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HONOREZ VOTRE PERE ET  VOTRE MERE, TANT PIS POUR LE PROCHAIN

               

             « Quand il s’agit de Raoul ou de Jeanne, tu montes sur tes grands chevaux –dit mon mari. Quand il s’agit de Loïc, tu montes sur scène. »

            Loïc est le fils dont je suis fière. Je veux dire que mon amour pour lui prend surtout la forme de la fierté que je ressens. Il est d’une intelligence étincelante.

            Ce n’est pas tout. Quand il est malheureux en amour, il faut que cela se passe comme sur scène la nuit de la première : il amène chez nous, en grande pompe cathartique (s’en moque ou s’en agace mon mari, c’est selon), la fille qui le rend malheureux.

            C’était pour ça qu’il amenait Olivia, aucun doute. Une petite brune aux yeux gris-verts. « Aux yeux gris-verts ! De quoi s’en méfier déjà », dirait par la suite mon mari. J’ai des yeux gris-verts.

            « J’espère que vous aimez suffisamment mon fils, Olivia. »

            Suffisamment ? J’avoue que je n’avais aucune idée d’où je voulais en venir, j’improvisais, je voyais Loïc malheureux, cela peut me rendre bêtement agaçante. « Bonne pour la scène » dit mon mari.

           Olivia m’a fixée d’un air incrédule, comme si je venais de lui faire une mauvaise blague. Mais elle ne s’est pas tournée vers Loïc. Bon point. Bonne pour la scène aussi. Il ne s’était pas trompé sur elle.

           « L’aimer ? Mais Sonia, votre fils vous l’avez fait pour qu’on l’admire, personne n’en est dupe, surtout pas lui ! »

            Loïc n’a pas donné le moindre signe d’embarras.

            « Et moi, je n’y suis pour rien, alors ? »

            Mon mari venant à mon secours ? Je l’ai presque cru, un instant.

            « M’en voilà rassuré ! »

            Il ressemble de plus en plus à un esprit malfaisant. Ce qu’il récuse en disant : « Esprit malfaisant ? Cela n’existe pas. Tu devrais dire génie malfaisant. »

            Quand je l’entends dire cela, je le reconnais, c’est bien lui. Lui, qui me dit, quand il revient de chez le coiffeur : « C’est toujours moi, Mathieu, le Mathieu du XXII, 14 : Les cheveux de votre tête sont tous comptés. »

             Ce qui devrait me rassurer ?

             La dernière fois que nous avons pris l’autobus ensemble, il m’a fait passer un très mauvais quart d’heure. Nous allions au musée de Cluny, revoir la Dame à la licorne. C’était son idée. J’aurais dû m’en méfier. La Dame à la licorne… Je n’ai jamais compris pourquoi cette « dame » le met d’un humour si guilleret.

            Dans l’autobus il y avait une jeune mère avec deux enfants. Elle portait un grand sac en toile sur lequel était marqué FAIT AVEC DES FIBRES BIOLOGIQUES. En lisant cette annonce en lettres si grandes et d’un rouge presque saignant, on pouvait se sentir traité d’imbécile, j’en conviens. Mathieu s’est tourné vers moi pour dire tout haut : « Dis-moi, toi, mère impérissable, tu crois que dans son cas il s’agit d’une mère recyclable ou d’une mère biodégradable ? »

             La jeune femme était outrée, bien sûr. Elle s’en est prise à moi : « Bientôt, pour le sortir, vous devrez le tenir en laisse. » Mathieu était aux anges. La prochaine fois qu’il me proposera d’aller voir la Dame à la licorne, je lui dirai VA TE FAIRE VOIR.

 

 

 

 

             J’ai interrogé Loïc sur le livre qu’il est en train d’écrire, Maîtres à penser, Maîtres espions. C’est un livre sur l’engagement des intellectuels pendant la Guerre Froide. Il expose la thèse que tandis que la France produisait des maîtres à penser, l’Angleterre produisait des maîtres espions (ceux qu’on appelle les Cinq de Cambridge.)

            D’Anthony Blunt, le cinquième de Cambridge, je ne connais que le grand spécialiste de Nicolas Poussin. De l’autre, l’Anthony Blunt conseiller de la reine pour les arts et espion, je sais seulement que sa trahison a été tenue secrète –secret d’état− jusqu’en 1979. Je ne peux donc pas me prononcer sur la thèse de Loïc, mais je lui fais confiance : sur le plus épineux des sujets, il est parfaitement capable de s’en tirer avec brio.

            Mathieu se prononce à sa manière –« Très engagée » lui fais-je remarquer, sans que pour une fois cela ne l’agace− :

           « Tous des staliniens... »

           « Alors, selon toi, un philosophe comme Bertrand Russell, dans son engagement pacifiste, n’était pas un maître à penser ? » −a dit cette terrible Olivia.

           « Pour faire bref : Russell était un grand philosophe en robe de chambre, c’est-à-dire un logicien, la spécialité d’un logicien est de mettre les pieds dans l’écuelle de Diogène, son engagement était plutôt un désengagement, ce pourquoi il ne pouvait pas non plus faire l’espion, le bon traitre, même si à Cambridge il a fait partie des Apostles, cette société secrète d’antifascistes d’où sont sortis les Magnificent Five. »

             Loïc avait parlé sans la regarder, pour s’adresser à nous aussi, mais surtout, au-delà de nous à tous ceux que le sujet devait forcément captiver et qui remplissaient la pièce de leur présence invisible.

