ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
Gustavo Zafra
LA GENTILLESSE
Nouvelle publiée en 2016 revue par l'auteur
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Laufray est venu frapper à ma porte. On avait volé les pots de fleurs de la cour la veille.
« Monsieur Laufray, nous ne saurons jamais qui les a volés. »
Je ne voulais pas lui répondre que c’était impossible que quelqu’un les ait volés la veille, ils avaient disparu depuis plus d’une semaine au moins.
Le vieux Laufray pouvait ne pas le savoir. C’est une cour intérieure, il n’y va presque jamais, et son appartement donne sur la rue. Mais surtout, il n’est pas souvent dans l’immeuble mais dans le pavillon de banlieue qu’il possède également, un héritage comme son appartement. Moi j’habite un appartement traversant, de la fenêtre de la chambre j’ai vue sur la cour et sur les cours d’autres immeubles.
Quelqu’un avait dû lui raconter des balivernes. Je ne voulais pas savoir qui. Ou bien il faisait semblant, c’était possible aussi.
Ma réponse ne l’a pas découragé :
« C’est que, vous comprenez, si j’en parle à ma femme cela va la perturber. Eh oui. Mais si elle vient dans l’immeuble, et qu’elle le découvre sans que je l’aie prévenue, ce sera encore pire. J’aimerais au moins pouvoir lui dire que vous avez promis de me tenir au courant. »
Madame Laufray est d’origine japonaise. Jeune homme, Laufray a vécu au Japon quelques mois. C’est la seule période de sa vie où il a peut-être vraiment travaillé, à en croire Suzanne Woilot. Qu’est-ce qui lui faisait dire cela ? Je ne lui ai pas posé la question. Suzanne était la plus ancienne voisine de notre étage l’année où ma femme et moi sommes arrivés dans l’immeuble.
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A moi, Laufray m’avait dit qu’il faisait un travail bureaucratique à Tokyo. Je ne lui avais rien demandé, il le disait pour me faire parler. Il avait bien dit bureaucratique ? « Bon, bon… » a-t-il fait. Je l’agaçais ? j’étais indiscret ? « Pas du tout ! Pas du tout ! »
Une autre fois il m’a laissé entendre qu’il avait été journaliste. Il guettait ma réaction. « C’est-à-dire, pas exactement… Mais je croyais que vous l’étiez, vous. » Journaliste ? Vraiment ? « Figurez-vous que madame Buyot est convaincue que je suis pilote de ligne. » Il ne pouvait pas mettre en doute ce que je venais de dire, madame Buyot est la voisine qui a l’outrance de lui demander encore de temps en temps si sa femme n’aurait pas été une vraie geisha dans sa jeunesse. Pas la peine de chercher à savoir si elle parle sérieusement.
« Pilote de ligne ? » a répété Laufray.
Son air dubitatif n’était que pure feinte, il était prêt à m’accorder les galons, un voisin pilote de ligne ça lui allait.
« Eh bien, elle doit avoir de bonnes raisons de le croire. »
« C’est ce que je me suis dit, et je n’ai pas voulu la contredire. »
Une petite hésitation, et puis :
« Je vous comprends. »
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Laufray s’habille avec un soin démodé, à le voir s’approcher on s’attendrait presque à ce qu’il sente la naphtaline. Il porte toujours une casquette plate et de vielles chaussures italiennes bien entretenues. Il est grand, mince, le visage allongé, la démarche extraordinairement alerte pour un homme de plus de quatre-vingts ans. En hiver, on dirait à sa démarche et son allure que des ailes invisibles de chauve-souris tirent ses épaules par les omoplates.
On peut le voir rôdant autour des poubelles dans la rue. Il le fait ouvertement. S’il me voit arriver, il ne se gêne pas pour se précipiter à ma rencontre portant dans les mains ou dans les bras ce qu’il vient de ramasser. La dernière fois c’était un miroir décati et brisé. J’ai dû l’aider, j’avais peur qu’il ne se coupe les doigts. Nous faisions une joyeuse paire.
Tout ce qu’il entasse dans son appartement inhabité la plupart du temps ne lui sert à rien, mais j’ai toujours de la répugnance à mettre son comportement sur le compte d’une pathologie. Peut-être parce qu’il y met trop de joie de vivre. C’est désarmant.
