ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
…on n’a jamais vu un cadavre, raide sur
son lit entre quatre cierges,lever une main pour chasser
une mouche de son front ou de son nez.
Pirandello
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J’ai fait la connaissance du senatore dans un dîner chez Maurice Delavanière. Quand Maurice allait en Italie pour des tournées d’affaires, il invitait Umberto à le rejoindre à Rome ou à Milan. Il ne prenait jamais le chemin de Venise, il m’avouait ne pas comprendre ce que je lui trouvais à cette ville dont le caractère lacustre lui répugnait autant que l’odeur du fromage à pâte molle.
Ils étaient très intrigués l’un par l’autre, Maurice et le senatore. Des aspects outrageusement pragmatiques de la personnalité de Maurice laissaient Umberto ahuri, et Maurice disait de lui qu’il devait aller aux toilettes comme s’il allait au conclave pour l’élection du nouveau pape, tellement ses airs d’initié et ses propos sibyllins le laissaient ahuri à son tour. Au fait, ce que Maurice prenait pour des propos sibyllins étaient des aphorismes qu’Umberto laissait tomber par-ci par-là dans sa conversation et qu’il sortait de sa mémoire comme d’un jeu de cartes. Il l’a même fait parfois d’un air soudain distrait et étrangement insouciant de leur à-propos. C’était probablement un signe. Alors que moi j’avais l’impression à ces instants-là d’être indiscret, lui ne semblait pas du tout atteint par mon regard. Ce qui lui arrivait me touchait, il me faisait penser à un vieux corbeau perché dérouté par l’idée de l’apesanteur.
À part son agacement devant ses propos sibyllins, en homme d’affaires qui n’aurait jamais commis l’erreur de négliger les détails, Maurice trouvait le Vénitien vraiment très décoratif pour ses tournées en Italie. Peut-être me voyait-il moi comme une sorte de Vénitien d’adoption : peut-être avais-je dans son esprit ma propre fonction pas si décorative que ça en tant qu’abstraction lacustre.
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Maurice faisait des prévisions sur tout – ce qui pouvait sembler normal dans les calculs de risques de ses investissements –, et je savais que ce qu’il craignait était de se trouver à dépendre des autres, si l’argent venait à lui manquer. S’il y avait une chose qu’il croyait savoir de lui-même c’était qu’il n’aurait jamais droit à la générosité de quiconque. Mais je me demandais aussi à propos de son infatigable anxiété pragmatique : la suspicion de quel type de disparition se préparait-il à craindre un jour, la mort ou l’éternité ?
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Puisque le senatore était son invité, Maurice aurait voulu prendre en charge les frais de son séjour à ces occasions, hélas l’invité refusait fermement, et sans cacher sa sournoiserie : son hôte devait faire à chaque occasion une donation à la Bibliothèque Nationale Marciana de Venise. Maurice ne pouvait s’empêcher de se demander avec agacement ce que cette bibliothèque faisait de son argent mais vue l’intransigeance d’Umberto il ne lui restait, disait-il, que la perfidie de se garder d’aller plus loin dans sa curiosité. «M’as-tu bien entendu, Umberto ? »
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Le senatore était à quelques années d’atteindre l’âge d’un vieillard solennel, il était d’une dizaine d’années plus âgé que Maurice, et moi je me trouvais loin de ce décompte. Le soir où j’ai fait sa connaissance, Umberto nous a raconté comment il était devenu sénateur à vie. Cela s’était passé d’une manière incroyablement simple, se vantait-il feignant l’étonnement. Cette feinte facile et qui pouvait sembler indigne de lui était destinée à apitoyer Anne, la compagne de Maurice. À l’apitoyer. J’en déduisais qu’une sacrée déconvenue lui avait appris à ne pas chercher à l’épater.
Umberto nous a donc raconté qu’il était venu à Paris avec un groupe de sénateurs italiens invités par le président de la chambre haute. Grandes agapes. Il en gardait de très beaux souvenirs. Parmi lesquels, un clin d’œil de Claudia (Cardinale), l’Italienne de l’île Saint-Louis, une vieille connaissance. Il avait eu le réflexe de détourner le clin d’œil, en s’interposant juste au bon moment entre la tête penchée de Claudia et l’homme à qui le geste était destiné. Des paparazzis italiens avaient vendu les photos à la presse people. – « Ce ne serait pas plutôt ta nièce qui a fait le coup ? Celle qui est attachée de presse chez je ne sais quel éditeur ? », s’est moqué Maurice. – De retour en Italie, on ne dérogerait dorénavant jamais au senatore son titre, même après qu’il eut quitté prématurément la vie politique, suivi selon Maurice d’autant de casseroles qu’une voiture américaine Just Married.
