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     « … y escucho con mis ojos a los muertos. »

     Francisco de Quevedo y Villegas

      Le passant s’arrête sur le parvis de Notre Dame, à la vue de l’homme qui sort par le portail Sainte-Anne. Cet homme est le poète colombien – et notaire de profession – Leonardo Gómez. Les deux hommes se regardent. La signification de leur rencontre leur semble limpide. On retrouve cette idée prémonitoire de la transparence comme une certitude ou un critère quelque part dans les nouvelles du premier et dans les sonnets du deuxième. Dans un des sonnets du poète colombien, le passant est un auteur de nouvelles posthumes. Le but de la poésie de Leonardo Gómez est de capter, dans les situations que ses sonnets évoquent, l’avant l’heure. C’est cela qu’il cherchait en faisant de l’homme qui se trouve maintenant devant lui un auteur de nouvelles posthumes. C’est un auteur qui éprouve une frayeur superstitieuse et presque paralysante à l’idée d’employer le mot demain – ou lendemain – quand il écrit une nouvelle.

      Leonardo Gómez a poursuivi son but avec constance, au risque d’anachronisme formel, dans l’indifférence et parfois le mépris, et à la vue de ce passant qui se fige et le regarde, son esprit réagit avec fulgurance et il se dit que sa constance a payé, et maintenant tant pis, puisque le mot demain est exclu.

 

      Dans la conversation qui va s’ensuivre, Leonardo Gómez dira, se moquant de lui-même : « Le 20e siècle qui met les pieds dans le plat du 21e.  » Ce à quoi l’autre réplique : « Ah non, Leonardo ! Pas le plat, dans l’histoire littéraire c’est dans les petits-plats qu’on met les pieds correctement. »

      Leonardo Gómez avait été le meilleur ami du père de cet auteur et le témoin de sa mort, que la victime avait elle-même prédit.

     

      En réalité, et exceptionnellement, Leonardo Gómez n’était pas allé au champ de courses ce dimanche matin-là, comme il le faisait d’habitude. Sa qualité de témoin intemporel – comme il dit, lui vient du fait qu’il était la seule personne présente quand la victime avait fait la prédiction de sa propre mort :

      « Je dois tout le temps porter une arme, je pense donc que je serai tué. »

      « Cogito, ergo je serai tué » avait repris Leonardo Gómez. 

      Assassinat ou braquage qui aurait mal tourné ? Les circonstances n’avaient pas été éclaircies. On savait qu’elles ne mèneraient à rien. « Victime du Discours de la Méthode sous les tropiques » disait Leonardo Gómez. Une exécution d’une extrême violence. Personne ne se demanda si cette violence ne dissimulait pas quelque chose. Leonardo Gómez lui-même ne devinait pas la portée de son assertion.

      La victime travaillait au champ de courses. On lui donnait le titre abrégé de l’expert (comptable). Elles n’étaient pas nombreuses les choses que les gens qui le connaissaient savaient vraiment de lui. Son fils et son meilleur ami savaient qu’il aurait préféré être musicien. Il jouait moyennement du piano et de la guitare, et son seul passe-temps connu était celui de déchiffrer des partitions de musique. Périodiquement, il retournait aux cours du soir au conservatoire. Il reprenait des cours de théorie musicale et de solfège. Il ne persévérait pas. Il y avait ses occupations, évidemment, il lui était difficile d’être assidu, mais c’était peut-être encore plus vrai qu’il s’agissait d’une sorte de lubie qui le reprenait avec régularité. Il n’en parlait pas chez lui, il était trop pudique. Il avait des amis musiciens qui enseignaient au conservatoire et sur lesquels il pouvait compter pour entretenir cette lubie. Lui, il entretenait leur penchant pour l’excès d’alcool et autres types de faiblesses humaines – se moquait-il, quand ils étaient à court d’argent.