Lorsque j’ai demandé à Suzanne Woilot depuis quand Laufray avait entrepris de ramasser toute sorte d’objets mis au débarras dans les rues, il y a eu dans son regard une lueur qui m’a frappé. Ma question en amenait trop vite une autre dans son esprit ? J’ai vu passer une révélation qui allait, je l’ai craint, tout de suite m’échapper. Souvent, dans ces cas, du flou ne reste que l’embarras. Mais non : « Vous savez, avant qu’il ne revienne avec sa femme japonaise, il n’osait pas faire ça ouvertement. »
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’il y avait dans sa réponse une sorte de bon sens, ce bon sens qui atteint les confins de l’horizon le jour le plus court de l’hiver, et je me suis demandé ce que ce serait d’y trouver moi-même ma place.
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Suzanne Woilot est partie, elle est retournée dans son village en Bretagne. Quand elle nous a annoncé à ma femme et à moi qu’elle partait, j’ai compris que Laufray et moi allions nous retrouver dans un face-à-face. De cette génération d’anciens de l’immeuble de quand ma femme et moi étions arrivés, il ne resterait plus que lui et madame Buyot. Une époque où s’étaient côtoyées des personnalités comme lui, l’héritier pingre qui n’avait jamais travaillé vraiment, qui avait fait semblant de travailler de temps en temps, et Suzanne, une ouvrière qui n’avait jamais cessé de le faire, en cumulant de petits boulots par-ci par-là. Ou madame Buyot, qui m’avait dit quand nous nous étions présentés, qu’elle avait été dame pipi dans une vénérable maison d’édition, et j’ai dû attendre un certain temps avant de comprendre ce qu’elle voulait dire : en fait, éditrice de biographies, témoignages et livres de mémoires.
Suzanne m’avait prévenu que Laufray n’était pas un homme vraiment gentil. Je savais qu’en disant cela, elle ne voulait pas dire non plus qu’il était un vieux malfaisant. Il s’agissait encore de son bon sens. Elle m’aimait bien et voulait m’avertir. L’affaire n’était pas simple. Selon madame Buyot, le seul trait de gentillesse dans le caractère de Laufray était sa femme japonaise (il devait y avoir un sous-entendu dans cette affirmation.) « Sa femme japonaise et vous – ajoutait pour sa part Suzanne, il vous aime bien. » Encore un sous-entendu ? A chaque nouvelle assemblée de copropriétaires, Laufray voulait me faire élire président du conseil syndical. Si c’était cela m’aimer bien ! Je me débinais. Un jour madame Buyot m’a appris qu’à son époque Laufray n’avait jamais voulu accepter la présidence du conseil syndical.
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Laufray tendait le cou et jetait des regards vers l’intérieur de mon appartement par-dessus mon épaule. Il n’était jamais rentré chez moi. Ce n’était pas cette fois-ci que cela arriverait, moi non plus je n’étais jamais rentré chez lui. Ni moi ni personne d’autre parmi les voisins. Je lui ai demandé des nouvelles de sa femme. La fois où j’avais fait exprès de ne pas lui en demander, il avait tenu à m’en donner. C’était des mauvaises nouvelles. Cela l’a beaucoup intrigué, il a fait le commentaire à madame Buyot, il lui a dit : « Comment a-t-il pu le savoir ? » Sa femme avait un cancer, elle avai dû se faire opérer. L’opération avait réussie, Elle se maintient me répond Laufray chaque fois.
Il me demande mon numéro de portable.
« Vous l’avez déjà, monsieur Laufray. »
Petite hésitation, et puis :
« Ah, mais c’est vrai. C’est que… Il faut que je pense à le donner à ma femme. »
Il hésite encore comme s’il voulait me demander quelque chose, mais il ne se décide pas et me dit au-revoir avec précipitation.
Cette fois-ci, je n’ai pas voulu le laisser partir dans l’embarras. Je pensais à Suzanne Woilot. Plus d’une année après son départ, l’appartement qu’elle avait occupé venait d’être reloué. Je savais que je ne m’habituerais jamais à la nouvelle voisine.
« Je vais faire ma petite enquête sur les pots de fleurs, monsieur Laufray. Et je vous rappellerai pour vous tenir au courant. »
Il m’a remercié avec une véhémence exagérée.
