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NOUVELLES D’APRÈS LA LITTÉRATURE

         Jonas Lund, le grand nouvelliste norvégien, était venu pour la première fois à Paris à l’âge de dix-sept ans, avec ses parents et sa sœur. Il était reparti avec le sentiment qu’il serait vite de retour. Pourtant, peu à peu ce sentiment allait se retourner sur lui-même, devenant comme à son insu une chose étrange qu’il décrivait comme une intention sans issue. Depuis, cette intention sans issue, proche ou lointaine selon les époques, ne l’avait jamais quitté, sans qu’il s’en inquiète pour autant.

       Le temps passa. Trente-sept ans. Un jour, soudain, cette chose étrange se mit à ressembler dans son esprit à un sentiment de mort prochaine. Pendant ces trente-sept ans, les occasions de retourner à Paris n’avaient pas manqué ; entre autres, son éditeur aurait voulu l’inviter pour la sortie de chaque nouveau livre. Jonas avait sans cesse repoussé sa décision.

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     Il venait d’arriver. Il était maintenant obsédé par ce temps qu’il avait vu passer à côté de sa vie, comme un train fantôme, disait-il. Je l’ai repéré tout de suite, accoudé au comptoir. Mon aisance en entrant –j’étais connu du gérant et des serveurs–, et le fait que d’un coup d’œil je le reconnaisse, ne pouvaient pas lui échapper. Je me suis assis à une table après avoir serré des mains, et me suis mis à écrire dans un calepin. Il m’a pris pour un écrivain, ce que je suis (un grand inconnu, je n’ai publié aucun livre) mais je n’écris pas dans les cafés. Il m’arrive de prendre des notes très brèves à la main –une seule phrase, le plus souvent– que pour la plupart je n’arrive pas à déchiffrer par la suite. J’ai toujours écrit à la machine, depuis mon enfance, puis à l’ordinateur

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      J’avais lu tous les livres –des recueils de nouvelles– de Jonas Lund, et je l’ai reconnu par les photos de quatrième de couverture. Une entente spontanée s’est créée à distance. Si cela n’avait tenu qu’à moi, cette entente se serait évanouie aussi soudainement qu’elle s’était formée, je n’éprouve pas le moindre besoin d’approcher les personnalités connues que je croise dans la rue ou dans des endroits publics, et encore moins des écrivains que j’ai lus. Pour quoi faire ? Je les ai bien lus. Je ne vais jamais non plus à des conférences ou des lectures données par des écrivains, je trouve ça morbide. Mais Jonas Lund, ramené à Paris par le souvenir d’un sentiment indéfinissable qu’il s’était mis à assimiler à un sentiment de mort prochaine, était un être à l’affût du moindre indice de vie littéraire dans un monde d’après la littérature. Il est venu vers moi et avec la brusquerie d’une politesse un peu gauche tout à fait nordique, s’est assis à ma table, en m’assurant, comme s’il m’avait reconnu, de sa plus grande admiration. Il avait lu tous mes livres, il était très heureux de me rencontrer enfin. Enfin ? Bon, d’accord. J’étais plus âgé que lui de quatre ou cinq ans, cela me donnait, je suppose, le droit à quelques livres de plus dans ma biographie. Je lui ai demandé s’il trouvait suffisamment bonnes les traductions, il m’a répondu qu’il avait lu mes livres en français, langue qu’il étudiait depuis le lycée. Ah !, fis-je, l’air déçu. Et je l’étais vraiment, j’aurais aimé qu’il me dise qu’il les avait lus en norvégien, c’était tellement inimaginable, je ne connais rien à cette langue. Je me suis quand même laissé aller à nous faire plaisir et j’ai mis du mien pour que la conversation déraille au plus vite. Je lui ai expliqué que j’étais en train de raconter, dans mon calepin des égotismes ‒ j’improvisais‒ ce qu’il y avait en commun entre l’actrice Julie Christie (Chabua, Inde, 1940 ou 41) et l’écrivaine Patricia Highsmith (Fort Worth, Texas, 1921- Locarno, Suisse, 1995). Si je mentionne les endroits où elles sont nées, et aussi où la deuxième est décédée ‒au moment d’écrire ceci, Julie Christie est encore en vie‒, c’est pour deux raisons. D’abord parce que c’est le type de choses inutiles que je note dans mon calepin, en pensant qu’à ma place un autre que moi –un autre écrivain– pourrait s’en servir –il faudrait d’abord qu’il arrive à les déchiffrer, bien sûr–. Eh bien, on aurait dit que ce jour, le jour le plus inutile de ma vie, était enfin arrivé et que cet autre que moi n’était, curieusement, que moi-même. Ensuite, parce qu’il se trouve que j’ai visité ces endroits, sans que cela n’ait été mon but sur le moment, simplement ils se sont trouvés sur ma route à l’occasion. Chabua, Fort Worth...