            Olivia s’est tournée vers lui, assis à sa droite, pour lui adresser un sourire surprenant : belliqueux et possessif, comme si elle lui lançait un défi en me prenant à témoin. Un regard qui m’a fait penser à celui que Judas aurait lancé au Christ avant de le trahir, dans un tableau du quattrocento: « Je le fais pour toi, et tu le sais bien. » Il doit bien exister, ce tableau. Il doit se trouver quelque part.

            Ce soir-là, elle était très jolie, cette Judas femelle, et Loïc à côté d’elle, plus émouvant que jamais. Il a poursuivi sur Russell et le langage des mathématiques, sur le langage des mathématiques et le pouvoir, sur le vide du pouvoir et –« c’est que j’appelle »− le constructivisme des mathématiques, emporté par la souffrance que cette terrible Olivia était en train de lui infliger. Il a été brillantissime. Mon fils !

           Plus tard, dans notre chambre, j’ai voulu que mon mari me dise si j’arrivais à l’imiter, Olivia. Il m’a regardé faire, une, deux fois. M’a encouragée à essayer une troisième fois. « Non, tu n’y arriveras pas. » Il était très déçu. Je me suis endormie sans arriver à comprendre pourquoi. Cela semblait aller au-delà du fait que j’aie toujours été une très bonne imitatrice. Hélas.

           Je me suis réveillée en me disant que cette petite effrontée aux yeux gris-verts était trop intelligente pour rester longtemps avec Loïc. Cela se voyait à son regard. Elle l’aurait sur son tableau de chasse, et puis elle partirait.

          J’ai entendu des bruits dans la cuisine. Loïc devait être en train de préparer le petit-déjeuner, comme il le fait d’habitude quand il amène une fille à la maison depuis qu’il n’habite plus avec nous. Je me suis empressée de me lever pour aller l’embrasser. Quand je suis rentrée dans la cuisine, Olivia était en train de préparer le petit-déjeuner. « Il dort encore », a-t-elle dit, et elle a détourné son vague sourire comme si elle préférait me cacher ses pensées.

 

 

 

          Dans le cas de Raoul et de Jeanne, il y a d’autres composants que la fierté qui l’emportent dans mon amour de mère. Avec Jeanne, c’est le bouleversement. Petite fille, elle allait de l’avant comme accablée d’un poids invisible qu’elle s’obstinait à porter sans aide. Elle s’asseyait ou se couchait toujours dans la position la plus inconfortable. Elle adorait crier NO ! NO ! NO !, en riant ou en pleurant comme si c’était la même chose. Avec le même entrain, elle n’hésitait pas à balancer de violents coups de poing aux petits garçons qui l’embêtaient, et parfois même sans raison. Elle m’a répondu une fois, à propos d’un garçon qu’elle avait envoyé par terre en CP, quand je lui demandais une explication : « Mais il n’a pas saigné, maman. »  Toute étonnée, comme si c’était moi qui lui devais une explication.

         La petite fille est devenue une jeune femme au regard trop direct, au rire bref, et qui a remplacé le NO ! NO ! NO ! par une moue sceptique qui adoucit joliment son visage, ou par un rictus légèrement menaçant qui, hélas, le durcit aussi joliment. Un de mes amis peintres, Arditi, lui a dit un jour : « Jeanne, voilà ce que je dirais au Créateur de tout cela –de ses deux mains il a entouré son visage sans le toucher, mimant un geste de dévotion adressé à une madone− : Mais Seigneur, comment se fait-il ? C’est le contraire de l’effet recherché ! » Je préfère ne pas essayer d’interpréter sa pensée.  

           Ma Jeanne. Je ne peux pas l’aimer sans être bouleversée. Pour elle et pour moi, pour ce qu’il y a de moi en elle et qui dans ma vie ne me pèse pas, ne m’a presque jamais pesé, mais qui chez elle semble être un miroir aux eaux troubles pour les autres. Cela fait si longtemps qu’elle ne nous a pas amené de petit-ami à la maison. Depuis le jour où son père lui a dit –et je comprenais à quel point c’était pénible pour Mathieu de parler ainsi, en avalant les mots et la rage− : « Ne nous ramène plus des crétins. » Le je t’en prie lui est resté au fond de la gorge.

           Il avait raison. Après coup, je lui en fus reconnaissante, il m’a empêchée de faire une gaffe dont je m’en serais toujours voulu. J’étais sur le point de dire : « Pourquoi tu ne peux pas tomber sur quelqu’un qui t’aime au lieu de t’en vouloir sans qu’il sache lui-même pourquoi ? »

            Qu’aurait-elle pu répondre à ça ? Et moi ?

 

 

 

             Loïc est revenu nous voir à peine quelques jours plus tard. Nous étions au salon. C’était le début de l’après-midi, juste après le déjeuner. Nous prenions le café. Mathieu avait mis une musique obsédante. Avec lui c’est toujours une musique « obsédante. » Il écoute –et il veut me faire écouter− la même chose pendant de semaines. Quand je le lui reproche, il me dit, comme si je le dérangeais dans ses pensées :

           « Souviens-toi, je ne veux pas de musique à mes funérailles. » 

           La musique lui fait penser à la mort. Je ne sais pas depuis quand ou si cela a toujours été ainsi et je préfère ne pas le lui demander.