« Vous êtes vraiment très gentil. »
Quand j’avais eu l’occasion d’aborder avec Suzanne Woilot le sujet de leur déménagement dans le pavillon de Fontenay-aux-roses, j’avais commis la maladresse de parler trop, trop vite :
« Elle voulait peut-être habiter à deux pas du parc de Sceaux, pour aller en deux pas sous les cerisiers en fleur en avril, c’est une tradition des Japonais de Paris. »
« Vous m’apprenez quelque chose » avait dit Suzanne.
J’avais cru que je lui apprenais quelque chose sur les Japonais de Paris, ou sur le parc de Sceaux, mais non, je lui apprenais quelque chose sur Laufray :
« Il y a quelques cerisiers pas loin de chez nous ... »
Oui, dans le jardin de l’entrée du réservoir d’eau de Montsouris.
« ... Mais bien sûr, si Laufray lui avait promis des cerisiers en fleur à Paris, ce n’est sans doute pas ce à quoi elle s’attendait : quatre ou cinq cerisiers à regarder à travers une grille. »
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Depuis que ma femme et moi habitons l’immeuble, je n’ai vu madame Laufray que quelques rares fois. La manière dont cela s’est passé la première fois ne m’a pas parue étrange sur le moment. Cette petite vieille dame japonaise que je voyais pour la première fois dans l’entrée de l’immeuble aurait pourtant pu être quelqu’un d’autre, une visiteuse, et se trouver là pour une raison parfaitement anodine. Mais ce que j’ai cru comprendre à l’expression de son visage, c’est qu’elle m’avait reconnu, elle savait qui j’étais, j’en ai donc déduit qu’il s’agissait de la femme de Laufray.
Nous ne nous sommes pas dit grand-chose, c’est-à-dire : c’est moi qui ai parlé, juste pour dire quelques mots de politesse, puisqu’elle me regardait comme si nous nous connaissions, et comme si elle attendait quelque chose de moi. Elle me souriait, en laissant tomber la tête, sans rien dire.
Le même phénomène s’est produit les fois suivantes. Elle me devançait quand on se rencontrait. Je poussais la porte d’entrée de l’immeuble ou je descendais les escaliers, et elle était déjà là, au rez-de-chaussée, devant les boîtes aux lettres. Dans la même attitude. Elle savait que c’était moi qui poussais la porte d’entrée ou qui descendais l’escalier.
Cela arrivait d’une manière parfaitement naturelle et après lui avoir parlé, je poursuivais mon chemin vers la rue ou montait l’escalier comme si rien ne s’était passé. L’instant d’après, j’étais incapable de la revoir dans mon imagination comme quelqu’un que je pourrais reconnaître. Ce que je ne trouvais pas étrange non plus. Elle disparaissait, c’était tout. Si j’avais dû m’expliquer devant quelqu’un, j’aurais dit: « Ce n’est quand même pas comme si je tombais tous les jours sur une petite vieille dame japonaise qui disparaît après mon passage. »
La dernière fois il était arrivé quelque chose que j’ai bien été obligé de considérer étrange. Qu’elle me parle aurait pu me faire croire, une fois disparue, qu’elle l’avait déjà fait et que dans ma distraction imperturbable, je n’avais pas entendu distinctement. Seulement, elle m’a parlé en japonais. Je n’ai rien laissé paraître de mon étonnement. Parce que je suis un homme gentil. Je lui ai fait un grand sourire et je lui ai dit : « C’est réciproque, madame Laufray. » Elle m’avait parlé avec une sorte de gentillesse que je trouvais émouvante. Et cette fois-ci, sa voix et ses paroles incompréhensibles me l’avaient rendue si distincte que je pouvais me la remémorer, cette jolie petite vielle dame au sourire en apesanteur.
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Le lendemain de la visite d’un Laufray inquiet pour sa femme de la disparition des pots de fleurs, j’avais prévu de descendre interroger madame Urfier sur ce qui à mon avis n’était qu’une brouille entre les voisins du rez-de-chaussée. Depuis qu’elle est à la retraite, madame Urfier a pris l’initiative d’embellir la cour avec des pots de fleurs qu’elle récupère ou qu’on lui offre. Ce n’est pas souvent un embellissement réussi.
