top of page

RÔLE DE COMPOSITION POUR HENRI

costume2-3.jpg

             Une semaine après les obsèques de Doris Leger, son agente artistique, Henri reçut un coup de fil d’Estelle, la fille de celle-ci. C’était le coup de fil le plus mystérieux qu’il recevait depuis longtemps. Estelle l’appelait pour lui proposer un rôle.

             La voix d’Estelle le rendit mélancolique, comme le rendaient mélancolique les glaçons tombant dans son verre de whisky en fin d’après-midi. C’était une des choses qu’il aimait chez lui-même, la mélancolie, qu’il définissait comme le presque rien de son existence. Cela lui faisait l’effet d’un soulagement miraculeux.

            Il y avait très peu des choses qu’il aimait chez lui-même. Pour un acteur, il avait mis du temps à faire cette découverte. C’est ce qu’il pensait. Il y avait des jours où il était prêt à croire que c’était la raison de son insuccès.

            « Henri, tu as entendu ce que je viens de dire ? »

            « J’ai entendu parler de ce rôle, Estelle. »

            Il se demanda si ce qu’il venait de dire était tout à fait vrai. Tout à fait. Probablement pas. Puisque tout ce qui restait de lui-même en lui c’était son entreprenant esprit farceur – pour son malheur la plupart du temps. Et ce depuis le jour fatidique où il avait fait l’expérience de sortir de chez lui sans savoir où il allait et de prendre un autobus sans s’inquiéter de la direction où il allait – c’était le premier autobus qui passait devant l’arrêt–, puis d’asseoir avec un soin inexplicable – oui, inexplicable était le mot qui convenait – sa grande carcasse qui prenait deux places, et dans un état de distraction proche de l’absence d’un incongru vieux Bouddha à l’abondante chevelure, poursuivre béatement LE voyage en regardant par la fenêtre, voyant sans rien voir de précis, totalement rempli de la beauté du non-sens du monde.

​

​

            Jusque-là, en tant qu’expérience, cela n’avait l’air de rien et c’était indiscutablement le non-sens de la chose, qui aurait pu en rester là et, au mieux, aller se diluer dans la mélancolie du bruit des glaçons dans son verre de whisky de fin d’après-midi en tête à tête avec lui-même. Mais quelqu’un eut l’idée sinistre de lui tapoter l’épaule pour le saluer et lui demander amicalement où il allait. 

            Il s’était à moitié retourné pour voir de qui il s’agissait. Au premier regard il avait cru vaguement reconnaître le visage, et cela avait suffi à déclencher la tempête. « À mon enterrement » avait répondu son entreprenant esprit farceur pour l’en débarrasser au plus vite, avant de comprendre que l’autre, cela lui revenait après-coup, était un vieil acteur dont la fierté, éprouvée par des années de mauvais sort, était devenue l’armure d’un emmerdeur démoniaque, et que le type était tout à fait capable de lui dire : « Je vais t’accompagner. Il ne faut pas que tu y ailles tout seul. C’est le moment le plus important de la vie d’un acteur, son enterrement. »

            Mieux aurait valu ne pas se retourner, faire le mort pour de bon, mais c’était trop tard.

            Il s’était alors levé d’un bond et avait couru vers le conducteur en criant : Vous n’avez pas fait l’arrêt ! Vous n’avez pas fait l’arrêt, merde ! Soulevant des voix de protestations sur son passage. Même s’il n’y avait pas de monde debout dans l’autobus, avec sa corpulence il ne pouvait que bousculer les gens.

      

​

             Quelques jours plus tard il avait raconté cette expérience – comme il disait – à Doris. Il l’avait fait cherchant à sauver la face, après avoir fixé ses mains, sur ses genoux, qu’il regardait comme pour soupeser le vide. Ce ne fut que plus tard, en se remémorant la scène, qu’il interpréta le regard paniqué de Doris : elle avait dû le croire prêt à sauter par-dessus son bureau pour essayer de l’étrangler, alors qu’il était en train de se demander dans quel rôle il avait vu faire ça et à quel acteur.

