pas parce que j’ignorais tout du sujet ‒si tant est qu’il s’agissait d’un vrai sujet‒ que je m’en étonnais. Ce qui ne m’a pas non plus empêché d’accepter. En me disant que c’était la seule manière de tirer le mystère au clair. Je ne pouvais pas croire que c’était pour de bonnes raisons, et je n’ai jamais pu résister à la curiosité que m’inspirent les mauvaises raisons à mon encontre.

​

             Hugo et moi allions découvrir que nous étions, par nos parcours divergents, une sorte de frères jumeaux. Il était arrivé en France en 1962, l’année où moi je la quittais pour m’installer entre Melbourne et Sydney. L’année où il cessa d’écrire dans la langue de son enfance (1982), moi je cessais d’écrire en français. En 1986, l’année où Hugo publiait son premier roman écrit en français, moi je publiais ma première pièce écrite en anglais. Hugo reçut alors le Prix Mazarin pour Pleurer dans un bénitier. Il prit la chose d’un air désolé, il aurait préféré le Prix Médicis juste pour le Médicis, bien sûr, comme n’importe quel snob qui aurait fait vœu de pauvreté. Sa modestie allait être mal comprise, hélas. Cela l’a contrarié. Heureusement, un critique de l’Express écrivit : « C’est quand même insensé que d’une fixation ridicule sur les bénitiers, sorte un si beau roman. » Je soupçonne Hugo de lui avoir dicté la phrase. Il a toujours nié. Il m’a soutenu qu’il ne connaissait pas ce critique personnellement et qu’il aurait été incapable de lui dicter cette phrase au téléphone. « Cela m’aurait privé de toute jouissance et elle est vraiment trop bonne. » La mauvaise foi d’un grand styliste est un puits sans fond.

​

​

            Moi, j’ai eu le Prix de La Tarte à la crème pour ma pièce Chejov died looking at the eclipse. Dois-je préciser que, contrairement à ce que son nom pourrait faire penser en France, il s’agit de la plus grande reconnaissance des professionnels du théâtre et du music-hall du monde dit à l’Ouest de Chicago ? Du théâtre et du music-hall !, qu’on me comprenne bien.

​

             C’était Hugo qui m’avait fait inviter. En toute inconscience. Les organisateurs lui avaient soumis une liste de nouveaux invités éventuels et il avait coché les noms qui ne lui disaient rien.

​

            « C’est l’état d’esprit idéal pour rédiger des nécrologies, n’est-ce pas ? » ai-je dit.

            Ça lui a plu. Ce qui, je l’avoue, m’a pris au dépourvu ; je ne l’avais pas dit en cherchant à lui être agréable, et à ce point.

​

             On lui avait soumis cette liste en tant qu’éditeur. En raison, probablement, de mes énigmatiques fonctions au sein du comité de lecture de La Vénérable Maison (fondée en 19..). Dans notre relation, j’ai préféré évacuer complètement ces fonctions, tout de suite. Je n’aurais pas pu m’empêcher de me demander s’il était un bon éditeur, et de lui demander si de son avis d’éditeur, il était meilleur écrivain qu’éditeur. Aujourd’hui, je peux imaginer avec quelle argutie il aurait botté en touche : Ce que j’ai à dire, Faust, c’est qu’il m’arrive souvent de me demander : Et si je n’étais qu’un mirage de la République des lettres ? Un mirage, rien que cela ! Mais avec moi, il ne courait pas le risque d’être mal interprété : Je me demande quelle prière le confesseur des immortels t’aurait donnée en pénitence pour cet aveu en toc. Parce que cet auteur ‒officier de la Légion d’honneur, officier de l’ordre national du Mérite‒ est membre de l’Académie française (et le seul bel homme de la Compagnie depuis des lustres, dit une mauvaise langue d’académicienne).