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           J’ai croisé Julie Christie sur le boulevard Saint-Germain. À l’époque j’étais très jeune, et probablement que j’espérais publier des livres, et je dis probablement parce que cela ne me semble pas si clair depuis déjà un certain nombre d’années, je ne suis plus si convaincu que ça de l’avoir voulu, je me doutais peut-être déjà que ma volonté ne pouvait y être pour rien. Julie Christie avait déjà joué dans l'adaptation cinématographique du Docteur Jivago, dans laquelle elle interprète le personnage  de Lara, la maîtresse de Jivago, une femme qui me fait penser à des femmes que j’ai connues dans ma famille. C’était une soirée de printemps, il y avait foule boulevard Saint-Germain. J’étais accompagné de deux amis, des étudiants fauchés comme moi. On ne faisait que se promener, on n’avait pas de quoi se payer une terrasse. Je l’ai vue de loin, elle marchait dans notre direction, d’un pas rapide, sans que personne ne semble la reconnaître. C’était peut-être sa condition d’icône de la mode des années soixante ‒nous étions à peine dans les années soixante-dix du siècle dernier‒ qui rendait invraisemblable son passage de l’écran aux trottoirs –même si c’était ceux de Saint-Germain-des-Prés. Il est possible, quand même, je l’admets, que quelques têtes se soient retournées sur son passage, mais juste pour constater qu’il était trop tard pour savoir si c’était vraiment elle. Tout cela se passait très vite. Je serais incapable de dire comment elle était habillée exactement, ce dont je suis certain c’est qu’elle portait des jeans et des ballerines (comme pour mieux me faire remarquer qu’elle n’était pas grande), et avait les cheveux remontés et attachés derrière. Elle est passée à côté de moi ‒qui, plus rapide qu’elle, m’était arrêté et faisais semblant de ne pas l’avoir vue‒ en détournant le regard. Quelques mètres plus loin elle s’est pourtant retournée pour me regarder et me faire de la main et sans sourire, un geste discret qui aurait pu faire croire, à quelqu’un d’autre que moi, qu’elle renonçait à m’oublier. Quand les amis qui m’accompagnaient ont compris qui c’était, elle avait déjà disparu dans la foule, les plongeant dans une incertitude insoluble qui me vaudrait leur rancune sarcastique : depuis quand Julie Christie et moi avions des petits secrets ? J’étais prêt à en convenir. « Oui, je vous fais marcher (comme souvent) mais ne me demande pas comment. » J’étais encore très jeune, je ne me connaissais pas suffisamment.