Je suis donc sorti de chez moi à l’heure où je savais qu’elle était chez elle, mais une fois sur le palier une impulsion m’a commandé de monter au lieu de descendre. J’ai compris la nature exacte de cette impulsion à l’instant où madame Buyot m’ouvrait sa porte. « Ah, que vous êtes gentil de venir vous assurer que je vais bien. A la différence de monsieur Laufray, je n’ose pas aller vous déranger. » Elle m’a fait rentrer. « Un petit porto ? Il n’est jamais trop tôt pour un porto. »
Je n’aime pas le porto, mais j’ignorais encore ce que ma gentillesse m’avait amené chercher là ce matin et si je lui gâchais la fête je risquais de ne jamais le savoir. Il allait falloir vider la bouteille avec elle, c’était le prix à payer. De temps en temps j’essaie de la détourner du porto vers le whisky, le vin rouge et même le pinard. En vain. « Vous me prenez pour une alcoolique ? » Elle tient absolument à son porto, et la fois où je me suis amené avec ma flasque de whisky elle l’a très mal pris.
Laufray était allé lui demander d’où elle sortait cette idée que j’étais pilote de ligne. Il avait tourné autour du pot avant de lui dire : « Madame Buyot, il y a une question que je voulais vous poser depuis longtemps… »
Depuis longtemps ? Avec Laufray c’était presque toujours depuis longtemps la veille.
« Que lui avez-vous répondu ? »
« S’il pensait qu’il pouvait enfin me coincer ! Je lui ai dit : Pourquoi ? Parce que ce n’est pas le cas ? »
Elle fêtait là vraiment quelque chose, et de son point de vue, grâce à moi.
« Quand je suis arrivée dans l’immeuble – a-t-elle poursuivi, Laufray était déjà un esprit rance qui se prenait pour un snob. Le comble ! Mais dites-moi, allez-vous enfin accepter la présidence du conseil syndical ? »
« Mais madame Buyot, avec mes horaires de pilote de ligne, je ne serais pas très disponible pour régler les embrouilles dans l’immeuble. Et à ce propos, savez-vous où sont passés les pots de fleurs de la cour ? »
« Oh, là ! Qu’est-ce qu’elle nous prend la tête avec son jardin de pots pourris madame Urfier ! »
« Monsieur Laufray s’inquiète de la réaction de sa femme. Il compte sur moi pour la rassurer. Vous comprenez sûrement mieux que moi. »
« Sa femme ? Ne me dites pas que vous l’avez encore revue ! Les hallucinations, ça pourrait être très embêtant dans votre métier, non ? Monsieur le pilote de ligne ? Ne poussez pas trop loin votre gentillesse avec Laufray. »
« Que voulez-vous dire ? »
« Maintenant que Suzanne Woilot est partie, je peux vous le dire : Suzanne et moi nous n’avons jamais revu cette femme depuis qu’ils ont déménagé. Pas une seule fois ni elle ni moi ne l’avons croisée dans l’immeuble. Nous étions convaincues qu’elle était repartie au Japon et que Laufray avait imaginé ce déménagement à Fontenay-aux-roses pour nous cacher son départ. On dirait que c’est avec votre arrivée qu’elle est revenue. Nous avons fait comprendre à ce vieil hibou égoïste que vous nous aviez mises au courant. »
Elle m’a resservi du porto.
« Au courant de quoi ? »
« Mais de son retour, voyons. »
Quelques jours plus tard j’ai appelé Laufray comme promis.
« Monsieur Laufray, ce n’est pas la peine de poursuivre mon enquête, les pots de fleurs ont réapparu. »
« Ah, quel soulagement ! Je n’avais encore rien dit à ma femme, je n’osais pas. »
« Ça me rassure. »
« Il faut que je vous confie quelque chose, monsieur. Quelque chose que je voulais vous confier depuis longtemps. A propos de ma femme. C’est embarrassant mais bon, voilà : elle ne parle pas. Ne vous méprenez pas sur ce que je dis. Quand nous nous sommes rencontrés à Tokyo, elle parlait déjà très peu, mais je pensais que c’était que moi je parlais trop, j’ai toujours été plutôt bavard (petit rire nerveux). Ensuite, arrivée en France, elle a peu à peu arrêté complètement, elle n’a pas dit un mot depuis des années. Cela peut paraître incroyable, n’est-ce pas ?
« Mais non – ai-je fait–, pas du tout. »
« Ah bon ? Vous êtes vraiment très gentil. »
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