          « Rien ne m’empêchera de mettre de la musique à tes funérailles. »

          En entendant tourner la clé dans la serrure à cette heure plutôt inhabituelle pour une visite des enfants, j’ai pensé toute de suite à Raoul. En voyant apparaitre Loïc, mon mari, d’abord surpris, s’est empressé de décamper, un petit sourire de triomphe ou de soulagement –et pourquoi donc ?− au coin des lèvres. Il arbore de plus en plus souvent ce petit sourire énigmatique, comme si la RÉALITÉ était en train de lui donner raison. Contre moi ? Et quoi encore ! C’est inquiétant. Je me demande ce que l’âge nous réserve, j’avais toujours cru que je serais la première à perdre la tête, et c’est trop tôt encore, quand même, nous sommes encore jeunes. Jeunes pour notre époque et vieux pour l’éternité, comme il dit. Bon.

          Loïc et moi nous nous retrouvions seuls. Allions nous parler d’Olivia ?

          Nous sommes restés silencieux. La musique s’était arrêtée. Loïc semblait détendu, comme s’il l’écoutait encore. En goût musicale, Mathieu et lui conspirent contre moi. Bon. Si cela lui convenait, je ferais avec. Je lui ai proposé d’aller chercher une tasse pour lui servir du café mais il a refusé en disant qu’il en avait déjà trop bu et qu’il était encore trop tôt dans la journée pour recommencer. Il m’a annoncé qu’il avait arrêté la cigarette.

           Au bout d’un moment, il est allé chercher son cartable, a enlevé ses chaussures et s’est assis par terre, devant la table basse. Il a sorti des livres, un carnet, de quoi écrire. Comme quand il était enfant et qu’il faisait ses devoirs. Maintenant, il préparait ses cours.

           De temps en temps, il caressait les pages, d’un livre à l’autre. Sans que je le lui demande, il s’est mis à m’expliquer :

         « Je compare à la loupe deux traductions d’un poème de Yeats. Les deux traductions, bien qu’elles aient été faites à des dates éloignées de dix-neuf ans, sont si réussies que les comparer est un travail déroutant. Et voilà ce que je dois transmettre à mes étudiants : Est-ce qu’il y a une morale à ce que je suis en train de faire ? »

        « Et pour Olivia ? »

        «Faisons comme si nous en avions déjà parlé, maman. »

        « Comme tu veux. »

 

 

 

         Après qu’il soit parti, je suis restée à tourner dans ma tête son petit laïus sur le poème de Yeats comme s’il s’agissait d’un message codé.

         Je trouvais injuste d’être la seule à ruminer. Le soir, au moment de nous coucher, j’ai répété pour Mathieu ce que Loïc avait dit.

        Il a réfléchi un instant.

        « Il a bien dit à la loupe ? »

        « Mais oui. Attends ! Couvre tes fesses ! Où tu vas ? »

        Des fesses fripées et poilues de vieux bébé. Il était temps qu’il mette un pyjama pour dormir. J’allais avoir du mal à le convaincre. Le pantalon, au moins.

        Il est revenu de son bureau avec un NRF poésie.

        « Je vais te lire le poème dont il parlait. »

        C’était un poème intitulé Marie mère de Dieu. Un poème sur la maternité de Marie : « J’ai porté les cieux dans mon ventre. » C’était donc là que Loïc plaçait sa loupe ? Eh bien...

        Mathieu s’est endormi ensuite comme s’il avait éclairci le mystère. J’avais envie de le réveiller d’un coup de pied. Je trouvais que son attitude manquait d’égards envers moi.

 

 

 

         Depuis combien de temps nous n’avions déjà plus de nouvelles de Raoul ? Nous faisions comme si nous étions habitués. J’allais bientôt devoir me souvenir de sa première et si tapageuse réapparition, après qu’il eut abandonné ses études de droit.

         A table, Jeanne lui avait demandé :

        « Tu étais parti où ? »

        « Loin. »

         « Très loin ? »

         « Tu n’imagines pas. Dans le 8e arrondissement. »

         « Ah ! C’était bien toi. Des copines t’ont vu. »

         « Où ? Dans les bouges de la rue de Ponthieu ? » a rigolé Loïc.

         « A l’église Saint Philippe du Roule. En sortant de la messe ! »

         Raoul a attendu que tous nos regards soient fixés sur lui pour annoncer :

         « J’ai vendu mon premier château. »

         Évidemment, mon mari et moi n’avions aucune idée de ce que cela voulait dire. Et visiblement, Loïc et Jeanne non plus.

        C’est Loïc qui le premier a réagi :

        « Combien tu touches ? »  

        « Je te le dirai après, je ne veux pas les effrayer »

        Nous effrayer, Mathieu et moi. 