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           Patricia Highsmith, je l’ai croisée au Salon du Livre, à l’époque où cet événement du monde de l’édition avait lieu au Grand Palais. C’était encore la belle époque de l’édition française, on était là dans un XXe siècle qui ressemblait à un XIXe. Le soir de l’inauguration, le Grand Palais se remplissait de beau monde, et parmi ce beau monde, des imposteurs attachants et même charismatiques et des impostures agaçantes ou franchement ridicules, et où que l’on regardait sur les tables où des livres étaient exposés, encore des chefs-d’œuvre ! Pour fêter tout cela, du champagne à flots, mais on pouvait préférer le vin ou les boissons spiritueuses. Les plats de petits fours ‒croustillants ou moelleux‒ passaient et repassaient. Même l’éditeur le plus modeste dépensait ce qu’il fallait pour rendre les visiteurs fiers d’être sur son stand. Pendant toute la durée du salon, il y avait des attroupements dans les allées et des files d’attente devant les auteurs qui signaient, même devant ceux que personne ne connaissait. J’ai repéré Patricia Highsmith à l’angle d’une allée, tenant une cigarette d’une main (il n’était pas encore interdit de fumer) et une canette de bière de l’autre, comme indifférente –même pas ennuyée, trop pro pour ça– à toute cette agitation carnavalesque, et rendue anonyme par cette indifférence justement. Elle faisait sa pause, elle était là pour une signature. Elle en était à plus d’une quinzaine de livres après L’Inconnu du Nord-Express, titre en français de Strangers On A Train. De ce qu’elle portait, je ne voyais que sa gabardine beige et ses chaussures beiges. Elle regardait droit devant elle, la tête un peu baissée, apparemment sans voir. J’étais en face, de l’autre côté de l’allée. Personne ne se retournait sur cette petite dame qui se faisait oublier là sans effort, dans le beige sale de sa gabardine, avec sa bière et sa cigarette. Et, pour une fois pourtant que je me serais volontiers adonné à une morbidité qui m’est étrangère, je me suis interdit de rester à l’observer de crainte d’attirer l’attention sur elle, et me suis empressé de m’éloigner. Je l’ai revue un peu plus tard. Je venais de remettre à sa place le livre que j’avais feuilleté sur le stand (je me souviens très bien du titre et de l’auteur) et en levant les yeux, je l’ai vue en face de moi, de l’autre côté de la table. Cette fois-ci, elle n’a pas fait semblant de ne pas me voir. Au contraire, elle ne s’est pas cachée d’être à m’observer, probablement depuis un moment. L’occasion était trop belle, je ne me suis pas privé de me demander : Comment a-t-elle fait pour me reconnaître ? Et j’ai bien fait, le temps que je regarde encore une fois dans sa direction pour m’en assurer, elle s’éloignait déjà. J’ai alors remarqué qu’elle avait le dos légèrement voûté et ne semblait pas très à l’aise sur ses talons mi-hauts, très laids. Elle marchait un peu trop vite aussi, elle devait s’être mise en retard pour la suite de sa signature, l’attachée de presse de son éditeur devait être dans tous ses états, imaginant qu’elle s’était barrée. Ce n’est que plus tard que je me suis dit qu’elle l’avait peut-être fait.

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         Jonas Lund lorgnait vers mon calepin, posé sur la table. Je lui racontais comment j’avais fait la découverte de son œuvre. J’étais tombé sur Assis sur le néant d’Hippocrate, le premier recueil de nouvelles que j’avais lu de lui, son dernier livre publié à ce moment-là, à la bibliothèque de la rue Gassendi, un jour où j’étais allé me renseigner sur Pierre Bonnard, dont j’aime beaucoup la signature. J’avais ensuite commandé tous ses livres traduits en français à cet endroit de notre galaxie qui s’appelle la Réserve Centrale, située au sous-sol de la marie de Paris, à ce qu’on m’a dit. La Réserve Centrale n’est pas accessible au public, ce qui en fait presque une légende pour les usagers comme moi. On commande les livres par internet et ils sont expédies dans les différentes bibliothèques de Paris. Le dernier livre que j’avais commandé était Vingt Sonnets à Marie Stuart, de Joseph Brodsky. Chaque fois que je commande ce livre, je retrouve le marque-page que j’ai oublié lors de ma première lecture et que j’ai décidé ensuite de laisser pour de bon, toujours à la même page. La dernière fois, j’ai accompagné le marque-page d’un mot adressé à la personne ou les personnes qui commandent le livre après moi pour les remercier de leur geste, que je trouve d’une grande politesse.

 

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       En lisant les livres de Jonas Lund, je m’étais demandé ce que l’auteur savait du destin de son œuvre. Il y avait dans celle-ci ‒et c’était inhérent à sa capacité à emporter l’adhésion‒ comme une faiblesse qu’on aurait aimé croire délibérée. Une sorte de refus de survivance qui, par un tour de force de l’auteur, amenait le lecteur à faire le deuil de l’œuvre au fur et à mesure qu’il lisait. Dans une nouvelle de Henry James, Jonas Lund serait devenu une sorte de martyr de la littérature.

       Ce que je voyais en lui, n’était pas en contradiction avec cette idée. Il me donnait l’impression d’un homme dévoré par la nostalgie du tout pour le tout. Il avait foncé vers moi à l’aveuglette, avec pour seul indice mon calepin. Il était peut-être ivre, mais il ne l’était pas suffisamment pour agir comme il le faisait. Il ne semblait pas exactement désespéré, il semblait pris de véhémence comme d’autres sont pris de soupçons ; parce qu’à des soupçons il ne se serait pas abaissé, cela aurait été comme avoir peur du vide. Il me rappelait aussi les fois où des arnaqueurs professionnels, induits en erreur par mes manies ou mes maladresses de déambulateur, un pied sur place, l’autre ailleurs, avaient piqué sur moi en me prenant pour une proie : dans un aéroport que j’arpentais comme si c’était ma résidence sur Terre, sur une place d’une ville étrangère que je connaissais comme si je l’avais rêvée mille nuits, dans un grand magasin de luxe où je m’amusais à regarder les prix des articles.

