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-décembre 2018

SOUVENIR D'ULYSSE

           Le premier Ulysse que j’ai connu était un chien. Cet Ulysse appartenait à un voisin de notre rue. Les gamins de la rue, nous lui jetions des trucs bizarres par-dessus la clôture du jardin. De vieilles poupées, de vieilles chaussures, des fruits pourris… Ce n’était pas vraiment Ulysse qui était visé mais son propriétaire. Je ne me souviens pas pour quelle raison nous lui en voulions, probablement qu’il n’y avait pas de vraie raison.

          J’étais le moins impliqué dans cette connerie, pourquoi choisissait-il de venir s’en plaindre à mes parents ? Ma mère l’a accueilli avec froideur, elle connaissait sa femme, qui se plaignait de lui.

         Mon père ignorait le nom du chien et quand il l’a appris, il s’en est offusqué. Il a voulu savoir pourquoi le voisin lui avait donné ce nom. Sans très bien comprendre –il s’agissait de quelqu’un pour qui le nom d’Ulysse n’avait pas grande signification– l’homme s’est empressé de lui assurer que ce n’était pas lui. Ulysse portait son nom inscrit sur son collier, le jour où il l’avait trouvé attaché par la laisse à la grille de son jardin.

               Il n’avait pas eu le cœur de le chasser. Son intention n’avait pas été de le garder, au début il ne savait pas ce qu’il allait en faire, et sans qu’il ne le décide vraiment, Ulysse était resté chez lui. C’était d’autant plus exact que le chien avait toujours refusé de franchir le seuil de la maison, il était resté dans le jardin, et cela depuis déjà plusieurs années.

       

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           Selon mon père, à sa manière de le raconter, on aurait dit que l’homme avait accepté le comportement du chien avec docilité, sans s’en étonner. Il lui avait fabriqué une petite maison en bois, ce qui était extravagant dans le quartier, les jardins étaient étroits, les maisons avaient par contre de grandes cours intérieures, ou même des champs parfois.

 

        Mon père m’a fait venir et j’ai dû présenter des excuses au voisin. Ensuite, pour le dédommager des vexations qu’Ulysse avait endurées et des nuisances occasionnées dans son jardin, il lui a proposé mon aide pour s’occuper du chien. L’homme est resté pensif, il devait se demander où mon père voulait en venir, et puis, soudain, il a semblé pris de panique.

        « Mais qu’est-ce qu’il pourrait faire... »

        Il marmonnait, adressant à mon père un regard de plus en plus effaré. Il évitait de me regarder.

        « Il pourrait, par exemple, promener votre chien » a dit mon père, qui répugnait à prononcer le nom de l’animal.

        « Mais ce n’est pas vraiment mon chien ! » s’est exclamé l’homme, comme s’il cherchait par cette exclamation à se sortir d’un piège.

        « Ah, non ? » a fait mon père, vivement intéressé par la réponse et j’ai compris qu’il venait d’apercevoir cet éclair qu’il appelait l’éclair de génie involontaire sorti de la boîte

        C’était une théorie qu’il avait et chaque fois que j’y pense, je me demande si mon père a vraiment existé.

        « C’est le chien de personne ! » a dit l’homme, et il s’est levé et j’ai cru qu’il allait s’enfuir, mais mon père restait assis dans une attitude calme qui en imposait et l’homme s’est rasséréné et a déclaré :

        « C’est qu’Ulysse ne sort jamais du jardin. »

        « Comment ? Vous ne le promenez jamais ? »

        « Ulysse ne veut pas sortir du jardin. Je vous remercie profondément, mon voisin, mais tout ce que je voudrais c’est que les enfants arrêtent de lui jeter des trucs. »

         Mon père s’est enfin levé. En conduisant l’homme à la porte, il lui a promis d’en parler aux parents des autres enfants.

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          Le lendemain j’ai entendu une conversation entre mon père et ma mère. Une de ces conversations pendant lesquelles mon père semblait se parler à lui-même en regardant ma mère, qui elle semblait regarder de son regard pâle en son for intérieur. Il s’inquiétait des traces que l’événement de la veille laisserait en moi. Depuis le temps qu’il songeait à me donner Homère à lire, et voilà qu’avant d’avoir fait la connaissance du personnage d’Ulysse, j’avais fait la connaissance d’un chien nommé Ulysse. Un chien !

​

         Même si le meilleur des pères n’aurait jamais pu envisager l’éventualité de ce qui venait de se produire, il s’interrogeait : devrait-il un jour se reprocher de ne pas avoir agi plus vite que ma destinée de lecteur ?

       Le regard pâle de ma mère replié en son for intérieur, était tout ce qu’il aurait en réponse.

         Le jour même, il m’a fait venir dans son bureau. J’ai observé que le tiroir où il rangeait son pistolet n’était pas fermé à clé. Ce tiroir ne restait ouvert que quand il était à la maison, et alors personne ne devait entrer dans son bureau. Je savais que le pistolet était là parce que j’avais enfreint cette règle en profitant du moment où il faisait sa sieste, et j’avais regardé dans le tiroir.

       Il a sorti des étagères de sa bibliothèque son exemplaire de l’Odyssée. « Tu peux le garder » m’a-t-il dit.