Quand Maurice m’a invité à dîner chez lui à Neuilly pour me présenter Umberto, il m’a parlé de celui-ci comme d’un homme très cultivé, grand connaisseur de toutes les littératures. Il a dit « grand connaisseur de toutes les littératures » avec toute la crédulité et la roublardise dont il était capable en homme d’affaires. C’était sa méconnaissance qui parlait. Comme si vraiment il avait quelque chose en tête. Avec lui on ne pouvait pas savoir.
J’étais parmi ses amis, l’homme cultivé – ce de quoi ma condition de marginal dans ce milieu m’excusait. Je lui servais d’alibi pour mépriser ses autres amis, dans les affaires comme lui et un petit peu plus au courant que lui – et parfois très honorablement – des affaires littéraires. Son idée était plus ou moins : à quoi bon pour eux de savoir ce qu’ils en savaient si moi, je savais non pas plus, mais tout. Du plus, Maurice en faisait le tout. Belle affaire !
Je me demandais devant quel juge je devrais répondre de ça, ce tout n’était pour moi qu’une affaire drolatique, je n’allais pas le prendre au sérieux quand même, je me voyais moi-même comme sauvé du sérieux par mon caractère d’invité sui generis dans cet appartement luxueux de Neuilly. Non seulement je n’appartenais pas à ce milieu social, mais en plus j'étais un étranger. J’assistais à des conversations où on parlait sans mystère de mystérieux comptes en Suisse et de ce qu’on appelle aujourd’hui optimisation fiscale. Maurice semblait se réjouir d’introduire dans ces conversations l’indiscrétion de mon écoute. Il m’adressait de temps en temps un regard et un méchant sourire sous-entendus : tu en es témoin !
D’accord, m’amusais-je, mais témoin devant qui ? Qu’on me juge, donc.
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Maurice était complètement imperméable à la fiction littéraire et cinématographique. Il ne lisait ni romans ni nouvelles, et il n’allait jamais au cinéma. Il s’amusait à raconter comment la mère de Françoise, sa première femme, avait profité d’une séance James Bond – Les diamants sont éternels – pour fausser compagnie à sa fille et filer chez le notaire signer un testament où elle léguait tout son argent à l’abbé Pierre. C’était ça pour lui le cinéma, disait-il : des gens qui filent toujours. Et il était toujours étonné qu’on veuille leur courir après, cela n’avait aucun sens.
Un exemple du seul type de fiction qui pouvait l’intéresser étaient les conférences du prix Nobel de physique Richard P. Feynman. Dans ces conférences Feynman débattait avec un humour grinçant de la fascination des hommes pour les soucoupes volantes (la conférence préférée de Maurice), la guérison par la foi, la télépathie, l’horoscope et autres sujets de cet ordre. Maurice était un grand lecteur de livres de vulgarisation scientifique, et plus que ça.
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Il avait raison, le senatore était un grand connaisseur. Et quand il disait de toutes les littératures et quand il le traitait d’homme cultivé, c’était bien sa méconnaissance qui parlait. Umberto savait tout, et ce n’était pas Maurice qui le disait maintenant mais moi-même. Je ne m’étais jamais retrouvé devant un phénomène pareil. La situation était fantastique, et tenait en même temps du vaudeville. J’avais en face de moi une sorte de moi-même – selon Maurice – qui me devançait largement dans ma destinée par l’âge, et par quoi encore, me demandais-je, surpris de ma propre perplexité.
Pendant le dîner, je regardais de temps en temps Maurice, en me demandant s’il était conscient de sa position dans l’univers à ce moment exact où une confluence fantastique s’opérait dans les cieux. En un instant j’avais été transformé comme un personnage de Poe qui revenait des abîmes en portant pour preuve de ce qu’il savait, des cheveux complètement blancs. Cela ne pouvait pas se voir chez moi, évidemment, mais ce qui comptait c’était que je n’aurais pas osé me lever pour aller me regarder dans la glace. Je restais assis à poursuivre tétanisé la conversation avec Umberto. Je me demandais quelle était la prédiction qui n’allait pas tarder à s’accomplir.