       Et comme pour confirmer tout ce que je venais de me dire, Jonas m’a appris que pendant qu’il était à Paris, à Oslo, sa sœur, sa femme et sa fille fêtaient son anniversaire.

       « Je ne l’ai pas fait express, je suis parti sur un coup de tête, mais ça ne m’empêche pas de penser que mon absence ne les a pas découragées… »

        Il continuait à lorgner vers mon calepin*. Je l’ai feuilleté rapidement et l’ai poussé en le retournant vers lui, ouvert à la première page de mes dernières notes (Mourir en écrivain russe ou rien).*

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          Des arnaqueurs professionnels qui m’ont pris par erreur –et par ma faute, j’insiste– pour leur proie, je me souviens surtout d’une femme. Elle avait commencé son tour de passe-passe en me montrant discrètement une fausse carte de police. Il ne lui a fallu que quelques secondes pour s’apercevoir de son erreur. Elle n’en revenait pas et elle trouvait cela drôle. Quelqu’un d’autre à ma place se serait senti offensé par sa manière outrancière de se répandre en excuses. Comment avait-elle pu se tromper ? « Je vous ai importuné pour rien, monsieur, c’est impardonnable de ma part ! » Pour rien disait-elle. Non seulement elle trouvait sa méprise hilarante mais elle était elle-même drolatique. Et puis, elle s’est pâmée devant moi, et toujours outrancière, s’est exclamée : « Mais qui êtes-vous, enfin ? Vous êtes de la police, vous aussi ? »

         J’ai cherché discrètement du regard son ou sa complice autour de nous, et à ma grande surprise, je ne l’ai pas repéré.

         « Vous travaillez seule ? »

        Elle m’a expliqué qu’elle était arrivée à la conclusion que pour elle, un ou une partenaire représentait plus de risques que les éventuelles mésaventures avec ses proies.

          « J’ai fini par accepter que je suis une femme naïve, monsieur. La preuve : je tombe sur vous. Non seulement je tombe sur vous, mais je me mets à vous avouer ma vie. »

           Nous sommes allés prendre un verre puis, en « escrocs consentants » a-t-elle dit, et je me suis bien gardé de contester cette vue de l’esprit, nous sommes allés dans un hôtel. Au lit, elle a soudain éclaté de rire. Je me suis demandé comment je devais prendre ce commentaire sur mes performances.

         « Bon, partenaire –a-t-elle dit–, il est peut-être temps que vous me montriez votre vraie carte de flic… »

          Elle n’arrêtait pas de rire.

          « Nous sommes à poil ! » s’exclamait-elle, et elle repartait à rire.

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        J’avoue que quand la proposition est arrivée sur la table, où mon calepin entreouvert –quel bordel d’idées et de sentiments là-dedans !– me faisait penser à Valéry écrivant maisons entreouvertes pour maisons closes, je n’ai pas été surpris. « Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas encore été traduit en norvégien », a-t-il dit. Moi, j’étais sûr qu’il y avait quelque chose à comprendre là-dedans, mais je pensais à sa sœur, sa femme et sa fille à Oslo. Je n’avais  aucune envie de leur gâcher l'anniversaire.

Nous avons parlé de la traduction en général, et de ses démêlés avec ses traducteurs. Il trouvait que les traductions de ses ouvrages en français étaient parfois un peu guindées. Qu’en pensais-je ? Et puis, nous sommes revenus au sujet des traductions, des miennes en norvégien. Je lui ai dit que s’il y tenait, il devait commencer par le recueil de nouvelles que je venais de finir. « Il n’est pas encore publié, bien sûr. » J’ai insisté : Je ne veux pas que vous vous sentiez engagé, je veux que vous ayez le temps de changer d’idée... Il a soupesé mes paroles. Bon. Je lui ai proposé de lui envoyer le texte par la poste mais il pensait que le mieux serait qu’il passe le chercher chez moi le lendemain même. Il avait raison de se comporter en emmerdeur, entre-temps je pouvais changer d’avis. Mais le recevoir chez moi était en faire presque un ami, je n’en voyais pas la raison, surtout s’il allait être mon traducteur, et surtout aussi si cela n’allait jamais arriver pour de vrai. Les familiarités avec les traducteurs ne mènent à rien de bon, et de bonnes relations vraisemblables n’y comptent pas. J’ai refusé poliment mais fermement, il recevrait le tapuscrit par la poste. Il a sorti son portefeuille pour me donner une carte de visite, et il m’a montré des photos de sa fille d’abord, de sa sœur et de sa femme ensuite. Sa sœur regardait l’objectif, les autres regardaient ailleurs. Elle m’a plu. Il m’a dit qu’elle était son ayant droit.

