ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
GUSTAVO ZAFRA
LE DÎNER LITTÉRAIRE
Nicolaï Vassiliévitch Gogol mériterait d’être fêté tous les 20 mars dans le Grand Ménologe oriental. C’est un saint. Si les spécialistes de la littérature russe me disent que ça se discute, je peux l’admettre. Mais ce qui est en tout cas indiscutable, c’est qu’il est mort en martyr. L’auteur du Nez voulait mener le Diable par le bout du nez. Comme tout grand menteur.
Il a beaucoup menti. A sa mère, pour commencer. Pour se faire pardonner un mensonge, il en inventait un autre. Ce sont les mensonges les plus flagrants pour ses biographes. Il lui mentait pour lui soutirer de l’argent pour ses voyages – de vrais voyages, des errances.
Pour Nicolaï Vassiliévitch, voyager n’aurait pas été la même chose s’il n’avait pas eu à raconter ces mensonges. Il mentait avec beaucoup d’imagination. Il a beaucoup voyagé, et il a probablement inventé quelques-uns de ces voyages. Comme tout grand voyageur.
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Dans ses pages Weekend, voisinant avec les mots croisés, le New York Times publie une sorte de questionnaire ludique adressé à un écrivain ou une écrivaine, ou a un éditeur ou une éditrice. La première question est souvent : Quels livres avez-vous sur votre table de nuit en ce moment ? La suivante peut être : Quel est le dernier grand livre que vous avez lu ? Ou Quel est l’auteur classique que vous avez lu récemment pour la première fois ? Ou Quel est le meilleur livre que vous avez reçu en cadeau ? Ou encore Décrivez votre expérience idéale de lecture (quand, où, quoi, comment). Et ainsi de suite.
La dernière question est presque toujours : Supposons que vous organisiez un dîner littéraire, quels sont les trois auteurs, morts ou vivants, que vous inviteriez ?
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David Rose m’avait prévenu par email :
« Achète le New York Times ce week-end. »
Le week-end est arrivé, j’ai failli oublier. C’est en passant −par hasard− devant le kiosque à journaux de la place Saint-Sulpice le samedi que j’y ai pensé.
Je ne me souvenais pas d’avoir acheté un journal dans ce kiosque avant. Le kiosquier m’a pourtant salué comme si je le lui achetais tous les jours. Sur le moment je n’ai pas trouvé cela étrange. Si j’avais dû répondre devant Dieu de ma presque flamboyance, comme disait David en se moquant, je lui aurais dit : « Puisqu’il est entendu entre vous et moi que je disparaîtrai à Paris, rien ne peut me sembler étrange. »
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En réponse à la dernière question du New York Times, David donnait deux noms, celui de Nicolaï Vassiliévitch Gogol et le mien. Et il précisait que la troisième place resterait vide, en attendant que nous soyons arrivés à sa petite fête. Le journaliste du New York Times a voulu savoir qui diable j’étais, et il a négligé l’énigme diabolique de la place vide tel que David la formulait.
A mon propos, David a eu une réponse sibylline : « Il est bien connu de ceux qui ont lu La dernière chevauchée de Ruy López ». Le Ruy López appelé le père de la théorie, un prêtre espagnol du XVIe siècle, auteur de l’un des premiers grands manuels de théorie et d’histoire du jeu d’échecs.
Ruy López était né à Zafra, dans la province de Badajoz, où je n’ai jamais mis les pieds. Dois-je dire de mon vivant ? Dans sa réponse, David se gardait bien de préciser si j’étais un écrivant mort ou vivant. Esprit farceur es-tu là ?.
David Rose, lui, est aussi l’auteur du Roi qui refusait de se coucher –je dis aussi parce presque personne ne sait qu’il est l’auteur de beaucoup d’autres grandes œuvres littéraires.
Le personnage de ce récit – ou longue nouvelle pour d’autres – est le roi d’un jeu d’échecs qui refuse de se laisser coucher – comme le veut l’usage, pour reconnaître la supériorité de l’adversaire et signifier l’abandon de la partie. Cette attitude, comme on peut l’imaginer, était souvent très embarrassante pour tout le monde dans les tournois.
Quelques jours après la publication du questionnaire, on apprenait la nouvelle de la disparition de David. Il avait été renversé par un tramway dans le centre-ville d’Ostende.
J’ai visité Ostende. Nicolaï Vassilévitch aussi.