             Il était rentré dans le bureau en disant Si je ne viens pas me rappeler à ton bon souvenir… Ce n’était pas suffisant pour se lever du fauteuil et ressortir en portant l’humiliation tête haute. Des années que cette tartufe était incapable – où se feignait incapable ? – de lui dégoter même un épisodique petit rôle obscur dans un navet misérable. Il s’était donc mis à lui raconter. Il savait qu’il parlait plus pour lui-même que pour elle. C’était pour ça qu’il parlait d’une expérience. Par résignation. Pour que quelque chose existe malgré tout.

            A la fin de son récit, elle lui avait demandé pourquoi avoir crié Vous n’avez pas fait l’arrêt ! au lieu de J’ai loupé l’arrêt ! Et c’était peut-être au fond ce qu’il attendait d’elle, qu’elle l’accuse de mauvaise foi – de mauvaise foi ! – pour lui faire la démonstration de son inconnaissance : « Parce que je suis un acteur, ce que j’ai fait était de l’improvisation, de l’IMPROVISATION ! Et j’ai dit merde à la fin, tu n’as pas entendu ? Ce « merde » je l’ai rajouté pour toi. »

​

            Dans un état similaire de frustration, en sortant encore du bureau de Doris, son esprit farceur avait fait de lui le père d’Estelle, devenue – combien d’années plus tard exactement ? – cette jeune femme sur laquelle il tombait un beau jour en sortant d’un café à la place du Châtelet, où il venait de se disputer avec une ancienne maîtresse. Ce qui lui restait de sa faculté d’aimer, c’était la manie de revoir des anciennes maîtresses dans les cafés pour les attendrir avec les histoires de ses échecs ou pour leur chercher querelle.

            Son esprit farceur l’avait enfantée dans la douleur de l’humiliation, cette gamine ; et voilà qu’elle lui apprenait que c’était son plus grand exploit, et il en était resté ignorant ! Quelques minutes plus tard, dans la rue, il s’était retrouvé sonné comme un boxeur sur un ring, par l’horreur de ce qu’il venait de faire. Et il avait décidé de ne plus se battre, de ne plus insister auprès de Doris ni de personne. Il avait levé les yeux au ciel et avait dit Personne, pour que Personne l’entende. Advienne que pourra. Il attendrait sans rien faire. Les passantes se retournaient sur lui.

            En se remémorant la scène, il trouverait l’explication à ce moment de folie du repentir. Plus que le pardon pour ce qu’il venait de faire, ce qu’il demandait à Personne c’était qu’on ne lui enlève pas son esprit farceur. Au bout de l’humiliation, c’était ce qui en restait. Et alors, d’un trait il vida son verre de whisky, et pour toujours en tête à tête avec lui-même, il se mit à genoux. Comme un grand acteur. Oh, oui.

             « Vous êtes tombé comme un moustique dans la toile d’araignée de mon rêve d’enfant, Henri. Si je n’avais pas tellement voulu être la fille d’un acteur, votre vengeance n’aurait pas marché. »

             Il était émerveillé.

             « Un gros moustique rempli du sang de votre mère, alors ? »

             Il la revit. La gamine était assise dans un fauteuil de la salle d’attente, avec son cartable jeté par terre. Elle ne faisait rien, elle semblait juste s’interroger de ses grands yeux sur ce qui venait de se passer dans le bureau de sa mère, ayant entendu ses cris à lui et les Calme-toi, je te l’ordonne ! de la voix paniquée de sa mère. Il la reconnut par les photos posées sur les étagères derrière le fauteuil de Doris. Leurs regards s’étaient croisés – il devait avoir un regard de fou –, et son esprit farceur s’était précipité pour donner une réponse – comme si c’était une réplique – à la candeur de la question que la gamine se posait : « Nous nous disputions à cause de toi. Vois-tu, c’est moi ton vrai père, mais elle refuse de le reconnaître. 

​

​

             Bon, c’est vrai qu’il aurait bien couché avec Doris, par colère plus que par désir, et il aurait même fait un enfant avec elle si cela avait été le prix à payer, mais elle – qui avait un grain mais n’était pas folle à ce point ! – n’avait pas donné suite à ses avances les quelques fois où il avait osé tenter sa chance. Pour le reste, tout ce qu’il savait c’était que Doris et le père de la fillette s’étaient séparés juste après la naissance, et que leur entente chaotique depuis le debout de leur relation, n’allait pas en s’arrangeant.

