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FLAMMES

          C’est dimanche. Des enfants plus âgés sont réunis autour de moi, à m’observer. Des cousins et des cousines.

         « Eh ! Ça va pas la tête ? »

        Celui qui parle et rit, se pointant un doigt contre la tempe, recevra une balle dans l’autre tempe dans quelques années, dans un fumoir de crack.

          « Tu ne peux pas dessiner autre chose que des flammes ? Des arbres, des oiseaux... Des sirènes, tiens. Pourquoi tu ne dessinerais pas des sirènes ? Tu sais qu’est-ce que c’est, une sirène ?

       Bel enfant, et culotté, il est toujours choisi pour jouer le rôle principal dans le spectacle de fin d’année à son école. Comment se fait-il qu’il a une tête de mort ? C’est la question que je me poserai en parlant à ma mère, quand ils seront partis.

        « Tais-toi ! » s’exclame-t-elle.

        Des morts, j’en ai beaucoup entendu parler dans la cuisine de ma grand-mère. Des morts qui se promènent dans les maisons la nuit, dans les champs, dans les rues. Et même le jour. Ils mènent leur vie, on dirait.

       Ce n’est pas parce que nous sommes seuls qu’il n’y a pas quelqu’un d’autre pour m’entendre. C’est pour ça que je ne parle que quand je suis seul avec elle. Quand d’autres sont présents, ce quelqu’un se bouche les oreilles.

       Les yeux dans les yeux, elle me dit :

       « Si tu répètes ça, rien qu’une fois, tu auras contracté une dette envers lui pour l’éternité. »

          Je crois qu’elle cherche à me faire réagir. Elle essaye toujours de comprendre ce qui cloche dans ma tête, je le vois à son regard, elle espère trouver enfin dans ma réaction une réponse.

      Elle tourne les choses dans un sens et dans l’autre. Un jour elle m’a dit : « D’accord, j’attendrai que tu décides de te mettre à parler. Et je te le dis franchement, je crains qu’alors tu n’arrêtes pas et que cela devienne encore plus pénible. Mon Dieu, que je crains déjà ton bavardage sans fin ! »

        J’ai encore quelques heures devant moi avant de contracter cette dette dont elle parle. Les cousins et les cousines ne sont pas encore partis, cette conversation n’a pas encore eu lieu.

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      Une des cousines dit :

        « Vous avez vu ? Il remplit les feuilles jusqu’aux bords, il ne laisse pas le plus petit espace sans l’avoir colorié. Où tu crois que tu vas arriver après les bords ? » me dit-elle, écarquillant les yeux.

        « Il met beaucoup de couleurs, partout –dit une autre cousine. Il va devenir un barbouilleur. Tu veux que je me déshabille pour que tu barbouilles un dessin de moi en… ? »

         Elle cherche la suite. Son idée enchante les garçons, peu importe la suite.

        « Vas y, déshabille-toi, voyons ce que ça lui fait. »

         Elle leur répond par des vannes. Les autres filles la soutiennent. Eux, ils se marrent, ils me demandent ce que j’en dis, moi. Je ne dirai rien. Elle les défie d’un geste des épaules et entreprend d’enlever ses vêtements. Et c’est fait, elle est toute nue. « Je suis une statue ! » proclame-t-elle, se hissant sur les pointes de pieds.

        « Tu n’as pas de poitrine ! » se moquent les garçons.

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       Le dimanche suivant, mon cousin qui fait des études de lettres vient me voir. Mon père, qui l’aime beaucoup, l’appelle Cousin Lettré. Son père à lui l’appelle Mon Fils Branleur.

         Cousin Lettré vient me voir avec sa nouvelle petite amie. C’est toujours une nouvelle. « Appelle-moi Cousin Tombeur » me dit-il. Sa petite amie fait des études de psychologie et cherche un sujet pour son mémoire. Il a passé un marché avec elle : il lui offre mon cas –« Sur un plateau d’argent, pour que mon offre tintinnabule », dit-il–, et elle couche avec lui.

         « Mais que peut-il savoir de l’enfer, un petit enfant ? –demande-t-elle– Et un petit enfant qui est peut-être débile ? »

          « Débile elle a dit, mais ne le prends pas mal –dit Cousin Lettré–, elle marchande sans arrêt, tu ne peux pas imaginer, je n’ai jamais eu une petite amie qui marchande comme elle !

          Il a laissé la nouvelle en grande conversation avec ma mère –qui est une grande marchandeuse devant l’Éternel, selon mon père– pour venir m’expliquer tout ça.

