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 Chiens écrasés

         

  

 

      Il n’y avait que moi à l’avoir lu, le roman d’Hyppolite Frémont ? J’étais avec mes copines et mes copains de lycée. Je me suis sentie bizarre. Je me souvenais qu’en refermant ce roman« autobiographique », à la fin de la lecture, j’avais eu l’impression que quelque chose me restait collé à la peau des doigts, aux paupières, aux narines. J’apprenais maintenant qu’on s’en était servi récemment dans un canular. Quelqu’un l’avait envoyé par courrier, sous un autre titre et avec un faux nom d’auteur, à plusieurs éditeurs parisiens.

       L’auteur du canular voulait démontrer la néantise du milieu éditorial. Le roman avait été refusé partout. Les lecteurs des maisons d’éditions qui l’avaient eu entre leurs mains n’avaient pas reconnu l’œuvre d’un écrivain acclamé moins d’une décennie auparavant comme un nouveau Flaubert. Leurs lettres de refus étaient apparemment édifiantes.

       Aujourd’hui, presque personne ne se souvient d’Hyppolite Frémont. Pourtant, à l’époque, le siècle après celui de Flaubert, son succès aurait pu faire dire à Frémont : « Charles Bovary c’est moi ». Charles, le gentil mari de cette romanesque Bovary, un médecin de campagne. On parlait de Frémont comme s’il rhabillait, avec son roman autobiographique, le genre romanesque que Flaubert avait mis à nu en disant « Madame Bovary c’est moi ». Le plus drôle était que personne ne semblait comprendre pourquoi il avait titré son roman « Les Poires ». A part les poires du titre, il n’y avait pas une seule poire pour la soif le long de ces quatre cents quatre-vingt-dix-sept pages autobiographiques. 

      Je reviens au canular. Nous étions, mes copains et moi, filles et garçons, attablés dans un café de Port-Royal où nous nous retrouvions à la sortie du lycée. Nous en parlions. Le but de l’auteur du canular nous amusait et en même temps nous laissait sceptiques. Ne se donnait-il pas trop de peine pour pas grand chose ? Entre cet humoriste aux intentions acerbes et nous il y avait un fossé générationnel. Eh oui : le « trop » qui reste de la néantise. Si ce n’est pas cela qu’on appelle un fossé générationnel, alors c’est quoi ? A se donner de la peine pour de la « néantise », on ne peut que trop en faire. Ça peut paraître décevant et injuste, mais c’est ainsi.

          J’étais assise sur la banquette, où un garçon me tenait par les épaules. Je l’aimais bien, ce garçon, il était mignon, mais ce n’était pas quelqu’un capable de me faire croire à l’amour. Pourtant, j’y étais prête. Le garçon assis en face a pris la pose pour s’adresser à celui qui avait amené le sujet à discussion : « Tu ne comprends rien. Ne dis pas rubrique littéraire, dis rubrique de chiens écrasés. » J’ai fondu. Instantanément. Je suis sure que s’il avait dit « Rubrique des faits divers », je ne serais pas tombée amoureuse. 

         Deux jours plus tard, nous couchions ensemble. J’étais vierge. Je me suis tout de suite mise à l’appeler Gustave. Au début ça l’amusait. « Pourquoi m’appelles-tu Gustave ? » Parce que je n’aime pas ton prénom. » « Et tu trouves que Gustave est mieux ? » « Je trouve que c’est un prénom de chien écrasé. » « C’est vrai ce qu’on dit de toi. » « Sois heureux, je ne suis plus vierge et je suis encore amoureuse de toi. »

 

 

        Je reviens à Flaubert et à Frémont. Après le lycée, j’ai entrepris des études de lettres à La Sorbonne. Frémont était un auteur oublié et le roman de Flaubert, pourtant de moins en moins lu depuis qu’il n’était plus lecture scolaire obligatoire, était maintenant publié en e-book sous le titre de « Emma B.» Le réchauffement climatique se poursuivait inexorablement. Les grandes puissances avaient relancé la conquête de l’espace (sur Terre tout allait au plus mal). Moi je tombais toujours amoureuse de garçons qui voulaient écrire des romans. C’était ahurissant ! De ma part, je veux dire. Pour moi, après la performance cancanière de Gustave, après sa mise à nu du genre romanesque en disant « Mme Bovary –devenue Emma B.− c’est moi », c’était se donner trop de peine de vouloir lever aussi la jambe en l’air. J’en ai eu marre de mes amoureux, ces romanciers de l’ère du réchauffement climatique, et de mes études de lettres. L’occasion s’est présentée de travailler à la télévision, je l’ai saisie. J’étais prête à n’importe quoi pour échapper au genre romanesque. Je suis devenue Miss Météo sur une chaîne où ce garçon que j’appelais Gustave et dont j’avais été follement amoureuse, occupait un poste à la direction.