             « Mais je ne l’ai jamais su ! Doris ne m’a jamais rien dit ! » s’exclama-t-il.

             Estelle avait serré les lèvres et grimacé un petit sourire incertain, en enfonçant encore plus les mains dans les poches de son manteau, le regardant comme si elle se demandait quel souci il allait représenter pour elle maintenant. Ce qui équivalait déjà imperceptiblement à se dire C’est ici que les choses sérieuses commencent, fini la blague.

             « On marche ensemble ? » lui proposa-t-elle, et elle réussit à se donner un air enjoué. Elle craignait de lui faire peur en se laissant aller à afficher l’air réfléchi qui aurait vraiment convenu à son état d’esprit. Trop grave pour ne pas le décourager de jouer son rôle. En même temps, elle s’étonnait de l’importance que cela avait pour elle, elle ne l’avait jamais imaginé. Elle huma l’air frais dans un geste en apparence de détachement.

             De l’autre côté de la place du Châtelet, devant le Théâtre de la Ville, un groupe de catholiques traditionalistes manifestait contre la présentation d’une pièce sur Jésus-Christ au Golgotha qu’ils jugeaient blessante pour les croyants.

             « Michael Lonsdale est là. On lui fait un petit bonjour en passant ? » dit-elle.

             «Je préfère pas. Ou plutôt : il préférerait pas. La dernière fois que je l’ai vu, j’ai été maladroit avec lui. »

             « Tiens donc ! »

             « J’étais dans un autobus, je rentrais chez moi, et il est monté et est venu s’asseoir juste devant moi sans me voir. Je lui ai alors tapoté l’épaule pour lui demander où il allait, et lui ai raconté que tout récemment j’avais fait un rêve dans lequel j’assistais au saccage de Rome par Charles V. Je crois qu’il l’a mal pris. C’est un catholique pieux. Un homme religieux. Ce n’est pas du snobisme intellectuel chez lui, comme je me suis aperçu que parfois des étrangers pouvaient l’imaginer, dans le cas d’un grand acteur français de cinéma et de théâtre. Mais bon, ça vous le savez… »

             « Vous êtes sûr qu’il vous a reconnu ? Parce que ce dont je suis sûre c’est que s’il vous avait reconnu, il ne se serait pas formalisé. »

             « J’en suis sûr, Estelle. Vous savez ce qu’il m’a dit ? Tu m’emmerdes, Satanas. Je suis en train de prier. »

             « Ah, là, aucun doute. »

             « Vous ne me croyiez pas ? »

             « Comment pourrais-je ne pas vous croire, Henri ? 

             « N’est-ce pas ? Je vous assure que j’ai la plus grande admiration et la plus grande affection pour Michael. Surtout depuis que quelqu’un, pour me flatter je suppose, m’a dit que nous avions en commun d’être les deux très vieux acteurs du cinéma français à avoir encore beaucoup de cheveux. »

             Henri aussi portait les cheveux très longs.

              « Je suis sûre que vous avez été à la hauteur du compliment. »

              « Vous jugerez : Et propres ! ai-je répliqué.

​

             Ils traversèrent la rue et s’engagèrent sur le Pont au Change. Estelle était devenue silencieuse et Henri se mit à craindre la question qu’elle devait être en train de ruminer.

             « Mais dites-moi, Henri, comment m’avez-vous reconnue ? »

             C’était vrai, il y avait là un mystère, mais il n’allait pas se lancer dans une digression sur son esprit farceur devant elle. Il ne l’avait plus revue depuis le jour où il avait fait le scandale dans le bureau de sa mère, où il n’avait plus jamais remis les pieds. Avec Doris, ils se parlaient au téléphone quand elle lui dénichait un rôle – elle s’était mise à faire des efforts –, un rôle toujours modeste dans un téléfilm, ou très épisodique dans une série. Et Estelle ne ressemblait en rien à sa mère, physiquement.

             « Comme un père reconnaît sa progéniture, peut-être ?