J’ai dit disparition parce que pour moi les circonstances en faisaient une mort invraisemblable, pour qui a eu l’occasion de rouler en tramway dans le centre-ville d’Ostende, et en hiver. Mais peut-être qu’elle était là, l’explication : ils ne vont pas assez vite pour faire peur. Ou ils n’en donnent pas l’impression.
Je me demandais comment l’idée de la mort de David pouvait-elle découler d’une impression floue, celle que je gardais de la vitesse de roulement des tramways dans le centre-ville d’Ostende en hiver. Dans le souvenir, la vitesse à laquelle les choses se passent est toujours floue, et c’est le moins que l’on puisse dire puisqu’elle n’existe pas réellement. C’est ce que le souvenir a en commun avec le rêve : la vitesse à laquelle les choses se passent n’est pas réelle, elle n’est pas mesurable, elle est peut-être incommensurable.
Par contre, si c’était une disparition, cela me semblait tout à fait concevable.
Ce n’était pas une question oiseuse.
David s’était amusé à m’appeler un jour de Copenhague, une ville où je n’avais pas encore été – il s’amusait à m’appeler de villes où je n’étais jamais allé –. Je lui avais demandé ce qu’il faisait chez le Prince du Danemark. « Même Shakespeare n’est jamais allé à Copenhague » avais-je dit. « Je prends le tramway » avait-il répondu.
Depuis qu’il était devenu l’auteur du Roi qui refusait de se coucher, il voyageait souvent. Sa mère, réticente avant, était maintenant disposée à financer ses voyages. La raison de ce revirement restera mystérieuse.
Il n’allait que dans des villes où il y avait encore le tramway. Ou plutôt : où on l’avait conservé, quitte parfois à le moderniser. Il avait quelque chose en tête à ce propos. Quelque chose dans sa tête et qui était hors du temps. Il aimait l’idée d’un temps où on prenait le tramway. Mais dans sa tête c’était un temps futur. Presque un avenir. Il poursuivait le contenu de cette idée dans son esprit.
Il ne séjournait jamais longtemps dans ces villes, sa femme refusait de l’accompagner, et sa mère aussi mais ce n’était pas son âge avancé qui la décourageait de prendre l’avion avec son fils pour un long voyage. J’ai eu l’occasion de demander à Ève, sa femme, la raison de son refus. « Je crois que ce serait tuant de prendre son tramway −m’a-t-elle répondu. Et je crois que sa mère le pense aussi. »
Malgré tout l’amour qu’elles avaient pour lui, c’était compréhensible. Après la courte période de sommeil normale qui avait suivi Le roi qui refusait de se coucher, David était redevenu insomniaque. Il habitait Chicago et aller prendre le tramway à Copenhague était dans son cas de l’insomnie.
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Quelques jours après l’annonce de sa mort, on apprenait que son corps avait disparu. Il avait été transporté aux services d’urgence de l’hôpital le plus proche par les pompiers, pour lui faire suivre les formalités usuelles dans ce cas, et il avait profité d’un moment d’inattention des brancardiers pour s’en aller.
Je dois dire que je le connaissais assez pour n’est pas être surpris. Je connaissais sa femme et sa mère suffisamment, c’est-à-dire non pas l’une et l’autre indépendamment, mais réunies en un seul être pour l’amour de David et par une sorte de spéculative détestation scolastique l’une de l’autre.
À chaque anniversaire de l’une et l’autre, David leur adressait le même souhait : « Je te souhaite de vivre éternellement, chère mère », « Je te souhaite de vivre éternellement, chère Ève. » Cela les mettait en colère. Comment pouvait-il en douter ? Mais au lieu de se mettre en colère contre lui, elles se mettaient en colère l’une contre l’autre
David faisait semblant d’être ailleurs. Dans une ville invisible, à prendre le tramway.
Une des raisons pour lesquelles sa mère, qui s’appelait Augusta, cherchait querelle à sa belle-fille, était son prénom. Elle prétendait que le fait de s’appeler Ève signifiait qu’elle se faisait passer pour quelqu’un d’autre. Ève réagissait en s’exclamant : « Telle mère, tel fils ! » Ce qu’elle entendait par là était apparemment d’une telle énormité pour Augusta, qu’elle manquait de s’évanouir de rage. Une dispute au sens inextricable commençait alors, en prenant après ce démarrage aux cymbales, un ton de retenue et de froideur. David continuait à faire semblant d’être ailleurs.