          Lorsqu’il avait commencé à « s’intéresser à mon cas », il avait dit à mon père :

         « Je sais qu’il comprend tout ce que je raconte »

          Et mon père :

          « Cela ne m’étonne pas. »

           Peu avant cela, mon père, dans une illumination –il paraît qu’il en a beaucoup à mon sujet–, s’était rappelé d’un passage qu’il avait lu dans un livre de sa bibliothèque –l’Autobiographie de Paramahansa Yogananda–. Il s’était empressé de le lire à ma mère : « Combien les grandes personnes se leurrent dans l’idée que l’esprit d’un enfant n’a d’autre souci que les jouets ! ».

           « Bon, mais qui est ce Yogananda ? », avait demandé ma mère.

           Mon père lui avait expliqué qu’il s’agissait d’un yogi indien, dont il avait lu l’Autobiographie des années avant que le Beatle George Harrison, influencé par sa lecture, prenne la décision de s’en aller en Inde apprendre la méditation et la cithare.

          « En Inde ! –s’était exclamée ma mère. Me voilà rassurée, je sais maintenant que mon fils n’a pas besoin d’aller en Inde pour apprendre à se taire. »

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           J’aime les soucis épiques de Cousin Lettré avec les filles.

           J’aime les soucis de ma mère mélancolique

           En fin de journée.

           J’aime les soucis de mon père KO debout

           Dans la journée.

           J’aime les soucis de gens que je ne connais pas encore

           Autant que ceux de gens que je connais,

           Autant que ceux de gens que je ne connaîtrai jamais.

           Je ne comprends pas pourquoi je devrais aimer les jouets.

           J’aime les soucis de la vielle chaussure puante

           Que traîne dans sa bouche Toby le Chien Malheureux,

           Un animal mythologique dit mon grand-père.

           J’aime surtout les soucis de ma grand-mère,

           Qui est très âgée, une petite vieille, toute petite, frêle,

           Aux origines lointaines.

           Ses soucis sont les plus énigmatiques,

           Elle en fait des prières.

           Elle a dû parcourir les routes

          Toute seule avec ses deux filles aînées toutes petites,

           Mon grand-père ayant dû s’enfuir par les toits.

           Longtemps des gens sont venus lui raconter dans sa cuisine

           Leurs propres malheurs de fugitifs.

           Et ça continue !

           Parfois elle enlève ses lunettes et se prend la tête,

           Ensuite elle rit, jamais je ne l’ai vue pleurer.

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            « Si ça marche –me dit Cousin Lettré, si cette marchandeuse couche avec moi, je te lirai Dante, l’Enfer, en entier, je te le promets solennellement. Encore mieux : je te le ferai lire en italien par une copine italienne. Tu comprendras tout, je t’assure. Elle te plaira, ma copine italienne. Elle est dingue. Comme toi, petit vieux. »

            Ça l’amuse de m’appeler petit vieux.

            Mon père arrive.

            « Pour un Cousin Lettré, tu passes beaucoup de temps à faire des promesses intenables. »

            « Oncle, cette fille me rend fou. »

            « Cette fille s’appelle Damnation » dit mon père.

            Ma mère arrive avec Damnation. Je vois tout de suite ce que Damnation veut : ma tête. Elle se penche vers moi.

            « C’est vrai que tu dessines toujours l’Enfer ? »

             Elle fait la moue pour sortir de sa jolie bouche un E majuscule comme je n’en ai jamais vu. Cousin Lettré, faisant semblant de couvrir ses paroles avec le revers de la main, me souffle ce que je dois répondre :

             « D’où sors-tu ça, ma belle ? Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte sur mon compte. »

              Je reste muet, j’agis en condamné à la plus bête sincérité envers une fille comme elle, je lui tends un de mes dessins. Elle me sourit d’un sourire attendri comme si je venais de lui proposer une entente.

             « Tu es trop mignon, je vais te manger. »

             « Mignon ? Allons, allons, n’exagérons pas trop » me souffle de nouveau Cousin Lettré.

             Il se penche vers moi à son tour, simulant un air grave et perplexe :

             « Dis donc, on dirait que le petit vieux a compris quand tu as dit que tu allais le manger. »

             Et puis, il se tourne vers Damnation et éclate de rire. Elle se fâche.

             « Je comprends maintenant qui est le vrai débile de la famille. »

             Elle lui dit ça et se reprend à me fixer, à présent d’un regard soupçonneux.

             Je lis dans ses yeux : « Petit Vieux ».

 

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