        Plus tard, dans notre chambre, pendant que nous nous préparions à nous coucher, j’ai dit à Mathieu :

        « Est-ce que cela ne ressemble pas par trop à une arnaque ? »

        « Tu veux dire qu’il aurait profité de la naïveté des propriétaires ? Mais tout de même, est-ce que ce n’est pas un peu difficile de prendre pour des naïfs des gens qui ont des comptes si bien garnis en Suisse ou au Luxembourg ? Pas simple, cette affaire. S’il s’agit d’une arnaque, il doit y avoir un troisième larron. Dieu probablement. »

        « Aide-moi, s’il te plait. Tire-z-en une conclusion qui m’aide à dormir. »

        « Eh bien, on peut se dire qu’à partir du moment où on traite avec des gens si riches, à partir du moment où les sommes en jeu sont si importantes, tout affaire est une arnaque. Et que vu de si haut, il n’y a qu’une seule distinction possible : les arnaques et les belles arnaques. »

         « Vu du ciel de l’église Saint-Philippe du Roule, tu veux dire ? Merci. Je tiendrai avec ça jusqu’à demain, même si je ne suis pas catholique. Bonne nuit. »  

         « Tu devras tenir plus longtemps que ça, il avait l’air très convaincu de son exploit quand il a dit que c’était son premier château. »

        « J’ai dit BONNE NUIT. »

 

 

 

         Le désistement. C’est le composant qui prime dans mon amour pour ce fils. Cela veut dire : avoir peur pour lui tout le temps, sans savoir de quoi. Se demander jusqu’où il serait capable d’aller sans pouvoir se dire exactement dans quoi. Que cache-t-il sous son charme d’homme trop confiant –il est trop malin pour se montrer sûr de lui−, ou bien sous son air concentré dans les intérêts ou les préoccupations de celui ou de celle qu’il a en face ? QUE ME CACHE-T-IL, A LA FIN ?

 

        Je l’ai entendu faire rire Jeanne −de son rire bref, saccadé, qui devenait dans ce cas saugrenu− en lui disant :

       « D’abord, tu dois comprendre que je ne me vois pas comme un nouveau riche mais comme un novissime riche. Comme un ancien romain. Si tu ne saisis pas la différence, c’est que tu n’es pas la fille de ton père et de ta mère. Ensuite, je te rassure : je n’aime pas vraiment l’argent, je t’avoue que je ne sais pas quoi en faire, je me fous du luxe, je peux vivre dans l’inconfort, je n’aime pas les putes rutilantes non plus, je n’ai qu’une obsession de novissime riche : des chiottes en or ! »

      « Je voudrais au moins savoir –ai-je dit à Mathieu... Je voudrais au moins savoir à quel moment de son enfance ou de son adolescence je me suis faite une fois pour toutes à l’idée de rester dans l’ignorance. »

      « Dans l’ignorance... Une fois pour toutes... Tu veux dire que c’est la CHOSE que tu voudrais savoir avant de mourir ? Mais alors, qui c’est qui DOIT mourir, toi ou lui ? »

      « VA TE FAIRE VOIR. »

 

 

        La dernière fois qu’il était venu nous rendre visite, un après-midi, il était passablement éméché, et il amenait avec lui un traiteur qui livrait à domicile et deux serveurs pour faire le service à table. Mathieu s’était mis hors de lui.

        Devant la colère de son père, Raoul bafouillait :

        « Mais calme-toi, papa… Calme-toi... »

        « Vas-tu nous raconter encore le rêve du canard boiteux et les pièces d’or ? »

        Raoul a préféré se tourner vers moi, pour comprendre.

        « Tu nous a raconté ça une fois, quand tu étais enfant » lui ai-je expliqué.

        Je ne voulais pas en dire plus, moi.

        Mathieu l’a pris par les épaules, en me jetant un regard dans lequel j’ai lu : « Je t’avais prévenue. » Oui, il m’avait prévenue : « La prochaine fois qu’il nous fera un de ses coups d’opulentus latiniste, je ne le louperai pas ! »

        J’ai attendu de croiser de nouveau son regard pour lui crier en articulant du fond de mon chagrin sans produire aucun son : « Tu es dégueulasse ! »

        « Souviens-toi, Raoul. Tu rêvais que tu étais un canard boiteux et que tu chiais des pièces d’or. A part le fait que cela doit faire très mal, de chier des pièces, peu importe qu’elles soient en or, c’est un rêve qui a à avoir avec le sens du sacrifice que tu portes en toi. Crois tu t’être détourné, vraiment ? T’es-tu détourné, vraiment ? Dois-tu te détourner ? Comment le saurions-nous, ta mère et moi ? Cherche à savoir. »  

         Sans dire un mot, Raoul s’était dégagé de son bras et était parti cuver son vin dans l’ancienne chambre de Loïc, devenue la chambre d’amis –la sienne est devenue plus ou moins mon bureau−, en nous laissant le soin de renvoyer le traiteur et les serveurs.

        « C’est ça, je vous emmerde » a marmonné Mathieu, de nouveau bouillonnant de colère.

 

 

 

 

         Je n’étais pas vraiment surprise. Qui que ce soit qu’il nous amènerait un jour –il ne nous amenait jamais personne– je m’étais faite à l’idée de me dire : « Il fallait s’y attendre. » Je crois que pour une fois j’ai mieux réagi que Mathieu. Il n’est pas d’accord, bien sûr.  « Ça se discute » dit-il.