             Il se reprit tout de suite :

              « Ne vous fâchez pas, Estelle. Je suis tout aussi étonné que vous, mais le fait est que je vous ai reconnue à l’instant. »

             « Non, vous ne m’avez pas reconnue à l’instant, Henri. Vous avez saisi mon regard, le regard d’une fille confrontée par hasard à un père qu’elle n’a pas vu depuis longtemps, et vous avez fait de l’improvisation jusqu’à tomber sur vos pattes. »

             Il avait frémi en l’entendant dire improvisation. Le regard fasciné qu’il posait sur elle devint suspicieux. Mais elle semblait avoir prononcé le mot en toute innocence.

             « Et nous y sommes ! – s’exclama-t-elle. Ce qui prouve que pendant toutes ces années de mon enfance, ma mère n’avait pas raison. »

              « A mon avis, elle n’a toujours pas raison sur quoi que ce soit. Mais plus précisément ? »

              « Elle me disait que vous étiez le plus mauvais acteur du cinéma français. »

              « Le jour où elle mourra, Estelle, faites-lui couper la langue avant de l’enterrer, si vous lui souhaitez le salut éternel. »

​

             Ils avaient traversé le pont Saint-Michel et attendaient que le feu change pour continuer sur le boulevard. Ils marchaient sans s’inquiéter de la direction.

             « Mais quand même, Estelle. Votre père, votre vrai père, comment il réagissait ? »

             Elle leva la main, l’indice dressé comme essayant maladroitement de surpasser par le comique l’embarras du sujet.

            « Il n’a jamais su que vous étiez mon vrai père… Je ne le lui ai jamais dit. Et je ne sais pas si j’en aurais eu vraiment l’occasion, je le voyais très rarement. Ma mère était tellement paniquée à l’idée qu’il le sache, qu’elle était prête à accepter que pour moi ce soit vous mon vrai père, même si elle n’arrêtait pas de se plaindre que je me sois entiché du plus mauvais acteur du cinéma français. Tu aurais pu choisir un Noiret, ou un Piccoli, ou un Trintigant, ou un Cremer…

             « Mon père s’était barré et elle s’en attribuait le mérite. Elle avait réussi à nous en débarrasser, et elle craignait que si je parlais de vous devant lui, cela réveille en lui la fibre paternelle, par jalousie, et qu’elle doive encore avoir affaire à lui souvent. C’est comme ça que nous nous sommes installées dans une entente dont je crois que chacune s’attribuait l’initiative : elle acceptait que vous étiez mon père, et je n’en parlais jamais à mon père. Mais comme je viens de vous le dire, je ne sais pas si j’en aurais eu l’occasion, et puis il n’était pas acteur et c’était de ça qu’il s’agissait pour moi, d’être la fille d’un acteur. Même si c’était le plus mauvais acteur du cinéma français. Ni Noiret, ni Piccoli, ni Trintignant, ni Cremer n’étaient venus me dire qu’ils étaient mes vrais pères. Au fait, le seul que j’avais croisé avant vous dans le bureau de ma mère était Piccoli. »

             « J’aimais beaucoup Cremer –dit Henri. Et je l’admirais. Je trouve qu’il n’a pas eu la carrière qu’il méritait. Il a été très gentil avec moi. Un jour il m’a raconté, sûrement pour me faire plaisir, que quelqu’un m’avait comparé à lui. Je lui ai dit : Mais la différence est jouée d’avance, Bruno : je ne jouerai jamais le commissaire Maigret. Alors, il m’a expliqué qu’il avait découvert, hélas trop tard, que le commissaire Maigret ne pouvait être qu’un rôle pour un mauvais acteur. »

             « Il vous a dit ça ? »

             « Vous ne me croyez pas ? »

             « Comment pourrais-je ne pas vous croire, Henri. »

             Il rigola.

             « Vous êtes bien ma fille. »

             « Enfin vous m’appelez votre fille ! Une fille dont vous ne savez rien. On a failli se rencontrer quand j’étais ado, vous savez. Vous l’avez échappé belle. Ma mère s’apprêtait à vous envoyer une invitation pour l’opéra. Elle en recevait. Elle m’a alors appris que vous étiez grand amateur et que comme vous étiez toujours fauché, vous la tanniez pour qu’elle vous obtienne des invitations. Je ne sais pas ce que lui a pris de me dire : Si tu veux vraiment le rencontrer, vas-y aussi, et elle m’a tendu une invitation. J’ai failli y aller, mais au dernier moment j’ai compris que ce n’était pas une bonne idée. C’est-à-dire, bonne ou mauvaise, ce n’était pas une idée qui me convenait. Mais je me suis mis en tête de devenir chanteuse d’opéra. »

             Elle suivait d’un œil malicieux sa réaction.

