GUSTAVO ZAFRA
ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
IN PROGRES
Une nouvelle tous les mois
INDEX
2016
-mars
La femme de l'homme invisible (1)
- Il n’était pas question que l’homme invisible, le mari de ma mère –je n’osais pas dire mon père, j’étais un enfant superstitieux mais je n’aurais pas su dire exactement ce que je craignais– il n’était pas question qu’il sorte de l’argent de ses poches vides pour me donner de quoi payer le billet d’avion, le séjour à l’hôtel, et la bouteille de vodka avec laquelle j’avais l’intention de conclure ma vie d’enfant pour entamer précocement mon adolescence (et merde ! l’enfance, ras-le-bol !) Il avait beau être invisible, il n’était pas magicien, disait ma mère, qui selon ma sœur lui trouvait toutes les excuses et toutes les justifications imaginables.
-avril
La femme de l'homme invisible(2)
-C’était la première fois que j’étais séparé d’elle, je n’étais jamais parti en colonie de vacances. Ma sœur non plus. Ma mère craignait que, loin d’elle, nous nous laissions aller à raconter qu’elle était la femme de l’homme invisible.
-mai
La femme de l'homme invisible(3)
-Depuis sa plus tendre enfance, elle avait la manie de renifler le verre de l’homme invisible. Si ma mère avait l’habitude –fâcheuse habitude, se plaignait l’homme invisible − de laisser traîner ses chaussures à talons n’importe où, lui il avait l’embarrassante habitude –s’énervait ma mère− d’oublier son verre n’importe où.
-juillet
La femme de l'homme invisible(4)
-L’homme invisible se documentait. C’est ce qu’il disait. Tous les matins. « Je me documente. » Il passait ses insomnies à ça. Il y avait, selon lui, de grandes chances que la maison que cet écrivain avait achetée, soit hantée. « Comme notre appartement. Je me demande combien de temps les voisins vont mettre à se rendre compte que vous racontez des bobards et qu’il n’y a pas de mari borgne de votre mère. »
-octobre
La femme de l'homme invisible(5)
-Je n’avais pas mis les pieds dans un hôpital depuis des siècles, comme disait l’homme invisible chaque fois que ma sœur ou moi, ou madame Kozlov −devenue partie de la famille−, lui demandions depuis quand ceci ou cela. En ajoutant sentencieusement : Avec moi tout s’efface. Ce à quoi ma mère disait trouver beaucoup plus de classe qu’au Après moi le déluge des hommes qu’elle avait connus avant (« Je préfère ne pas faire de commentaires sur ta vie amoureuse avant moi », lui disait alors son invisible de mari, en laissant entendre qu’il avait le plus grand mépris, ou pitié, ou les deux, pour les hommes que ma mère avait aimés, avant lui). Et puis, les noms des rues et des allées de cet endroit me rendaient nerveux, on aurait pu croire que j’avais peur de m’y perdre (à Sainte-Anne les rues, les allées, les cours et les galeries portent les noms d’Artaud, Michaux, Claudel (Camille),Verlaine, Schuman, Breton, Kafka, Pirandello, Poe, Berlioz, Utrillo, Cabanis, Maupassant, Ravel, et il y a un parc Baudelaire).