        En voyant apparaître Olivia, comme à la traîne derrière Raoul, il s’est exclamé : « Laisse-moi deviner ! Tu as encore vendu un CHATEAU ! ». Il m’a suivie ensuite dans la cuisine –ils avaient apporté un plateau d’huitres− pour me dire : « Il se fout de nous. »

        Comme je le lui ai dit après, quand on se mettait au lit, c’est en bonne partie à cause de son attitude que, une fois l’affaire dévoilée (Loïc et Jeanne étaient déjà au courant), l’évidence en vint à rendre la chose incertaine. De quoi s’agissait-il vraiment ?

        Avant que Mathieu n’aggrave la situation avec sa suspicion aux aguets, je me suis jetée dans les flots :

        « Vous êtes ensemble depuis combien de temps ? »

        Raoul aurait voulu me faire marcher, et pour une fois, il était mauvais dans ce rôle dans lequel d’habitude il excelle.

       « Nous sommes ensemble ? » a-t-il demandé à Olivia.

       Elle l’a ignoré.

       « Deux mois. Allez-vous me demander ensuite si nous avons l’intention de rester ensemble pour toujours ? »

       « Deux mois ? Pour un début, est-ce que c’est long ? Est-ce que c’est court ? Je ne me rends plus compte. »

       En la voyant déroutée par mes propos –je l’étais moi-même, c’était à croire que devant cette fille je ne pouvais que divaguer−, j’ai été soulagée, comme si cela me donnait un répit.

       La question suivante était « Comment vous êtes-vous connus ? » Maintenant j’allais devoir la poser. J’ai croisé le regard de Mathieu, assis en face de moi. « Viens-moi en aide. » Je l’ai regretté. Evidemment, c’est Raoul qui en a fait les frais :

      « Eclairez ma lanterne, Olivia : vous aussi vous fréquentez les bouges de la rue de Ponthieu ou vous allez aussi à la messe à Saint-Philippe du Roule ? Les deux peut-être, comme fait Raoul ? »

      « Je ne suis plus dans l’immobilier, papa. Je suis trader, maintenant. J’ai créé une société au Luxembourg. Avec des copains. »

      « Trader ? Ça c’est l’immobilier d’Outre-mer, quelque chose comme cela, non ? »

      Je me suis interposée.

      « Laissons parler Olivia. »

      C’est à cet instant que j’ai remarqué que quand elle souriait, c’était comme à regret, et cet à regret faisait qu’on ne pouvait que se demander s’il lui arrivait de rire, de se laisser emporter par le rire. J’étais abasourdie par cette découverte. Je l’ai remarqué à l’instant où elle se mettait à raconter :

       « Nous nous sommes connus ici, en bas, devant l’entrée de l’immeuble. J’étais dans le quartier, je passais devant, et je m’étais arrêtée regarder la façade. Je ne me souvenais pas si vous habitiez le troisième ou le quatrième étage. Le jour où je suis venue avec Loïc, l’ascenseur était en panne. A ce moment-là, Raoul arrivait... »

      « J’ai cru que c’était la brigade financière ! Elle savait mon nom, elle savait que mes parents habitaient l’immeuble. Elle savait que ma mère était prof d’histoire de l’art et mon père psy. Vous arrivez pile à l’heure, Raoul. Elle savait que quand il m’arrivait de venir vous voir, je déboulais dans l’après-midi. Ah oui !  Et que j’avais un coup dans le nez. »

       Et bien sûr, il n’avait pas pu résister. Il n’aurait pas pu résister même après avoir su que ce n’était pas la brigade financière mais le diable à ses trousses. Nous amener Olivia, mettre l’histoire de leur rencontre sur la table, avec les huitres, comme une nature morte –quoi de plus encombrant qu’une nature morte !−, c’était aussi grande gueule que de nous dire « J’ai vendu mon premier château. » Bien sûr.

        Au lieu de monter nous voir, il était reparti en l’emmenant avec lui. Avec Raoul, nous étions presque obligés de croire qu’il l’avait enlevée. C’était ce qu’il devait se raconter à lui-même.

 

 

 

       Nous finissions de dîner. J’ai craint que Mathieu ne mette fin à la soirée comme il savait si bien le faire, en se levant et en quittant la table sans besoin de dire un mot. Si bien le faire, oh oui ! Une fois que je m’étais énervée à cause de ça, je lui avais dit : « Nous ne sommes pas tes patients ! » Les enfants en avaient fait une blague : « Papa, nous ne sommes pas tes patients. »

        C’était bien son intention, mettre fin à la soirée. Quand j’ai proposé que nous passions au salon, il m’a jeté un regard agacé.

       « Tu n’as pas le choix, je te l’assure. »

        J’étais très tendue mais j’ai réussi à le dire avec un sourire de pitoyable comique. J’avais peur. C’était comme si l’heure de solder la peur que j’avais toujours eue pour Raoul eut sonnée. Ce sentiment s’était mis à grandir en moi depuis ce que j’avais découvert chez Olivia, cet à regret si plein de significations. Raoul ne devait pas partir. Pas ce soir. Je devais l’en empêcher. Un autre jour, un autre soir, je me dirais que je ne pourrais pas l’en empêcher toujours, mais pas ce soir.

        « Olivia, avez-vous revu Loïc depuis... ? »

        Je ne savais pas comment m’y prendre, je cherchais à gagner du temps.

        « Vous vous inquiétez pour votre fils préféré ? »

        J’aurais pu lui faire la réponse convenue : je n’ai pas de fils préféré, je les aime différemment, comme n’importe quelle mère. Mais mon instinct de mère me disait de ne pas chicaner, ce n’était pas le moment de la décevoir.