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      Petit homme juste assez rond pour remplir impeccablement son costume, Leonardo Gómez est toujours d’une laideur nobilis et d’une élégance à présent un peu usée dans les détails. Il a une voix rocailleuse de fumeur de mégots et des yeux embués qui éloignent encore plus son âme de ses traits, il en témoigne dans un de ses sonnets. Il marche avec parcimonie, mais même s’il aurait voulu aller plus vite, ses courtes jambes ne le lui auraient pas permis.

      Il est suivi à distance par sa femme. Elle est beaucoup plus jeune que lui. Elle se tient au bras d’un jeune homme, Lazaro, le fils tardif, si tardif qu’on lui a donné un prénom de ressuscité dans l’espoir que cela l’aidera à s’en sortir dans la vie – le poète s’est marié sur le tard.

      Pour une raison encore inconsistante, l’appeler Lazaro sembla un vœu pieux aux yeux de l’auteur de nouvelles posthumes – dorénavant ici l’auteur tout simplement, ou l’autre – qui préfère ne pas trop le regarder, ce garçon.

      « On dirait que cette ville vous appartient comme une place forte à son seigneur ! On n’a pas besoin de vous chercher pour vous trouver. »

      « Ha ! Je dirais que nous sommes à une veillée d’armes, Leonardo. Vous voilà enfin loin de chez vous. Je viens d’arriver moi-même, j’ai été longtemps parti. »

      C’est ici que le poète Leonardo Gómez parle avec gourmandise de mettre les pieds dans le plat du 21e siècle. Les petits plats, d’accord, c’est entendu. Il a la faiblesse de croire, tout poète méconnu qu’il est, qu’il y aura quelqu’un d’assez amer et médisant pour écrire de lui qu’il avait plus de talent pour se moquer de lui-même que des autres.

      « Enfin, dites-vous, d’accord, mais quand même, il ne faut pas croire. Comment est-ce de mourir loin, je me le suis demandé plus souvent que vous ne l’imaginez. »

      Il parle avec légèreté. Dans le même esprit, l’autre dit :

      « Votre femme et votre fils le sauraient ? »

      « Je crois que je préférerais leur faire la surprise. »

      La femme et le jeune homme arrivent à leur hauteur sans se presser. La femme semble prendre le temps de s’amuser de sa propre incrédulité.

      « Ça, alors ! – fait-elle, presque dans un éclat de rire. Nous pensions à vous justement. À vrai dire, nous n’avons pas cessé de penser à vous depuis que nous avons entrepris ce voyage. Dans toutes les villes que nous avons visitées, nous avons pensé à vous : Londres, Barcelone, Séville, Venise… Et de nouveau Paris. »

      « Elle prie pour vous dans toutes les églises qu’elle visite – dit Leonardo Gómez. C’est une folie de lectrice qui l’a prise. Je ne fais que l’accompagner dans ce tour de prières. Comme un pénitent, moi, si mauvais croyant. »

      « C’est très gentil de prier pour moi, Olga. Mais, ne me dites pas que vous ne priez que pour moi ? »

      « Rassurez-vous, je prie aussi pour d’autres auteurs. Je porte sur moi un petit carnet avec leurs noms et des pensées sur leurs ouvrages à côté de chaque nom pour m’aider dans la prière, mais je vous avoue que j’ai l’impression que quand je prie pour vous, cela porte plus loin. Je dois faire un grand effort pour ne pas me laisser aller à ne prier que pour vous. C’est très tentant, vous comprenez ? »

      S’il le comprend, il ne le dit pas.

      « Si je n’avais pas peur que ma langue fourche, Olga, je dirais que je trouve que vous restez une femme pleine de joie. C’est à cela que vos prières me font penser. Ce n’est pas une pensée très pieuse, je sais. Vous n’êtes pas encore veuve, faisons donc comme si je me taisais… »

      « Tu vois ? Lui aussi te trouve un talent de comédienne » dit Leonardo Gómez.