             « J’allais déjà au conservatoire, je faisais du piano, jusqu’alors sans grande conviction. Même si j’en tirais du plaisir, je ne savais pas quoi en faire. Mais la théorie de la musique m’intriguait suffisamment. Quand j’ai décidé que je voulais chanter de l’opéra, ma mère n’en revenait pas. Elle me disait : Tu es une ado, comporte-toi en ado, c’est fou, tu agis comme une fillette prête à faire n’importe quoi pour réunir ses parents. »

             Estelle se tut. À nouveau ils marchaient regardant devant eux, un peu embarrassés tous les deux. Ils arrivaient au Jardin du Luxembourg. Henri n’osait pas poser de questions. Si Estelle était devenue chanteuse, elle aurait fait partie de la génération parmi les femmes de Julia Fuchs, Gaëlle Arquez, Sabine Devieilhe, Marianne Crevassa, Elsa Dreisig… Une nouvelle génération. Des trentenaires.

             Elle se retourna vers lui :

             « Eh non. Mon aigu restait toujours trop court, Henri. »

             Elle riait

              « Mais je suis devenue une très bonne musicienne. Vraiment. Je suis dans le milieu et... Disons que je badine, pour le moment. »

             « Vous badinez ? »

             « Je fais des enregistrements vidéo, et je vais faire de la mise en scène. Vous allez entendre parler de moi bientôt. Vous serez même peut-être un père fier de sa fille, qui sait ? »

​

 

             Henri avait déménagé chez sa mère quand elle avait hérité de l’appartement de ses parents, dans le VIe arrondissement. C’était un appartement assez vaste pour qu’il puisse mener une vie de célibataire indépendant. Son grand-père était médecin et selon l’usage des médecins de sa génération, il avait son cabinet dans son appartement. La mère ne changea rien de cet intérieur bourgeois vieillot, Henri transforma le cabinet en son petit appartement. Son frère, qui était médecin et avait été très proche du grand-père, était tellement écœuré d’imaginer son frère oisif vautré dans un lit dans l’ancien cabinet du grand médecin, que pendant longtemps il refusa d’y remettre les pieds. Quand il parlait au téléphone à sa mère et lui demandait Mais qu’est-ce qu’il fait, Henri, elle répondait invariablement Je ne sais pas très bien, et lui encore moins, je crois qu’il vit à mes crochets. Elle s’était mise à donner des cours de piano pour payer les charges de l’appartement.

             Dans les dernières années de la vie de leur mère, Henri s’était occupé d’elle. Il avait découvert, en essayant une chose et l’autre pour la faire réagir, que le chant lyrique éveillait sa mémoire. Il s’était donc mis à écouter avec elle des opéras. Son goût d’amateur, qui l’avait un peu délaissé les dernières années, le reprit. Il se mit à écouter les nouvelles voix, à suivre de nouveau l’actualité.

             Quand il rentrait dans la chambre de sa mère et qu’elle lui demandait Vous êtes qui, monsieur ?, il répondait Je suis le régisseur. Ah ! faisait-elle.

​

             Elle souriait, bougeait la tête, tapotait ses genoux. Parfois, soudain elle chantonnait en fermant les yeux. Une fois elle lui avait dit Chante toi aussi, Henri. Tout étonné, il avait dit : Tu me reconnais ? Mais il avait dû admettre que ce n’était pas parce qu’elle avait dit son prénom qu’elle l’avait reconnu, et il était resté à se demander comment, par quel hasard, par quel mystère, son prénom était venu se poser sur ses lèvres. Cela s’était produit peu de temps avant sa mort.