​

           Que la fondation de cette académie remonte à Richelieu, on peut s’en foutre ; par contre, on ne peut pas négliger le fait que ce soit le Consulat ‒et Bonaparte en personne, à ce qu’on raconte‒ qui aie choisi l’uniforme. Hugo avoua à ma dernière femme, au téléphone, la veille d’un essayage chez Alain Stark ‒le dernier de l’espèce cousu main‒, qu’il ne savait pas, du bicorne ou de l’épée, ce qui le rendait plus nerveux. Cela se comprend.

​

          Le moment où il se réfère directement à l’épée est le seul passage peu convaincant de son discours de remerciement au Comité de l’épée. Moi j’avais jubilé en signant le chèque de mon extravagante contribution à la souscription. J’exultais en jetant par la fenêtre les droits d’auteur de ma pièce I was too late at my funeral, there was nothing left but my ashes. Cette épée me coûtait une somme qui pour moi représentait une fortune. Plusieurs mois de pensions à mes ex-femmes. Il y avait quelque chose de sournois dans ce fait, et quitte à payer le prix de cet objet à mes yeux aussi encombrant, j’aurais aimé m’en réserver la jouissance exclusive, mais je n’ai pas réussi à faire avouer à Hugo qu’il aurait trouvé plus piquant qu’on lui paye la cape de ce rire sous cape que je lui suggérais de faire inscrire sur son épée.

​

            Ce récit est un hommage. A lui et à moi-même. Un chant à nous deux sans la foi dans l’incarnation lyrique d’un Walt Whitman. Un critique, qui l’aimait et l’admirait, avait écrit que ce n’était probablement pas par vocation qu’Hugo était arrivé à la littérature, que la seule vocation qu’il avait eue était la prêtrise, jusqu’au moment où il avait perdu la foi. Le pauvre homme n’avait rien compris. Bien sûr qu’Hugo avait une vocation, la vocation de la prière. C’était pour cela qu’il en était venu à ce qu’on appelle la littérature, et avec une cadence inconsolable qui faisait la marque de son style. Ses phrases, les tournures crépusculaires de ses phrases, ses paragraphes, sont des prières. Ce critique semblait ignorer qu’en littérature il est tout a fait possible ‒et même conseillé‒ de prier, sans pour autant avoir ce que le croyant appelle la foi. S’il avait été un fidèle de la foi, Hugo n’aurait pas échoué en Littérature comme sur la dernière rive de l’Esprit.

           

           J’ai fait le voyage à Paris à l’occasion de son élection à l’Académie. Nous avons trouvé un moment pour parler en tête-à-tête. Devenu un immortel, il voulait parler de l’immortalité, cette rigueur que Richelieu impose aux membres de la Compagnie‒ disait-il‒, au nom de la langue française. Il tenait à ce sujet non pas par souci de nouvel académicien mais parce qu’il se révoltait contre le fait qu’on puisse penser de lui qu’il était arrivé.

​

            Moi je voulais parler de son dernier roman, dans lequel un vieil écrivain refuse de mourir pour ne pas accéder à la gloire posthume, qui est pour lui comme la chair dans cette affreuse résurrection de la chair des chrétiens. Il voudrait disparaître. A ceux qui ne l’ont pas lu, je ne leur fais pas la mauvaise blague de dévoiler l’intrigue de ce Sine qua non d’Hugo, avant la fin de ce récit.

​

           Ma dernière pièce, Faust Crécy, ‒mon Faust !‒, avait été créée à Broadway et était en lice pour les Tony Awards. Dans cette pièce, un humoriste nommé Faust Crécy est invité à participer à un colloque de littérature auquel assistent les plus grands spécialistes du Faust. Il ignore qu’il a été invité par le Faust de la légende pour se moquer des participants. Mais celui-ci ne s’attend pas à le voir arriver accompagné de sa femme. En réalité, ce colloque n’intéresse pas du tout Faust Crécy, il y va poussé par sa femme, qui le soupçonne de lui cacher la raison pour laquelle ses parents lui ont donné ce prénom. Elle espère y trouver la réponse. Il a beau lui expliquer qu’il n’y a pas de mystère, que ses pauvres parents n’y sont pour rien, que de toute façon on ne choisit pas ses enfants, elle veut absolument aller à ce colloque et Faust Crécy finit par céder. La présence de la femme de Crécy rend malade de rage le grand Faust, qui malgré ses pouvoirs légendaires, ne sait pas comment contrecarrer son intromission. C’est une sorte de femme savante de celles qui plaisaient tant à Molière.