      « Sa langue a fourché, ce n’est pas cela qu’il a voulu dire. »

      Ils rient comme si ce qu’ils viennent de dire sous-entendait quelque chose entre-eux.

      « Je dois quand même vous dire quelque chose – poursuit-elle. Je me sens un peu malmenée par ce qui se passe à l’instant. Vous ne paraissez pas vraiment surpris de cette rencontre. Et Leonardo, non plus, mais je ne m’adresse pas à lui, ce que je viens de dire ne doit pas ressembler à un reproche. »

      « Les circonstances de notre rencontre n’ont rien d’extraordinaire, Olga. Il est très facile que ce type de situation se présente à Paris. À cause du tracé des rues et du chaos apparent de ce tracé. D’autres avant moi l’ont très bien dit : L’avantage de ce réseau c’est qu’il minimise souvent les distances-temps de toutes les périphéries au centre. De même, il minimise la longueur totale des arcs pour desservir la totalité des points… »

      « Ha ! Je crois que vous m’avez déjà sorti ça, et pas qu’une fois. Quand vous étiez un petit jeune. Maintenant je m’en souviens, oui. Vous étiez très bavard au sujet des villes imaginaires. Je me disais que c’était une sorte de monomanie d’un pauvre être maladivement timide, recroquevillé sur lui-même la plupart du temps, mais j’ai fini par comprendre que vous étiez surtout un petit jeune à la tête pleine de chaos, comme mon fils aujourd’hui. »

      Il ne veut pas se souvenir de ces bavardages, il préférerait ne pas trop exister dans ses propres souvenirs. Olga était fille d’un demi-frère de Leonardo Gómez, qui ne pouvait pas lui rendre visite chez elle, les visites avaient lieu chez les parents de l’auteur. Le père s’amusait à parler de fiançailles. Au bout d’un certain temps, il a commencé à dire à sa femme : « Bon, et combien de temps vont durer ces fiançailles ? » Il a fini par aller dire à son ami : « Écoute, si tu veux te marier avec Olga, tu peux t’adresser à moi pour faire ta demande, je m’en occupe. » Vu leur lien de consanguinité, il fallait obtenir une dispense de l’évêque. Sa femme racontait qu’il était resté très sérieux le jour où Leonardo Gómez, l’air penaud, avait fait sa demande.

      « Je crois que si nous voulons passer du temps ensemble, il nous est interdit d’attendre, n’est-ce pas ? » dit Leonardo Gómez.

      Il fait allusion à la hantise de l’autre à propos du mot demain – ou lendemain – quand il écrit une nouvelle. Il propose de marcher le long de la Seine, vers les Tuileries et de chercher ensuite un restaurant.

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      Olga est une grande femme, et elle aime porter des talons très hauts. Sur ses hauts talons, elle ne marche pas plus vite que son mari. Ils forment un couple dont la femme n’a jamais pris le bras du mari, ou vice-versa, et ils ne se sont jamais promenés main dans la main. Un quiproquo fut à l’origine de leur relation amoureuse. C’était une époque où le poète déprimait. Il n’avait pas confiance en sa poésie et il se comparait à ses amis et se disait que, par sa taille et sa laideur, il allait devenir beaucoup plus vite qu’eux un homme âgé. Il buvait tous les soirs au même endroit, un petit bar qui était le repaire des amis musiciens du père de l’auteur, pas loin du conservatoire. Quand il était ivre, il embarquait dans sa voiture des musiciens amis pour donner des sérénades devant des maisons inconnues choisies au hasard. Le plus souvent, un des musiciens conduisait. Si le père de l’auteur était encore présent, c’était lui qui prenait le volant, mais cela arrivait rarement, il n’aimait pas ces virées, d’une manière générale il préférait, précautionneusement, ne pas trop circuler la nuit. Il ne prenait pas sa propre voiture la nuit, il préférait demander qu’on lui appelle un taxi.