             Quand cela arriva, son frère s’occupa de tout. Henri restait assis dans le fauteuil qu’il prenait pour s’asseoir à côté de sa mère, à penser obsessivement à la dernière fois qu’elle avait dit Henri. Il regardait son frère aller et venir, parler au téléphone, parler aux uns et aux autres. Commander à boire et à manger pour les deux. Sa femme avait voulu s’en mêler gentiment, mais il l’avait mise dehors. Henri mit quelques jours à réagir.

             Ils se mirent d’accord sur la vente de l’appartement. Cela aussi, son frère s’en occupa. Et cela fut vite réglé. Ensuite, stylo à la main, il fit les comptes d’Henri. Il lui dit : Pense au jour où tu ne pourras pas monter des escaliers, cela va arriver plus tôt que tu ne l’imagines, et pense aussi que tu n’auras pas de quoi payer les charges dans un immeuble avec ascenseur.

             Suivant son conseil, Henri acheta une ancienne loge de concierge qui donnait sur une cour intérieure sombre, dans un immeuble du XIVe arrondissement. Une nuit – c’était sa troisième semaine dans son nouveau logement – il s’était levé pour aller aux toilettes et il s’était perdu. Il s’était résolu à pisser dans la cour. Le lendemain il se demandait comment il avait pu se perdre dans ce deux-pièces. Il ne tarda pas à comprendre ce qui s’était passé : il était de nouveau chez lui.

​

​

             « Laisse-moi deviner – dit Estelle. C’est ma mère qui t’en a parlé. Le jour de ses obsèques. »

             Il eut du mal à sourire. Il n’y était pas allé. Il avait craint de repartir cette fois-ci avec un sentiment d’humiliation funèbre.

            « Mais tu peux m’en parler, toi aussi. » bafouilla-t-il.

            Elle lui en parla. Comme si sa décision à lui était prise. Il devait remplacer Heynis, la basse qui devait chanter Philippe II dans sa mise en scène de Don Carlos. Heynis avait été hospitalisé à Genève, dans un état grave.

            « L’avis des médecins n’est pas encourageant. Avant qu’on l’entube, je lui ai fait accepter l’idée. Il chantera à la première, on entendra un ancien enregistrement de sa voix, et quelqu’un d’autre sera à sa place sur scène. Juste pour une fois. Pour lui, ce sera la dernière. Même s’il s’en sort, il ne chantera plus jamais. J’ai fait passer l’idée au théâtre, et va pour l’hommage. Pour moi, il faut que ce soit plus que ça. » 

            « C’est une belle idée, du point de vue théâtral » bredouilla Henri atterré.

            « Plus que ça, Henri. Je ne peux pas me contenter d’un remplacement ordinaire de dernier moment, c’est ma première mise en scène importante. Il faut que Heynis meure sur scène. Je veux qu’il meure sur scène. »

            « Je connais ce Philippe II par cœur. Il faut juste que je relise le livret. Et que je réécoute l’interprétation de Heynis. Ce n’est pas mon interprétation préférée, mais il ne s’en rendra pas compte, je te promets. »

             Il restait atterré.

             « Nous n’avons le temps que d’une lecture avec l’orchestre. »

             « Oui, oui…. »

​

            Le lendemain, quand il sortit de chez lui pour aller prendre l’autobus en direction du Théâtre de la Ville, à Châtelet, il ne se demandait pas ce qui allait lui arriver mais ce qui allait arriver au monde autour de lui. La nuit avait été courte. Il avait dû se décider à prendre quelques comprimés pour dormir. Il s’était servi un verre de whisky pour les avaler et son esprit farceur s’était moqué de lui : Tu ne veux pas t’assommer et ne pas te réveiller, Henri, ne soit pas idiot, tu veux juste passer une bonne nuit.

            Il prit le premier autobus qui passait sans faire attention s’il allait dans la bonne direction. L’autobus était à moitié vide. Il s’en étonna vaguement, sans y réfléchir. Il prit place avec le sentiment que le monde et son état d’esprit lui rappelaient une situation passée et cela allait de pair avec le sentiment qu’il ne pouvait rien y faire. Au bout d’un moment, quelqu’un lui tapota l’épaule. Il resta paralysé un instant. Et puis, il entendit une voix : N’aie pas peur, Henri. C’est moi. C’était la voix d’Estelle.

​

NOUVELLE PRÉCÉDENTE      ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ          NOUVELLE SUIVANTE

bottom of page