Elles se sont querellées trop souvent en ma présence, et pourtant, quand j’y pense, je me demande si j’ai vraiment eu l’occasion de les voir ensemble aussi souvent que ça. Peut-être que ma présence déclenchait chez elles l’envie d’en découdre. Ou bien étaient-elles peut-être coutumières du fait devant les étrangers, comme ces couples qui choisissent pour se disputer les moments où ils sont avec des amis. Mais un jour, David, me voyant embarrassé, m’a avoué qu’Ève ne s’appelait pas Ève. « Je lui ai changé son prénom » m’a-t-il dit. Je ne lui ai pas demandé pourquoi il l’avait fait, mais je me suis promis de demander un jour à Ève pourquoi elle avait accepté. Je ne l’ai jamais fait.
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Après avoir appris la nouvelle de la disparition de David, j’ai attendu pour les appeler. Ce que j’attendais ? Même si je pouvais imaginer à quel point cela l’aurait amusé, je ne pensais pas que ses pouvoirs d’esprit farceur lui auraient permis de se présenter par surprise chez moi.
Aussi, s’il ne m’appelait plus, je pouvais le comprendre. Parce que m’appeler maintenant d’une ville que je ne connaissais pas n’avait plus la drôlerie d’une bonne farce. (« Imagine une ville que tu ne connais pas ! ») Ni pour lui, ni pour moi. Je me demandais pourquoi. D’où me venait cette certitude que je ne pouvais pourtant pas qualifier d’étrange. La différence entre le David vivant et le David mort ne tenait donc qu’à cela ? C’était cela la différence entre la vie et la mort ? La drôlerie de la blague s’éteignait alors comme des villes inconnues qui disparaissaient de notre vie l’une après l’autre ?
C’était donc cela ?
À la fin de sa vie, Nicolaï Vassiliévitch, terrorisé par le prêtre fanatique Matvei Kostantinovski et par le Diable, est soumis à de terribles souffrances par des médecins qui prétendent le soigner. La partie la plus ignominieuse des traitements violents auxquels on le soumet, malgré ses supplications, consiste à lui poser de grosses sangsues sur le nez. C’était comme si on profanait son cadavre.
J’avais pleuré en apprenant cela. J’étais tombé sur sa biographie dans une petite librairie de livres d’occasion où je dépensais mon argent de poche. Je ne savais pas encore qui était Nicolaï Vassiliévitch, je n’avais rien lu de lui. Le titre avait trouvé une résonance énigmatique dans mon esprit : Biographie de l’auteur des Âmes mortes. Énigmatique parce que, guidé par une sorte de crédulité que je qualifierais de littéraire – et d’autres, d’idiotie – chez moi, à l’âge que j’avais alors, j’avais cru que j’étais tombé sur le titre de ma vie à vivre.
A l’époque, je n’avais demandé à personne de croire à mes larmes. Je ne le fais pas aujourd’hui. On m’avait sommé de m’expliquer et je m’étais fait traiter ensuite de comique.
« Encore à faire le comique ! ».
Encore ? Ce n’était donc pas la première fois que je faisais le comique ? Je tombais des nues. On avait dû donc me le répéter avant. Pourtant, il me semblait que c’était la première fois que j’entendais ça.
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Je ne me décidais pas à appeler Augusta et Ève. Je ne savais toujours pas ce que j’allais leur dire. Que doit-on dire quand le mort se barre après son décès ? Demander s’il y aura quand même des funérailles ?
Bien sûr, je pouvais demander à parler à David, comme si je n’étais au courant de rien, et noyer ensuite mon embarras dans la confusion, mais cela aurait été un manque de loyauté. Non pas envers lui mais envers ce qu’on appelle la littérature. Le rôle que j’avais joué dans sa vie d’écrivain m’interdisait de faire semblant d’ignorer sa disparition. Et Augusta et Ève avaient pour lui la plus grande et la plus jalouse admiration.
Quand Maria Ivanova parlait de son fils Nicolaï Vassiliévitch, elle lui attribuait la paternité de tous les ouvrages qui tombaient entre ses mains. Nicolaï Vassiliévitch enrageait, elle ne lisait que de mauvais romans.