       Au bout d’un certain temps, il m’a fait venir dans son bureau. « Tu es heureuse dans ton travail ? » Quelle question ! Il voulait peut-être qu’en plus de me trémousser je fasse la moue pour s’exciter encore plus en me regardant ? « Tu as quelque chose d’autre que la météo à me proposer ? » « J’ai en marre de te regarder faire la météo, en faisant, moi, comme si j’étais le seul à te voir, cela devient malsain, la chaîne reçoit des tas de messages écœurants, des dingues de tous les coins de France t’écrivent, un retraité de la poste te demande en mariage, un type qui a gagné au loto te propose une fortune pour faire la pluie et le beau temps sur le tapis de son salon, et maintenant les Chinois s’y mettent. »

       Je le savais, on me l’avait dit, mais je ne prenais pas la peine de lire ces emails. « Je veux que tu disparaisses de l’écran pour un certain temps, il faut que ça se calme. Tu vas faire un peu de journalisme. Je vais te confier une enquête. » Il me regardait avec des yeux fatigués, d’insomniaque. « Sinon, je vais devenir fou. » Crève, gros malin, à regretter le jour où tu m’a proposé de devenir Miss Météo. Il avait voulu se moquer de moi, il m’en voulait toujours de l’avoir largué pour un autre Gustave. 

      Quand il m’a appris de quoi il s’agissait, je lui ai dit : « Tu portes bien ton prénom ! » Il a bondi de son fauteuil, derrière son bureau, et m’a crié : « Je t’interdis de m’appeler Gustave ! » C’était un esprit tordu. Il voulait que j’enquête sur l’auteur du canular qui lui avait permis de prendre si bien la pose de tombeur extralucide quand nous étions lycéens. Qu’était devenu cet homme ? Ou cette femme ? Qu’était devenue sa vie après ce canular ? J’ai eu le sentiment qu’on me renvoyait à mon époque de la fac de lettres, tout en ayant l’impression que c’était une époque plus lointaine que mes années de lycéenne. Mais quel esprit tordu, ce Gustave, vraiment !

     Bien sûr, j’ai accepté. Pour me trouver tout de suite en rade. Il aurait très bien pu avoir été kidnappé par des extraterrestres, ce rigolo. Par où commencer ? Je me suis dit que je ne perdais rien en allant interroger Hippolyte Frémont, il en savait peut-être quelque chose. S’il restait quelque chose de lui, me disais-je, en allant le voir sans chercher à le prévenir. J’y allais en réfléchissant en chemin au « trop » de la néantise, sans soupçonner que c’était dans l’absolu que cette sorte de transvasement devait s’accomplir maintenant. 

 

 

      Je me suis retrouvé devant un pavillon de banlieue, l’endroit le plus improbable où j’aurais pu l’imaginer à l’époque où j’avais lu son roman. Mais je me suis rappelé que Flaubert avait sous-titré « Madame Bovary » : Mœurs de province. Le monde était devenu partout une province et Frémont ne faisait peut-être que se moquer du monde ?

      J’ai frappé à sa porte. Des pas feutrés. Un vieillard de grande taille m’a ouvert. Il s’appuyait sur sa canne avec ses deux mains, les bras tendus. « Ah, Miss Météo ! Enfin ! » Sourire fragile, tremblement anxieux des lèvres, regard embarrassé, craintif, lubrique... Le masque de la vieillesse. « C’est Miss Météo ! » Il avait fait l’effort de se retourner pour l’annoncer à quelqu’un derrière lui. Un gros chat est venu s’enrouler entre mes jambes. Je n’ai pas compris tout de suite que c’était au chat qu’il parlait. « Vous m’attendiez ? ». J’étais sidérée. Ma question l’a surpris autant qu’à moi sa manière de me recevoir. « Vous ne venez pas à cause des emails ? » « Quels emails ? » « Les emails que mon chat vous envoie. C’est lui, Hsin. Le Chinois. » Encore un qui fantasmait sur moi. En se prenant pour son chat.

       Quand je lui ai expliqué la raison de ma visite, ce canular dont il ne se souvenait probablement pas, ai-je dit, il est resté quelques secondes interdit, avant de s’emporter : « Vous n’allez pas me faire croire que vous êtes venue me voir en ignorant que c’était moi l’auteur de ce canular ?! » Et il m’a fermé la porte au nez.

      Je suis restée pétrifiée, à l’entendre encore dans ma tête parler à son chat. Le chat miaulait derrière la porte. Dans mon désarroi, je me suis promis de relire « Les Poires ». Je ne sais pas si je le ferai. Je cherchais comment m’en aller.

-Mai
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