Umberto a alors parlé d’un écrivain vénitien qu’il connaissait, Pier Maria Pasinetti, l’auteur de Petites Vénitiennes compliquées, que j’avais lu. Et Maurice a tout de suite réagi, s’adressant à moi :
« Eh bien, le senatore pourra te le présenter la prochaine fois que tu iras à Venise. Cela pourrait être utile. »
J’ai vu qu’Umberto attendait ma réponse soudain aux aguets. Il n’avait pas réussi à savoir à quoi s’en tenir avec moi. Il devait se demander comment j’étais arrivé à me retrouver à la place que j’occupais là, dans quelles circonstances Maurice et moi étions devenus de si vieux amis sans avoir pourtant partagé l’âge de la jeunesse, nous ne nous connaissions que depuis quelques années.
« Umberto ne pourra pas me le présenter, ai-je dit. Ni Pasinetti ni aucun autre écrivain ou écrivaine. Les écrivains et les écrivaines n’existent pas, Maurice. Pour une raison que j’avoue ne pas comprendre, les lecteurs semblent avoir un besoin parfois compulsif de croire qu’ils existent. Ils veulent les voir, les entendre, les toucher, leur demander leurs avis, leur raconter leurs problèmes, parfois même coucher avec eux ou avec elles. Comme s’ils espéraient y trouver quelque chose. Est-ce que c’est parce qu’ils les lisent qu’ils veulent croire qu’ils existent ? Quelle étrange manque de logique. Cela devrait justement les confirmer dans la conviction de leur inexistence. Parfois les écrivains et les écrivaines deviennent des êtres de fiction, et c’est tout, c’est la vie comme on dit. »
Il y a eu un silence. Maurice s’est tourné vers Umberto, mais le senatore n’a rien dit tout de suite, il a regardé Anne, en face de lui et lui a souri comme si quelque chose l’avait distrait du but de sa pensée, et puisque le ciel ne nous faisait grâce d’aucun aphorisme, il a repris avec un petit air de lassitude, la conversation sur ce roman de Pasinetti que je me souvenais avoir aimé, un roman de déambulations vers un dénouement tragique, un roman plein de bavardages techniquement insensés.
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Nous avions fini le dîner et nous passions au salon. Anne avait délogé des fauteuils les deux grands chiens labrador pour nous faire de la place. Sur la table basse, le verre de chacun attendait, la bonne – une vieille dame parcimonieuse et revêche avec laquelle Maurice se disputait sans cesse pour le plus grand amusement d’Anne, qui les traitait de couple – avait tout préparé selon les habitudes qu’elle connaissait, et pour le senatore Anne l’avait renseignée.
Après s’être assis, Umberto a voulu se relever pour prendre son verre, mais il n’a pas pu accomplir son geste, il est resté immobilisé sur le bord du fauteuil. Par l’embarras et l’agacement résigné que son visage exprimait, on comprenait que la douleur qui venait de le saisir lui était familière.
Maurice s’est levé et m’a demandé de l’aider à repousser la table basse. Umberto, qui avait un physique longiligne, s’est alors laissé tomber sur le côté, un peu penché sur lui-même et baissant l’épaule, comme s’il se jetait discrètement par-dessus bord, et une fois sur le sol, patiemment, il s’est étalé sur le dos. Cinq étages plus bas, par une nuit de pleine lune, de l’autre côté de l’avenue du général Koenig coulait boueuse la Seine. Je suis sûr que le senatore avait tenu compte de cet arrière-plan au moment de se laisser tomber par-dessus bord. Le secret de cette chute de vieux cascadeur mondain laissait Maurice pantois et Anne avec un rire d’amusement honteux étouffé dans la gorge.