Ève veillait à ce que Augusta ne fasse pas la même connerie, elle lui notait des titres d’œuvres indiscutablement littéraires sur des post-it qu’elle collait sur la porte du frigo.
David était donc l’auteur de la Divine Comédie (le tome 1 : l’Enfer), La Métamorphose, L’interprétation des rêves, Mesure pour mesure, Le Temps retrouvé, Les Hortenses, L’Invention de Morel…
Cela le laissait imperturbable. Une seule fois il s’était mis en colère. Il avait appris par une amie française qui était tombée sur Augusta le jour où elle avait appelé, qu’il était l’auteur du Petit Robert.
Il s’était bien gardé de montrer sa colère et de demander des explications à Ève, même s’il était sûr que c’était elle qui avait décroché le téléphone et en avait profité pour se faire passer pour Augusta et se laisser aller a une irrépressible envie de pisser de rire en se moquant… de lui ? d’elle-même ? d’Augusta ? de la littérature ?
Il avait fait ce qu’aurait fait Nicolaï Vassiliévitch, il avait accusé le Diable.
Nicolaï Vassiliévitch accusait souvent le Diable. La plus grave des accusations qu’il a proférées contre lui est de l’avoir poussé à brûler la suite des Âmes mortes. « Il m’a menti » a-t-il dit.
David accusa le Diable de s’être fait passer pour sa mère. Ce que Nicolaï Vassiliévitch n’aurait jamais fait ; mais lui n’a jamais été marié.
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David habitait l’immeuble où je logeais l’été à Chicago. Des amis me prêtaient leur appartement. Je l’avais peut-être croisé dans le lobby ou dans les ascenseurs. C’était un immeuble de trente-neuf étages.
Dans le salon de l’entrée, on trouvait souvent l’après-midi un vieux monsieur que tout le monde, aussi bien les autres résidents que les employés, appelait par son prénom, Georges, et qui s’installait là à l’affût de partenaires pour jouer aux échecs. Il y avait quelques joueurs coriaces dans l’immeuble. Georges ne gagnait pas toujours mais il ne perdait jamais, il s’endormait avant.
Il m’avait dit un jour, avant de s’endormir : « Vous jouez comme un comique. »
Il écrivait depuis des années une biographie de François-André Danican Philidor, Le Grand, et une Histoire du jeu d’échecs. Quand il me l’a appris, peut être parce cela faisait longtemps que nous nous connaissions et qu’il n’en avait jamais fait mention, je me suis demandé si ce n’était pas des affabulations. Mais j’étais à ce moment-là sous le coup d’une mise en échec pathétique, une véritable symphonie romantique. Il venait encore de me battre, et dans une partie qu’il avait jouée à l’aveugle. Je lui en voulait de savoir jouer comme un sourd.
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Georges avait parlé de moi à David et lui avait donné à lire mes nouvelles. Jusqu’alors, j’ignorais que Georges s’était donné la peine de les lire.
David attendait avec impatience mon arrivée. Il voulait me poser une question – une seule ! – : Comment écrivez-vous vos nouvelles ?
David avait abandonné son poste de professeur dans une petite université de province depuis plusieurs années déjà pour retourner à Chicago, habiter chez sa mère. Avec Ève pour porter ses bagages. Ce dont Augusta n’avait pas été prévenue.
Quad je l’ai connu, il était déjà l’auteur de beaucoup d’œuvres célèbres de la littérature universelle –...Bouvard et Pécuchet, L'Importance d'être constant, Le cas étrange du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde. … – mais il n’était pas encore l’auteur du Roi qui refusait de se coucher, il n’avait pas la plus vague idée de l’existence de ce titre.
David avait fourni à Augusta une bonne raison pour qu’elle se justifie devant Dieu de l’entretenir : il était retourné à Chicago pour se consacrer à l’écriture d’une œuvre transcendantale. Une œuvre qui allait inspirer de la dévotion aux lecteurs de la première décennie du 21e siècle.
Dieu avait donné son accord à Augusta sans aucune difficulté, David n’était pas n’importe quel fils. Mais elle trouvait suspect qu’Ève compte aussi sur elle. Suspect, claironnait-elle pour se faire entendre de Dieu, mais hélas ! Dieu semblait avoir un faible pour Ève. Ce qu’Augusta était bien obligée de comprendre. Ève n’était pas n’importe quelle épouse, elle était l’épouse d’un écrivain, et pas n’importe lequel, l’épouse de l’auteur des Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull, Journal de l’année de la peste, L’âne d’or…
Malgré cela, Augusta avouait qu’elle trouvait parfois effrayante la bienveillance de Dieu envers Ève.