      Ils roulaient sans but dans la ville. Bavardant, rigolant, buvant. Soudain selon le caprice de l’un d’eux, ils s’arrêtaient devant une maison et donnaient une sérénade. Que la farce soit bien ou mal accueillie, des situations cocasses s’ensuivaient toujours. On commençait à se marrer en ville, la renommée que Leonardo Gómez n’avait pas acquise par sa poésie, il l’obtenait avec ces virées. A l’une de ces occasions, un des musiciens reçut dans une fesse un tir de revolver envoyé d’une fenêtre. En arrivant à l’hôpital, ils trouvèrent cinq blessés couchés sur le ventre sur des brancards alignés dans le couloir des urgences. Les blessés se disaient tous musiciens, même celui qui était policier.

      Un poète français qui faisait la tournée des Alliances françaises, prédit à Leonardo Gómez un avenir posthume de légende pittoresque similaire à celui des personnages dont on faisait défiler les effigies en carton pâte pour le Carnaval. « Cette ville de merde deviendra une nouvelle Alexandrie grâce à vous et à vos sérénades, avant qu’ailleurs on commence à lire vos sonnets », lui dit le poète français, qui partait satisfait de sa visite. Il avait été très bien accueilli, il avait même reçu un coup de couteau au ventre parce qu’il avait refusé de se laisser dépouiller de son portefeuille, qui ne contenait presque rien.

      Une de ces nuits de beuverie, Leonardo Gómez était tellement fatigué de lui-même qu’il s’endormit très vite dans la voiture. Il fut réveillé par la voix d’Olga. Il n’avait aucune idée d’où il se trouvait. Il ne la reconnut pas tout de suite, il crut qu’il s’était réveillé dans une autre vie et il ne sut pas faire autre chose que lui sourire béatement. La jeune femme était habillée en robe de chambre et lui parlait, penchée à la fenêtre de la voiture. Elle rigolait : « Réveillez-vous, Leonardo. Si mon père sort et découvre que c’est vous qui m’amenez des musiciens, ça se passera très mal pour vous et pour moi.

      Revenu à lui – c’était l’impression qu’il avait et cela lui prit quelques jours – Leonardo Gómez se demandait si elle n’avait pas voulu lui signifier quelque chose qu’il n’osait pas imaginer en lui disant Pour vous et pour moi. Il n’y avait qu’une personne qui pouvait le sortir de l’incertitude.

      Olga et Lazaro marchent devant, Olga toujours au bras de son fils.

      Leonardo Gómez demande à l’autre :

      « Vous vous souveniez d’elle comment ? »

      « Toujours à côté de ma mère. Olga riait, ma mère souriait. »

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      Plus que les êtres, les sujets qui les lient ont une destinée qui leur survit. Le poète Leonardo Gómez et l’auteur de les posthumes ont traité le même événement, sous le même titre, sans s’en être concertés : A la table des morts. Quand on demande au poète Leonardo Gómez s’ils s’étaient mis d’accord, il se garde bien de répondre. Non pas parce qu’il veut entretenir le mystère, mais parce qu’il pense que la destinée du sujet ne lui appartient pas, l’invraisemblance de la vérité en est la preuve. A l’autre, on ne peut lui poser aucune question sur ses nouvelles, il est un auteur de nouvelles posthumes.

      Quelque part, dans le poème de Leonardo Gómez on peut lire : …Nous étions toujours à la table de morts comme si nous savions / des choses que seulement les morts savaient… Son frère est mourant. Il veut le voir. Leonardo ne peut pas refuser, Olga ne comprendrait pas, elle n’a pas revu son père depuis qu’ils se sont mariés. Elle l’accompagne. Arrivant devant la maison, elle décide soudain de ne pas rentrer. Pas encore, dit-elle. Elle reste à attendre dehors.

      Au salon, Leonardo Gómez trouve deux prêtres habillés en Saint-François d’Assise, les pieds nus dans des sandales. Cela déjà le met en rogne.