​

         C’était le livre qui allait le plus compter pour moi. J’ai compris tout ce que ce livre racontait, au point de ne pas croire ce qui se passait à la fin. Le divin Ulysse, le subtil Ulysse ne rentrait jamais chez lui, c’était encore une ruse, quelqu’un d’autre prenait son apparence. Une ruse conçue cette fois-ci non par Ulysse mais par Télémaque, pour se débarrasser de ces prétendants qui convoitaient et le trône d’Ithaque et sa mère, envahissaient sa maison, mangeaient ses brebis et ses bœufs, et conspiraient contre lui. Pas tout seul, bien sûr, Télémaque n’aurait jamais été capable de concevoir tout seul un stratagème pareil, mais avec la complicité d’Athénée la Déesse aux yeux clairs, prête à extorquer à notre Père Kronide Zeus Olympien sa bienveillance.

        Ou bien, ou bien. Peut-être même que c’était Pénélope, aussi rusée qu’Ulysse, qui avait conçu ce dénouement. Vingt ans passés à tisser un linceul pour son père pendant la journée et à défaire la nuit le travail de la journée. Vingt ans. Et cela pour gagner du temps, pour faire attendre les prétendants. Elle s’était fatiguée de sa ruse. Qu’on ne parle plus de la toile de Pénélope ! s’était-elle dit. J’arrête le tissage ! Je vais tous les tuer !

          

 

        Quelque temps après la visite du voisin, sa femme est venue voir ma mère. Elle la rencontrait les dimanches à la messe. Son mari s’était suicidé et j’ai entendu ma mère raconter à mon père que si la femme était tellement abasourdie, ce n’était pas parce que la mort de son mari l’affectait, mais parce qu’elle s’attendait à ce qu’il soit tué. Comme elle savait que ceux qui auraient dû le tuer ne se seraient pas donné la peine de déguiser son exécution en suicide, elle se disait qu’il y avait quelque chose de très louche dans le geste de son mari, et elle n’osait pas ouvrir l’enveloppe qu’il avait laissé à son nom.

          Elle l’avait enfin ouverte et c’était pour cela qu’elle venait voir ma mère.

          « C’est vraiment louche, madame –a-elle-dit, embarrassée– Tout ce qu’il me dit dans ce mot c’est de donner son chien à votre fils.»

           Ainsi, je me trouvais à hériter d’Ulysse.

           « Je comprendrai si vous refusez que votre fils le prenne –a encore dit la femme à ma mère– Moi, je ne sais pas ce que j’en ferai, je n’ai aucune confiance en ce chien.»

​

​

          Quand ma mère a mis mon père au courant, il a réagi de nouveau comme s’il venait d’apercevoir l’éclair de génie involontaire sorti de la boîte. Il s’est lancé dans un soliloque :

          « En lui proposant que mon fils s’occupe de ce chien, je l’ai aidé sans le savoir à prendre la décision de se suicider. Je l’ai peut-être même poussé, qui sait ? Lui-même ne savait pas encore que c’était ce qu’il voulait. Il a dû le comprendre quand il a su ce qu’il pouvait faire du chien. Il a dû le comprendre instantanément, c’est pour ça qu’il était tellement effrayé… »

          Ma mère a attendu pour dire :

          « Cette pauvre femme ne saurait pas quoi faire de cet animal. Tu es d’accord pour que notre fils le prenne ? »

           Elle a dû attendre encore plus longtemps la réponse :

           « Bien sûr... À lui de décider ce qu’il en fera. »

            Il m’a appelé dans son bureau.

           « La décision t’appartient complètement –m’a-t-il dit–, ce que tu feras sera probablement la décision la plus importante de ta vie. »

           Ensuite, il a sorti son pistolet du tiroir de son bureau et s’est mis à me montrer comment le recharger, et comment le démonter et le nettoyer.

​

           Le lendemain, je suis allé à la maison du voisin. Je craignais qu’Ulysse ne devienne agressif et je me demandais ce que je devrais alors faire, mais il m’a accueilli comme si je lui étais familier. J’ai eu du mal à le traîner hors du jardin, c’était un bâtard de taille moyenne et il avait les poils du museau blancs, et des crocs de travers ressortaient de sa bouche fermée, mais il lui restait encore de la force.

           Il essayait de revenir. Il a même cherché à sauter par-dessus la clôture. Il ne voulait pas s’en aller. Je le repoussais, le menaçais de coups de bâton. Il faisait semblant de prendre la fuite et il revenait. Il dodelinait de la tête, regardait sur les côtés, me regardait. J’étais fatigué et les coups de griffes de ses pattes quand je l’avais traîné hors du jardin me faisaient mal. Je me suis assis par terre, le dos appuyé contre la clôture. J’avais envie de fermer les yeux un instant mais je n’osais pas, craignant qu’il n’en profite pour disparaître.

​

           Je pense à Athénée la Déesse aux yeux clairs. Je pense à Pénélope se disant : « Je vais tous les tuer! » Je pense à mon père et à sa théorie de l’éclair de génie involontaire sorti de la boîte. Je me demande s’il a vraiment existé.

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