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Ève avait travaillé dans les services administratifs de l’université où David avait enseigné et depuis qu’elle était à Chicago, elle avait repris des études, mais il était impossible de savoir exactement quel cursus elle suivait à De Paul. David travaillait un peu, de temps en temps, en faisant des traductions du français, pour lui donner son argent de poche, comme il disait. Ève se lamentait : « J’étais une fille bien, je n’avais pas de grandes aspirations dans la vie. Le seul but de ma vie, depuis que j’étais gamine, était de devenir un femme dépensière. »
Si j’étais présent quand elle se lamentait ainsi, elle me prenait à témoin – en otage, devrais-je dire – d’une manière ou d’une autre. Une fois elle s’est mise à se plaindre de la qualité de ses vêtements, elle a commencé par les tirailler sur elle pour les exhiber à mon regard, et puis elle s’est mise à les enlever frénétiquement pour que je les examine. Elle allait bientôt être complètement nue quand David a trouvé la parade pour l’arrêter : il s’est mis à enlever ses vêtements lui aussi. Augusta était partie furieuse vers la cuisine, où elle a cassé quelques assiettes.
A Chicago, je nageais tous les matins. C’était presque le seul but de ma vie en été. Il y avait une belle piscine dans l’immeuble. Je perfectionnais mon style de meilleur nageur du monde en solitaire. Très tôt le matin il n’y avait personne.
Un matin, David m’y attendait. Georges m’avait prévenu qu’il chercherait l’occasion de m’aborder, mais je n’imaginais pas qu’il se pointerait à la piscine. J’ai compris qu’il n’allait pas me lâcher. Je lui ai dit : « Écoutez, j’essaierai de répondre à votre question mais pas maintenant et, à une condition : que vous ne reveniez pas rôder par ici à l’heure où je nage. »
J’étais prêt à marchander sans vraiment croire à ce que je disais, tant pis, je ne voulais pas qu’il me pourrisse l’été, c’était le dernier été de ma vie. Chaque été est le dernier été de la vie ; que ça recommence une année plus tard n’y change rien.
Malgré mon agacement, j’avais réussi à contourner le mot importuner. Je m’en serais voulu de le blesser, j’avais deviné, à sa manière de m’aborder, hésitante et vaguement énervée, que j’avais affaire à un être extrêmement susceptible.
« Marché conclu ! » s’est-il exclamé, et il a voulu me serrer la main. Je me suis demandé quel âge il pouvait avoir. Quarante ans peut-être, ou plus. Il devait avoir un rapport inconsistant avec son âge. Il avait l’âge de quelqu’un qui ne deviendrait jamais vieux, ou qui le deviendrait tout d’un coup. J’ai quand même refusé de lui serrer la main, j’ignorais encore ce qu’il avait réussi à m’extorquer.
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Quand David lisait un auteur – ce qu’il faisait toujours exhaustivement – pour son intérêt personnel ou/et pour des raisons professionnelles lorsqu’il avait été enseignant – un auteur mort ou vivant–, son but était de trouver la question à lui poser si par un mystérieux hasard l’occasion de le rencontrer se présentait.
Il ne se donnait le droit qu’à une seule question. C’était aussi le but qu’il fixait à ses étudiants dans son enseignement. Comment ne pas imaginer qu’il leur a laissé un souvenir inoubliable ?
Nous nous sommes retrouvés dans le lobby de l’immeuble, en présence de Georges. Nous avons joué chacun une partie avec lui et à chaque fois il s’est endormi. La deuxième fois il s’est plaint, avant de s’endormir : « Vous n’avez pas honte de vous mettre à deux contre un pauvre vieux ? »
C’était la seule façon, il était imbattable deux fois de suite.
Nous sommes passés à la question que David voulait me poser. Je ne la connaissais pas encore.
Comment écrivais-je mes nouvelles ?
J’étais soulagé. Je pouvais répondre en deux, trois phrases. Un tour de main dans mes cordes.