        Ce jour-là, rentrant chez moi, je me suis dit qu’une étape définitive de ma vie d’écrivain venait de s’accomplir. Je n’aurais pas pu rêver mieux que cette sorte d’accomplissement à mon insu. Ce qui allait s’ensuivre ne pouvais pas me concerner, et tant mieux, ça ne m’intéressait pas beaucoup. Je dirais toujours, de ce qui allait arriver ou pas : qui sait ?

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         Les choses en sont restées là, et ma vie d’écrivain en point de fuite d’un monde disparu en m’emportant. La suite n’allait rien changer. Jonas m’a envoyé par la poste son dernier recueil de nouvelles. « Je sais que vous comprendrez que je n’aie pas pu faire autrement que les publier sous mon nom. » Je comprenais. Il est mort peu de temps après. Des suites d’une longue maladie. Ça aussi je le comprenais. Le secret bien gardé de sa mort. Parce que dans toute mort il y a un secret qui peine à rester bien gardé. Je pensais à son prochain anniversaire. Le jour de ses funérailles, sa sœur m’a envoyé une petite carte : « Nous pensons à vous. » Des gens que je ne connais pas, que je n’ai jamais vu que sur des photos. Quelque temps plus tard, j’ai encore reçu une petite lettre de la sœur : « Vous êtes peut-être au courant : l’éditeur de mon frère à Paris nous a fait une très belle offre –comme on dit– pour le dernier livre. Je voulais vous rassurer : vos nouvelles ne seront jamais traduites, ni en français ni en aucune autre langue, les instructions de mon frère seront respectées. Je profite de l’occasion pour vous dire à quel point je suis fière de mon travail. Très vite, mon frère n’a plus été en état, il se tuait à la tâche pour n’arriver à faire que ça. Je dois aussi mentionner quelque chose à propos de la nouvelle que je préfère, celle de cette jeune femme qui répond, quand on lui demande ce qu’elle aime le plus d’écrire en français : Faire des clins d’œil ! Je me suis reconnue en elle, à son âge, à tel point que je n’ai pas pu m’empêcher de me la dédicacer. Je sais que vous me pardonnerez. Je vous embrasse (eh oui…) ».

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* Il tape un numéro de téléphone au hasard et quand on décroche il dit :

« Mourir en écrivain russe ou rien. »

Et il note des réactions, en laissant de côté les insultes :

Quoi ?!..., et on lui raccroche au nez.

Oui, c’est ça…, et on raccroche après un instant.

Le Goulag n’est pas pour les mauviettes…, un rire bref et puis on raccroche.

Ne désespère pas…, et on raccroche précipitamment.

Vive l’Académie française ! , et on attend, et puis on raccroche.

Non, mais…, et plus rien.

Papa, c’est pour toi ! …, et c’est lui qui raccroche.

Pitié ! Je travaille la nuit, c’est la quatrième fois que vous me réveillez!…,

Il pourrait s’excuser pour ceux qui l’ont réveillé avant,

Pour lui-même ce n’est pas possible.

Laissez-moi tranquille…, et puis : C’est bien toi ?…, et c’est lui qui raccroche.

… ! (En russe?) … ! (En russe?), et on passe le téléphone à quelqu’un d’autre

qui a des choses interminables à raconter. Et puis à quelqu’un d’autre,

qui se met à chanter. Il écoute sans rien comprendre,

sauf que c’est du russe.

Et soudain, plus rien, on a raccroché.

Qu’est-ce qu’on gagne ? Un voyage ? Moi, je ne gagne jamais rien…, et on raccroche.

Nous allons en parler, mais d’abord, si vous êtes dans une gare...

Oui...bon...bof…, on raccroche.

Mourez en écrivain français, mon vieux, tant pis…, et on raccroche.

Ne quittez pas…, et on continue à papoter avec quelqu’un à côté.

Je vous conseille de ne pas mourir, monsieur…, et puis on soupire et on raccroche.

Ce sera rien..., mais elle est bien bonne..., et on raccroche.

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