      « Que faites-vous pieds nus ? Vous attendez que le Christ vienne vous les laver ? Vous devriez avoir honte. »

      « Leonardo, nous sommes là pour vous » , dit le plus âgé.

      Ses sœurs s’empressent de l’attirer vers la chambre du mourant, il tourne le dos sans chercher à comprendre ce que le prêtre a dit.

      La vue de l’homme sur le lit lui est pénible, il le reconnaît difficilement et regrette d’être là. Il a le sentiment qu’on lui joue un mauvais tour.

      « Je vais très mal, Leonardo. Il n’y a rien à faire », balbutie son frère.

Leonardo Gómez dit :

      « Tu as toujours eu la santé fragile. »

      C’est le contraire qui est vrai. Ses sœurs lui font les gros yeux : Et voilà que tu commences avec ton humour de mauvais goût. Elles sont trop bêtes pour qu’il perde son temps à leur expliquer qu’il ne se moque pas du mourant mais de la mort, du mourant il s’en fout.

      Olga lui a fait promettre de ne pas le contredire, de se taire quand son frère lui dira: Je veux mourir en paix, je te pardonne. Mais Leonardo ne peut pas s’y tenir, il dit :

      « Je vais te faciliter les choses : tu n’as rien à me pardonner, meurs en paix. »

      Son frère lui fait signe de s’approcher, il veut lui parler à l’oreille. Leonardo regarde ses sœurs, qui regardent ailleurs. L’hypocrite, elles savent déjà. Peu importe, quoi que ce soit que son frère veuille lui dire, il s’en fout. Il s’exécute pour pouvoir dire à Olga : C’est fait. Son frère lui dit à l’oreille :

      « C’est toi qui dois me pardonner, Leonardo. J’aurais pas dû faire tuer l’expert, en toute justice j’aurais dû faire tuer l’évêque, Dieu aurait compris, mais je n’étais pas sûr des arguments que ton ami avait utilisés pour lui soutirer l’autorisation de te marier avec ma fille, et j’ai craint que ces arguments ne se sachent et que cela n’ait des conséquences pour la réputation de l’Église. »

      C’est une journée de printemps, où à Paris les vieux meurent de vieillesse après être restés en haleine pendant l’hiver, et les rues se remplissent de promeneurs et de touristes. Avril, Pâques. Marchant sur les quais on croise une foule d’âmes que le beau temps met à nu sans qu’elles s’en doutent. On entend parler toutes les langues. Les deux hommes poursuivent leur promenade en silence.

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      Au Pont du Carrousel ils rejoignent Olga et Lazaro qui se sont arrêtés et les attendent. Leonardo Gómez cède sa place à côté de l’auteur à sa femme, et reprend la marche à côté de son fils. Lazaro se penche vers son père et lui demande :

      « Vous parliez de quoi ? »

      « Nous parlions des morts. »

      « Ha ! Et quand vous vous taisiez ? »

      « Nous écoutions les morts parler de nous. »

      Lazaro rit d’un rire un peu pesant.

      « Ha ! J’avais compris. »

     On comprend que c’est une scène que le père et le fils se rejouent. Il y a un gouffre entre eux. Ils ont dû se jouer la scène des centaines de fois.

     Ils continuent à marcher sans se retourner, le gouffre entre-eux.

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      Olga lui parle de gens qu’il a connus. Des visages dans la foule. L’enfant de la bonne chez ses parents, qui suit partout avec un oreiller dans les bras le pianiste Carlos Monsalve. Dès qu’il sentait qu’il allait avoir une crise, Monsalve courait chez les parents de l’auteur. La petite attendait qu’il tombe par terre saisi de convulsions, pour lui mettre l’oreiller sous la tête. Elle avait même appris à lui tenir la langue avec ses petits doigts boudinés pour qu’il ne l’avale pas dans ses convulsions comme on croyait à l’époque que cela arrivait aux épileptiques. Elle riait comme si c’était un jeu. On disait qu’elle était simple d’esprit.