Je crains toujours les questions sur mes nouvelles parce que je ne sais pas quoi dire. Je n’ai rien à y ajouter. Aucun commentaire. Je suis toujours étonné par ces écrivains qui vont dans des salons ou à des programmes de télévision pour parler de leurs livres. Comment peuvent-ils être aussi bavards ? Je suis allé une fois voir un de ces écrivains dans une librairie où il présentait son livre. Je voulais comprendre. Je n’ai rien pu comprendre. Je n’ai rien entendu de ce qu’il disait. J’étais fasciné par le verre d’eau qu’il avait devant lui sur la table. Je ne pouvais pas arrêter de regarder ce verre. Je craignais le moment où, lorsqu’il voudrait boire une gorgée d’eau, un énergumène dans la salle se lèverait pour crier N’y touchez pas ! Allez jusqu’au bout ! Mourez de soif !
Je craignais que cet énergumène ne soit autre que moi.
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Après le soulagement, je suis devenu suspicieux. Comment David avait-il trouvé la question à me poser ? J’étais sceptique. Comme aurait dit le Diable : « Ce n’est qu’un être humain. »
Quelqu’un lui aurait-il soufflé la seule question à laquelle je pouvais répondre ? Ce ne pouvait être que quelqu’un qui connaissait la réponse.
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Ève avait la manie d’enlever constamment ses lunettes pour regarder son interlocuteur de mon plus beau regard de myope disait son regard, d’ailleurs très convaincant.
« Asseyez-vous, s’il vous plaît – m’a dit Augusta. Je dois vous expliquer quelque chose. »
Les voyant dans le salon de l’entrée, assises à attendre, j’avais tout de suite compris qui elles étaient. J’avais aussi compris le fait que Georges ait préféré n’est pas être présent.
Elles voulaient m’expliquer que David était l’auteur de La vie est un songe, Les voyages de Gulliver, Les Papiers d’Aspern, La Peste…
J’avais, entre-temps, réfléchi à la situation.
« Je crois que je le savais déjà » ai-je dit.
Elle a hoché la tête avec une sévère satisfaction.
« À vrai dire, ma belle-fille s’en doutait un peu… »
J’ai alors dit :
« Je crois savoir aussi que David est l’auteur du Roi qui refusait de se coucher ».
Augusta s’est tournée vers Ève, qui a enlevé ses lunettes pour me fixer, depuis la brume de son plus beau regard de myope.
Le lendemain matin, David trouvait un post-it avec le nouveau titre sur la porte du frigo.
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Le poète Alexandre Sergueïevitch Pouchkine a-t-il vraiment fourni à Nicolaï Vassiliévitch le sujet des Âmes Mortes ?
Nicolaï Vassiliévitch se serait-il plus ou moins indûment approprié du sujet des Âmes Mortes dont Pouchkine pensait tirer un poème ?
Alexandre Sergueïevitch aurait-il préféré filer le sujet à Nicolaï Vassiliévitch considérant que ce n’était pas pour lui mais pour le talent comique de l’auteur du Nez ?
On ne peut pas balayer ces faits biographiques d’un revers de main comme des légendes, parce qu’il est possible que tout cela ait été inventé par Nicolaï Vassiliétich lui-même, comme tant d’autres rumeurs qu’il faisait courir sur son propre compte.
Nicolaï Vassiliévitch n’était pas un grand menteur pour rien. A la mort d’Alexandre Sergueïevitch Pouchkine – tué dans un duel à cause de trop d’engouement de sa femme pour les bals à la cour d’Alexandre 1er –, il a écrit dans une lettre à Pletniov, le dédicataire d’Eugène Onéguine :
« Je ne pouvais recevoir de pire nouvelle de Russie. Avec lui, c’est la joie suprême de ma vie qui est disparue. Je n’entreprenais rien sans son conseil. Jamais je n’ai écrit une seule ligne sans le voir devant moi, sans me demander ce qu’il dirait, de quoi il rirait, ce qu’il approuverait définitivement. Son jugement était le seul qui me préoccupait et qui soutenait mes forces… ».
… De quoi il rirait…
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« Attendez, je suis tellement troublée… »
C’était Augusta. Je n’avais eu le temps de rien dire.
Ève a pris le téléphone.
« C’est moi… –a-t-elle dit. Vous viendrez au dîner, n’est-ce pas ? Nicolaï Vassiliévitch sera sûrement en retard, on le comprend, le pauvre. Georges aussi. Il est mort, vous savez… Vous aussi, vous serez en retard ? »
J’aurais pu lui dire que ce serait la première fois de ma vie.
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