​

​

​

             Hugo se demandait quel pittoresque besoin compulsif m’incitait à me marier chaque fois que je tombais amoureux et à m’empresser de faire un enfant à ma nouvelle femme, pour ensuite les abandonner à leur sort avec pension au plus vite ‒c’était sa formule. Le besoin de me rêver en homme riche ? Au fond, tu aimerais croire à ta littérature comme à une mine d’or. Amusant. Mais c’était plus ce qu’il s’amusait à croire de moi, que ce que j’attendais de ma littérature. D’abord, je ne pense pas que ma littérature m’appartienne comme la femme du pharaon lui appartenait, ou quelque chose dans cette idée. Tout ce que j’écris se trouve très vite derrière moi.

​

         Hugo était soucieux d’établir de bons rapports avec ma nouvelle et toujours clinquante femme. Par une curiosité dont il s’en voulait comme si c’était de la méchanceté. Il cherchait à copiner avec elles, même si la tâche lui était un peu ardue, elles étaient trop jeunes pour lui, trop bruyantes ou agitées. Ou trop tourmentée, hélas, dans le seul cas où elle était capable de tenir en place dans un calme apparent qui indifférait tout le monde sauf lui.

​

        Moi je n’ai rencontré en privé qu’une seule fois son compagnon. J’étais de passage à Paris et ils m’avaient invité à dîner avec ma femme (de l’époque, dont Hugo disait qu’elle aimait trop les accoutrements d’académicienne). Ensemble, Hugo et son compagnon avaient la loquacité de deux corneilles. Ils jouaient un numéro de duettistes savants. J’aurais pu passer une soirée inoubliable à les écouter. De temps en temps, ils se taisaient et l’un ou l’autre m’adressait du regard une accusation muette. Nous ne sommes pas dupes de ton dévot silence, me disaient-ils ainsi, tu attends notre faux pas pour nous mettre en scène. Ils se trompaient ‒Hugo faisait juste semblant pour apaiser son compagnon qui m’en voulait d’être moi‒, il n’y a que la vérité qui m’inspire. Du mensonge, je ne peux rien faire. Quand j’étais jeune, je disais : Je laisse le mensonge aux auteurs sérieux, moi je ne m’occupe que de la triste vérité. Aujourd’hui je peux pousser la triste vérité jusqu’à dire que c’est là ma grande limite, la raison pour laquelle je n’aurais jamais pu être un auteur sérieux.

   

      Ma femme s’ennuyait. Elle trouvait le compagnon d’Hugo affreusement machiste. Il refusait de la regarder dans les yeux, me dirait-elle après, il aurait voulu l’ignorer, et surtout, c’était ce pauvre Hugo qui devait tout faire, la cuisine, mettre la table, faire le service ; l’autre restait assis à donner des ordres, il en manquait peu pour qu’il prenne ses aises avec nous jusqu’à mettre les pieds sur la table. Quand ma femme, déçue ou choquée, s’ennuyait, l’impatience de son caractère la poussait à la performance. Elle se leva, fit deux pas, et dit :

       « Je refuse d’aller plus loin ».

​

       Pendant quelques secondes, le bruit retentissant sur le parquet, entre ses talons, me fit l'effet de la musique apaisante d'une fontaine japonaise de table. Hugo s'étais mis debout et la regardait avec la plus grande concentration. Eh oui, ma femme ne portait pas de petite culotte. Cela aurait été vulgaire avec une robe aussi moulante.

      Son compagnon, toujours assis, dit calmement :

     « Apporte une serpillière, bouge-toi. »

      Et à moi :

     « C’est bien une femme savante, je l’avais compris malgré son déguisement, plutôt réussi, il faut en convenir. Non, non, ce n’est pas la peine, vous ne me ferez pas croire qu’elle est ivre. »

​

      Je n’avais pas manifesté la moindre intention de dire quoi que ce soit pour l’excuser.