       « Je ne m’inquiète pas pour Loïc, je ne me suis pas inquiétée pour lui quand il est venu avec vous. A vrai dire, je m’inquiétais plutôt pour vous. »

       « C’est gentil, mais je ne parle pas de Loïc, je parle de celui qui est assis à côté de moi en ce moment... Votre fils préféré. »

       Mathieu s’est levé. Il avait l’air las. Dans quel état devais-je être pour qu’il se laisse aller ainsi. Il est venu vers moi,  m’a donné un baiser sur la tempe et m’a dit à l’oreille mais assez fort pour que cela s’adresse aussi à Olivia et a Loïc :

       « La soirée est finie. »

       « Non ! Il faut d’abord régler cette affaire. Dis-le lui toi aussi. Dis-le leur. Raoul, vous restez à la maison ce soir. Cela fait longtemps que tu n’as pas pris le petit-déjeuner avec nous. Olivia, vous connaissez déjà la maison. »

       « Mais maman... »

       Un instant, j’ai cru qu’il allait se mettre à gesticuler comme un enfant capricieux devant des adultes qui lui ont promis une baffe s’il crie trop fort. Il a préféré rester condescendant.

       « Maman, j’ai réservé une chambre au Plaza Athénée. Olivia n’a jamais couché dans un hôtel à plus de mille cinq cents euros la nuit. »

       « Eh bien, tant pis pour vous, Olivia ! Cette nuit vous coucherez de nouveau chez nous ! POINT. »

       Elle s’était retournée vers lui, agacée :

       « Pourquoi tu lui dis ça ? Et puis, qu’est-ce que t’en sais ? »

 

 

 

         J’ai passé une des pires nuits de ma vie. Je craignais que Raoul ne veuille se barrer intempestivement. J’avais laissé la porte de notre chambre entrouverte. Je ne voulais pas prendre des somnifères pour garder un sommeil léger. Je n’arrêtais pas de me tourner d’un côté et de l’autre.

         Mathieu m’a demandé :

         « Est-ce que si je mettais le pyjama, tu crois que cela t’aiderais à t’endormir ? »

         « Oui, je crois. »

         J’étais d’une absolue mauvaise foi, et c’est bien cela qui m’a aidé à somnoler quand même. Les battements nerveux de mes paupières me réveillaient de temps en temps. Mais je retournais dans cet état de somnolence inquiète. A l’aube, j’ai enfin sombré dans un sommeil profond et de courte durée. Quand je me suis rendu compte que j’étais réveillée, Mathieu essayait de me faire comprendre quelque chose :

         « Dans un pyjama je me sens comme si j’étais un malade en phase terminale. »

        Que je pouvais être bête avec cet homme parfois, après tant d’années. Bien sûr qu’un pyjama ne lui irait jamais, même le pantalon tout seul ne lui irait pas. Je savais ce que je devais lui acheter pour la nuit : un beau short de plage !

       « Ne t’inquiètes pas, tu ne seras jamais un malade en phase terminale, je te le promets. »

 

 

 

 

        Olivia avait préparé un plateau avec des tasses, et elle avait fait du café et du thé. Elle avait apporté le tout au salon. Elle attendait, assise sur le bord d’un des fauteuils. On aurait pu croire qu’elle était là, dans cette position, depuis longtemps. Elle avait des épaules frêles. Tout son être semblait tendu vers quelque chose qui n’existait pas.

        Je me suis demandé si Raoul allait revenir, si elle savait déjà qu’il ne reviendrait pas. Mais il est revenu. Avec les brioches et les croissants qu’il était parti chercher. Il a déposé le paquet sur la table, il s’est approché de moi et m’a embrassée.

      « Je dois filer, maman. J’ai un vol à prendre. »

      Il a embrassé Olivia, qui a détourné légèrement la tête. Mathieu s’est levé et est allé avec lui jusqu’à la porte. J’ai entendu leurs voix. Ils se sont dit des choses. Toujours les mêmes, je suppose. Sans virulence cette fois-ci, apparemment. Je me suis dit qu’ils n’y croyaient plus ni l’un, ni l’autre.

      « Merci » ai-je dit à Olivia.

      Je ne le disais pas pour la remercier. Je l’aurais remerciée de quoi ? Je le disais pour lui soutirer quelque chose. Sur elle-même. Je ne sais pas quoi. Pas des aveux en tout cas. Elle avait donc de son côté raison de me répondre De rien. Et pourtant : de rien ? Vraiment ?  

      Nous sommes restés sans nouvelles de Raoul pendant plusieurs semaines. J’ai demandé à Jeanne, qui arrivait toujours à le joindre, de lui transmettre un message : NE NOUS LAISSE PLUS LONGTEMPS SANS NOUVELLES. Quand il a enfin appelé pour dire qu’il était de nouveau à Paris –si c’était vrai qu’il s’en était absenté− mais qu’il n’aurait pas le temps de passer nous voir, il m’a demandé : « Tu as des nouvelles d’Olivia ? ».

       Nous n’allions plus le revoir pendant plusieurs mois.

 

 

 

        Je pensais souvent à Olivia. Elle avait très peu parlé d’elle-même et tout ce qu’elle avait pu dire me semblait n’être rien à côté de cet à regret au fond de son sourire, au point que je me disa is que c’était tout ce que je savais de cette fille.