« Et c’est parti pour la nuit – m’a dit Maurice, il faut juste poser à côté de lui une bouteille d’eau vide, une bouteille en plastique découpée au goulot pour qu’il pisse de temps en temps, il en aura besoin. »
La croisière s’est poursuivie, donc. Les lumières des immeubles de La Défense rampaient vers le ciel de l’autre côté du stade Monclar, sur l’autre rive de la Seine. Nous avons continué à siroter notre alcool et à bavarder avec Umberto allongé par terre, les yeux tournés vers le vide sous les paupières mi-fermées. De temps en temps il intervenait dans la conversation comme s’il nous envoyait des messages d’une autre galaxie, ce qu’il disait n’avait rien à voir ou presque avec le sujet. Les aphorismes qu’il citait tombaient à côté, mais non sans effet, il faut le reconnaître. Si on lui demandait des explications, il marmonnait Rien, bah… Il a remercié Anne quand elle s’est agenouillée à ses pieds et lui a enlevé les chaussures :
« Heureusement que vous êtes là pour y penser, Anne. »
Un peu plus tard, Maurice a dit :
« Ça lui est déjà arrivé à Rome, et à Milan, les dernières fois. »
Anne a compris ce qui commençait à le tracasser. Il n’avait pas très envie qu’Umberto fasse la grasse mâtinée sur la moquette de son salon.
« Il lui faudrait un bon kiné » a-t-elle dit.
Maurice démarrait ses journées très tôt et n’aimait pas que les autres dorment quand il ne dormait pas. C’était un de ces esprits altruistes qui se sentent inutiles quand les autres dorment. C’était pour ça qu’Anne préférait avoir son propre appartement.
« Tu ne connaîtrais pas un bon kiné, par hasard ? » – m’a-t-il dit.
C’est rare un bon kiné, et prêt à se déplacer au milieu de la nuit ; j’en connaissais un justement.
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Anne est partie en nous prévenant qu’il se faisait tard. Le lendemain c’était la Toussaint et le matin elle traînait Maurice au cimetière de Neuilly, déposer des chrysanthèmes quelque part. Ce quelque part était la sépulture de Françoise. C’était une sépulture assez spacieuse, Maurice avait prévu assez de place pour trois corps le moment venu. Et peut-être aussi pour ses chiens. Il essayait de temps en temps de me soutirer l’engagement de m’occuper avec Anne – qui ne pourrait pas le faire toute seule – de les enterrer avec lui s’il mourait avant eux. Il avait un plan pour lequel il prétendait pouvoir soudoyer les gens qu’il fallait. Vrai ou faux, y croire le rassurait.
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Anne avait son appartement un peu plus loin dans la rue. Nous sommes sortis au balcon la regarder marcher vers son immeuble et attendre l’arrivée du kiné. Théo est arrivé très vite. Nous l’avons vu se garer devant l’immeuble et traverser le jardin après avoir jeté un rapide coup d’œil vers le haut. Maurice est allé le recevoir.
J’ai proposé à Théo de boire un verre avant de réveiller le senatore et de le remettre en état de marcher, nous pourrions alors le conduire à son hôtel, lui et moi. Je m’attendais à ce qu’il me pose des questions. Il s’est affalé sur un fauteuil avec un verre de whisky à la main en regardant avec attention le corps sur la moquette. Et ça n’a duré qu’un instant, il n’a pas eu le temps d’avaler une goutte de son verre. « Même moi je ne pourrais rien faire pour lui » a-t-il dit, et il s’est relevé pour aller vérifier.
Cette même année, en me promenant dans les allées du Grand Palais, cette enceinte 19e où avait lieu à la fin du 20e siècle le Salon du Livre, j’ai vu que la présence de Pasinetti était annoncée sur le stand de son éditeur pour une signature. Je ne pouvais pas faire semblant d’ignorer l’occasion, je n’avais pas d’autre alternative que faire semblant de lui serrer la main comme si je n’existais pas non plus – pour le reste je ne me sentais pas obligé de lui demander sa signature. Je me suis dit que la chose à faire était donc de me présenter en tant que vieil ami d’un Vénitien mort du quartier de Dorsoduro, puisque dans l’espace d’une soirée j’avais eu le temps de devenir un vieil ami d’Umberto. Mais au stand de son éditeur, l’attachée de presse m’a expliqué que la signature avait été annulée, Pasinetti ne pouvait plus se déplacer, le vieil homme était tombé et s’était cassé la hanche. Ah bon ? Il était tombé ? Et d’où aurait-il bien pu tomber ? Comme si j’allais la croire !
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