      « Nous parlions de votre œuvre avant votre arrivée–dit-il. Je disais à Hugo, qui s’esquintait les méninges pour vous trouver des influences nobles qui justifieraient vos outrances comiques, que ce n’était pas la peine de mettre de grands noms comme des parapluies sur votre tête pour vous protéger de mes invectives. »

​

      Après cette soirée, nous ne nous sommes parlé qu’une fois, et au téléphone. Il m’appela pour me dire : Vous êtes la seule personne au monde qui pourrait l’en dissuader. Mais j’avais déjà essayé. Hugo se lançait dans un projet d’écriture à caractère autobiographique assumé. Il s’égarait. A la lumière de celles parmi ses œuvres de fiction où il s’approchait le plus de lui-même (ses nouvelles, à mon avis ses œuvres les plus réussies), cela ne pouvait être plus clair. Refaire, dans sa langue d’adoption, le chemin vers son enfance et sa première jeunesse ? Un leurre. La plus belle tournure de la langue française ne donnerait rien, il allait se planter. Par quelle défaillance de son esprit se refusait-il à admettre ce qu’il aurait dû savoir : que dans son voyage ‒comme dans le mien‒ il s’agissait de ne pas tomber dans la trappe du retour ?

​

​

      Je vois les choses autrement â€’m’a-t-il dit‒, je n’ai pas peur de m’apitoyer sur moi-même, je crois à la destinée, alors que toi, tu t’en moques. Il ne s’agissait pas, dans cette phrase, que d’une croyance d’académicien. Il n’y avait pas que cela. Il y avait aussi une allusion à la femme de Faust Crécy dans ma pièce sur Faust. Comme le Faust de la légende le craignait, elle fait la connaissance du savant qui traite dans son intervention du thème de Faust et la destinée. En l’écoutant, elle décide de quitter Crécy pour sauver leur fils de son influence. Puis, discutant en aparté avec le savant, elle se convainc que grâce à ses connaissances, cet homme peut l’aider à tenir son fils éloigné de son père. Elle le séduit et s’enfuit avec lui.

​

      Ce qui avait fait notre gémellité, à Hugo et à moi, n’y était plus, il était un auteur sérieux, et le sérieux lui échappait ; j’étais un auteur comique, et le comique me collait trop à la peau. On aurait pu écrire de lui qu’il devenait pathétique ; de moi que je devenais pitoyable. Il était fêté dans la presse et à la télévision pour ses derniers ouvrages (d’autofiction, disait-il) ; pour des raisons qui n’avaient pas grand-chose à voir avec ce qu’on appelle la littérature, ni avec lui en tant qu’écrivain. Sur moi, un critique écrivit pitoyable. Le plus pitoyable pour moi était de le lire écrit par un minable.

​

 

      La dernière fois qu’Hugo et moi nous étions parlé au téléphone, il m’avait accusé de refuser la miséricorde du Christ. Des propos qui portaient la marque de son style, pour me reprocher de ne pas aimer ses derniers ouvrages. Pourtant, quand les médecins lui prédirent ‒prédirent, disait-il‒ l’aphasie, il éprouva le besoin de me revoir. Avant qu’il ne soit trop tard, m’avait-il-dit au téléphone.

​

      Quand j’ai appris pour l’aphasie, je suis resté sans parole avant lui. Pour un écrivain dont le parcours s’était fait en passant de la langue de son enfance à sa langue d’adoption, finir sans parole était sa destinée ? Peut-être avait-il eu raison de tellement y croire.

​

    Maintenant, qu’attendait-il de moi ?

​

     « Faust, dis-moi, vais-je mourir ? Vais-je disparaître ?

​

     Je n’en revenais pas. Voulait -il  vraiment m’entraîner dans le compromis? Eh bien, l’ire de Dieu, je la laisse aux auteurs sérieux ; moi, je ne me suis jamais vanté de l’avoir entendu rire.

    

-sept 2017
Tags

NOUVELLE PRÉCÉDENTE           ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ           NOUVELLE SUIVANTE 

bottom of page