        « Comme pour tes enfants –a dit Mathieu. Après une époque où on a cru tout savoir, les années passant, on se rend compte qu’on en sait de moins en moins. »

         Il mettait maintenant pour dormir un short de plage que je lui avais offert.  

         «Ça fait partie du marché, je suppose », avait-il dit, quand il avait déballé le paquet cadeau.

        « Quel marché ? »

        « Pas de phase terminale. »

        « Fais pas le difficile, ce short t’ira très bien. »

 

 

 

         Aux dernières nouvelles, Jeanne songeait à quitter le cabinet d’avocats où elle travaillait. Elle venait nous voir moins souvent qu’avant. Un jour que nous avions des amis à dîner, j’en ai profité pour lui proposer de passer. Elle ne serait pas « seule » avec nous, et nos amis seraient tous heureux de la revoir, surtout Arditi, mon ami peintre, pour qui elle est, comme il dit, une madone contrariée.  La dernière fois, en parlant de Jeanne, il avait évoqué Filippo Lippi, ce moine libertin qui peignait de si belles Vierges. Il avait peint en Salomé la nonne qu’il avait séduite et mise  enceinte, Lucrezia Buti. Encore une fois, je préfère ne pas essayer d’interpréter la pensée de ce cher Arditi.

         « Je t’entends mal, maman. Je suis dans le métro. J’allais justement t’appeler. J’ai changé de boulot, je vous raconterai. Je t’appellerai dans l’après-midi pour te dire si je peux venir. »

         « Non ! Non ! Dis-moi que tu viendras quoi qu’il arrive ! »

         Je n’étais pas sûre qu’elle m’ait entendue.

         Il était un peu tard pour confirmer quand elle a enfin rappelé et j’étais déjà déçue, craignant qu’elle ne me dise qu’elle ne pourrait pas venir. Elle était dans la rue et il y avait en fond le bruit de la foule et des voitures. Elle m’a dit qu’elle viendrait avec − elle a hésité− avec quelqu’un.

        « Est-ce que tu as besoin qu’on apporte quelque chose en particulier ? »

         Elle savait combien son père tenait à ces soirées avec nos amis –surtout après le décès de deux des plus proches− pour risquer de la lui gâcher. Je n’ai pas fait de commentaire, pourtant. Je me suis dit Tant pis pour la soirée. Et tant qu’à faire, j’ai rajouté trois nouveaux invités sans prévenir Mathieu.

          J’allais vaillamment au-devant d’une catastrophe, saisie d’une fébrilité à laquelle je m’accrochais comme si mon salut en dépendait. J’ai bouleversé le plan du dîner. Pas de repas à table, un buffet improvisé.

          J’ai rappelé Jeanne.

          « Je n’ai pas assez de pain pour des toasts. »

          « On s’en occupe. »

Je n’avais pas su quoi lui demander quand elle m’avait posé la question. Mais je voulais aussi, surtout !, m’assurer de cet ON qui me mettait dans tous mes états. « Je n’ai pas assez de pain pour des toasts. » Seigneur, cela valait une prière. Venant de quelqu’un qui ne prie jamais.

     

 

 

 

          Les filles sont arrivées essoufflées. Elles étaient superbement habillées. Je ne m’attendais pas à que Jeanne fasse plus d’efforts que d’habitude. J’étais surprise.

          Je restais plantée devant elles comme une idiote, attendant que surgisse derrière  les froufrous, les fronts luisants, les joues roses −alors que ma fébrilité  s’était déjà éteinte dans la lassitude− cet ON qui allait gâcher la soirée, jusqu’à ce que Jeanne m’assène comme un coup de massue :

         « ON a failli oublier le pain ! ON était déjà en bas quand ON s’en est souvenues. ON a dû repartir chercher une boulangerie ouverte. Et Olivia qui a fait la bêtise de mettre les chaussures qu’elle vient de s’acheter.»  

          « C’est ta faute, c’est toi qui m’as fait acheter ces chaussures à talons si hauts. »

          « Elle se plaignait d’être plus petite que moi », a dit Jeanne, en s’adressant à moi mais évitant de croiser mon regard.

          Olivia était de retour. Elle hésitait. S’approcher de moi ? Suivre Jeanne qui partait déjà vers le salon et les invités ? D’un geste trop pressé je l’ai hâtée de la suivre.

           Jeanne faisait preuve d’une allégresse inhabituelle chez elle, même si elle a toujours aimé retrouver nos amis. C’était une allégresse destinée à Olivia, et peut-être même un effort qu’elle faisait. Elle se retournait vers elle comme si elle voulait la présenter alors que personne ne s’attendait à des présentations, ils étaient tous venus pour prendre en marche le train de notre vie.

           En regardant Olivia faire le tour des invités derrière Jeanne et se prêter avec embarras aux embrassades, je me suis demandé ce qu’elle ressentait à être accueillie ainsi, comme si on ne l’avait pas vue depuis longtemps et qu’on l’attendait. Mais moi, je ne l’avais pas encore prise dans mes bras pour l’embrasser. Je l’avais fait pour Jeanne, pas pour elle.