      « On disait ça parce qu’elle ne grandissait pas » dit Olga. 

      « Vraiment ? »

      « C’était un euphémisme idiot, bien sûr. Je sais ce que vous vous demandez à l’instant, je vous connais toujours, je vous ai bien lu. Vous vous demandez : S’est-elle soudain mise à grandir après la mort de ce pauvre pianiste alcoolique ?

      Il ne dit rien. Il a l’impression qu’ils suivent un chemin très long dans la foule.

      « Le fils de Teresa vous envoie ses salutations – poursuit Olga. La dernière fois que nous avons parlé de vous, il m’a dit : Le jour où vous le reverrez, dites-lui bien qu’il est toujours présent dans les souvenirs de ma mère. Elle se porte merveilleusement, Teresa, dans son grand âge. Elle va avoir quatre-vingts ans, elle est morte depuis sept ans. »

      C’était une femme peintre que son père avait encouragé à ses débuts. Elle peignait une grande fresque dans un parc sur les hauteurs de la ville. Il était allé la voir par curiosité pour sa peinture. Il a toujours cru être le seul témoin de ce qu’il avait vu quand elle était descendue de l’échafaudage le saluer. Est-ce pour cela qu’Olga a choisi de lui parler d’elle ? La femme peintre se nettoyait les mains dans un chiffon. Son aisance l’a décontenancé. Elle a souri. Que signifie ce message du fils ? Il n’a jamais été ami avec lui. Une idée dont il n’arrive pas à décider si elle est épouvantable ou réjouissante lui passe par la tête : Olga est toujours vivante dans des moments de sa vie où lui-même n’est plus. Et pas seulement Olga. D’autres gens. Une foule de gens. Des gens qu’il ne connaît plus. Comme si sa vie se poursuivait sans lui.

      « Je sais qu’il y a un mot que je ne dois pas prononcer – reprend Olga, Leonardo m’a avertie. J’ai beaucoup prié pour savoir comment je devais vous parler quand nous nous retrouverions en tête à tête. »

      « Vous venez de parler comme si vous saviez que cette rencontre allait avoir lieu » lui dit-il comme s’il la surprenait en défaut.

      « Oh, c’est vrai, je m’en rends compte à l’instant. Comment cela se fait-il, expliquez-moi, petit malin devenu grand malade. »

      Elle rit.

      « Je peux prendre votre bras ? »

      Et puis, elle lève les yeux au ciel et dit :

      « Seigneur, ce n’est pas aujourd’hui que je vais tomber de mes hauts talons, n’y comptez pas. Amen. »

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                                                                 LA FORTUNE

 

      Je me suis levé de mon lit et mes pieds ne touchaient pas le sol,

      J’ai compris que je ne pourrais pas continuer à vivre sans me cogner la tête

      Contre les nuages, moi qui pourtant ne dépasse jamais les bornes,

      J’ai décroché le téléphone parce que le peu de  foi qui me restait

 

      Me commandait de le faire, et j’ai entendu l’épistolier Paul de Tarse

      Me demander pourquoi je refusais de fêter mes anniversaires.

      J’aurais pu lui répondre pour la même raison que votre question n’en est pas une,

      Mais l’oiseau que je venais de voir à l’instant en me regardant devant le miroir du couloir

 

      Me faisait penser que je ne pouvais m’attendre à autre chose dans la vie

      Qu’à des malentendus, et pourtant ma vie avait été riche en malentendus,

      J’étais déjà l’être le plus fortuné de la Terre quand un nuage de poussière

 

      Sonna à la porte : le Pape voulait me commander un sonnet pour son anniversaire.

      Je n’ai pas demandé lequel des papes il s’agissait. Quelle importance ?

      Ce serait un sonnet pour le dernier des papes, moi le dernier.

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      Leonardo Gómez ( traduction de G. Zafra)

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