          J’ai vu Arditi se mettre très ostensiblement en avant pour embrasser Jeanne, comme réclamant un privilège qui lui était dû. La contrariété de la madone contrariée qu’il adore, où le mènerait-elle à travers cette autre jeune femme, cette brune dans laquelle on se serait attendu à trouver une opposée, et pourtant ?

         « La sombre blonde et l’ombrageuse brune » a-t-il dit, en les regardant comme s’il essayait de percer un mystère fascinant.

        J’ai dû faire face au regard inquisiteur de Mathieu.

        Il n’a pas tardé à se ressaisir. En voyant Arditi. Il faut dire qu’Arditi lui offrait une chance en or de s’acharner sur lui :

       « Et oui –lui a-t-il dit, on dirait que tout arrive à l’artiste qui sait attendre. »

 

 

 

       Arditi fut le dernier à partir. Après avoir passé à la fin un moment à bavarder avec      Mathieu en aparté. Il a embrassé Jeanne, il a embrassé Olivia, il les a entourées toutes les deux de ses bras.

        Je l’ai accompagné ensuite jusqu’à la porte. Il titubait un peu. D’un geste de la main il a mimé des étoiles sortant de ses yeux. Il m’a dit : « Je ne reviendrai plus. » Avec le sourire. Tout en insistant : « Je suis sérieux. »

        Il reviendra. Qu’est-ce qui me faisait le croire ? Et me réjouir de le croire ? C’était un vœu que je faisais.

        Quand je suis retournée dans le salon, les filles étaient assises sur le canapé et Mathieu debout, très tendu, s’apprêtait à quitter la pièce.

        « En tout cas, ce type que vous vous tapez toutes les deux, vous ne l’amenez pas ici. Entendu ? »

        Jeanne était embarrassée. Elle adressait des œillades à Olivia.

       « Je sais, maman. Je n’aurais pas dû le dire avec ces mots. » Elle lui avait dit : « On s’est rencontrées par hasard, il y a quelques jours, Olivia et moi, et figure toi qu’en parlant d’une chose et d’autre pendant qu’on déjeunait, on a découvert qu’on se tapait le même crétin ! »

        C’était quoi cette histoire ? Le ON s’était donc faufilé chez nous. J’avais eu raison de tellement m’en faire. Et devoir en plus me le dire à moi-même. Vaine prière.

 

 

 

          J’ai rejoint Mathieu dans notre chambre. Je savais qu’il luttait pour rester dans l’esprit joyeux de la soirée. De surfer sur la vague avec son sens du fatalisme comme il dit depuis qu’il porte un short de plage la nuit.

        « Tu aurais dû me laisser poser les questions. »

        « Mais ?! Tu crois que j’avais l’intention de m’en mêler ? Je ne leur ai posé aucune question ! Jeanne m’a déballé cette histoire sans que je ne lui demande rien. »

       « Et si ce qu’elle voulait c’était te dire que tu n’y es plus pour rien, en fin de compte ? »

       « En fin de compte ? Me faire sentir comme une merde, oui. »

       J’étais de nouveau troublée. Je mesurais de nouveau l’étendue de mes craintes au début de la soirée, en attendant l’arrivée de Jeanne accompagnée.

       Mathieu s’est senti obligé de dire :

      « Ne t’inquiète pas, tout va bien. C’est-à-dire : toujours de guerre lasse. Même ce cher Arditi. Il tanguait, c’est bon signe. Tant qu’on peut tanguer, tout va bien. »

      « Cette fois-ci il a dit qu’il ne reviendra plus. »

      « Tu parles qu’il va rater la suite ! »

      « De quoi parliez-vous ? »

      « Eh bien... Nous pesions des pro et des contre. Vaut-il mieux mourir nu ou habillé ? En ville ou à la campagne ? Assis ou couché ? Le matin ou l’après-midi ? Malade ou bien portant ? Une chose est sûre, nous sommes nous dit, notre sujet a de l’avenir. »

      Du salon nous arrivait la rumeur de la conversation et des rires des filles.

      « Tu entends ? » a dit Mathieu

 

 

      Le matin, nous nous sommes levés tard. Jeanne était déjà partie, elle avait passé une tête dans la chambre pour dire : « Maman, je t’appelle. »  J’ai trouvé indiscret de lui dire : « Et   Olivia ? »

      Olivia dormait encore. Vers midi, quand nous nous apprêtions à sortir, la porte de la chambre d’amis restait toujours fermée. J’ai frappé doucement.

      « Olivia, nous sortons. Tu veux venir avec nous ? On t’attend ? »

      « Non, merci. »

      « Tu seras là à notre retour ? »   

      Je ne voulais pas qu’elle parte pendant que nous étions absents, mais je n’étais pas sûre de devoir le lui dire. 

      J’ai dû attendre.

      « Oui. »

      « Bon. Si tu te décides, tu peux nous rejoindre à la terrasse du café au bout de la rue. Nous allons prendre l’apéro. »

       « D’accord. »

 

 

       Mathieu m’attendait déjà sur le trottoir.

       « Qu’est-ce qu’elle a dit ? »

       « A propos de quoi ? »

       « Elle a bien dit quelque chose, non ? »

        « Je ne suis pas sûre. Changement de programme, en tout cas. Nous allons prendre l’apéro au café au bout de la rue. »

        C’était quelque chose que nous ne faisions jamais.

 

 

 

 

-Juin
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