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-juillet 2016

LA FEMME DE L'HOMME INVISIBLE (4)

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           Quand il souffrait d’insomnie et qu’il se levait au milieu de la nuit, l’homme invisible n’avait pas le réflexe d’allumer les lumières, c’était très étrange. Il se cognait contre les meubles, contre les tables, il renversait des objets. Il ne se plaignait pas des coups qu’il prenait mais seulement du bruit que lui-même faisait, parce que ça lui cassait les oreilles, disait-il.

 

          Les voisins commençaient à donner des signes d’agacement. Ma mère s’en inquiétait. Elle était trop altière, elle refusait de croire qu’on oserait lui faire des remarques, mais elle craignait qu’ils ne se rabattent sur ses enfants. L’homme invisible s’agaçait : « Les voisins ! Tes enfants n’ont qu’à dire que je ne vois que d’un Å“il, il ne faut pas non plus qu’ils pensent que je suis aveugle. Â» J’ai demandé à ma sÅ“ur à voix basse : « Il veut qu’on dise qu’il est borgne ? Â» Je n’ai pas eu de réponse. Elle avait l’air songeur. Elle avait pour cet homme plus d’empathie que moi. A quoi cela tenait-il, je ne saurais pas le dire. Le fait est que notre relation, à lui et à moi, semblait aller plutôt vers l’impasse, ce qui rendait ma mère malheureuse.

 

          Au bout d’une de ses nuits d’insomnie, il a de nouveau répété à ma mère : « On m’en veut. Â» Cette fois-ci, au lieu de se refuser à y croire, elle lui a répondu : « Oui. Mais de quoi ? Â» Sa vie d’écrivain de vulgarisation scientifique s’avérait un fiasco, les revues scientifiques –françaises et américaines− auxquelles il expédiait ses articles sur l’insomnie ne prenaient même pas la peine d’en accuser réception.

 

           Il y avait du génie dans ce qu’il écrivait. Ma sÅ“ur et moi avons eu le droit de lire quelques-uns de ces articles et cela a été un éblouissement. Ces articles étaient comme les traces d’un esprit insaisissable. Le souvenir que j’en garde me fait penser aux Å“uvres de deux artistes du Land Art (l’air de rien en plus, bien sûr) : Christo, l’emballeur de ponts et de monuments, dont j’ai fait la connaissance chez mes amis suisses les Neumer (si c’était bien lui), dans leur maison de l’île d’Andros. Et Richard Long, le marcheur de A Line made by walking et d’autres sculptures sur place (A Line in the Sahara, Walking a line in Peru...), que j’ai salué lors d’une exposition à St. Ives, dans les Cornouailles, et que j’ai ensuite vu à Nice, mesurant de ses pas d’arpenteur d’espaces incommensurables la Promenade des Anglais, suivi d’un pigeon boiteux qui picorait par terre, on aurait cru à une blague.

 

 

 

             Dans le premier des articles que j’ai lu, l’auteur commençait par dire que dans toute grande –et petite− découverte scientifique, l’élément déclecheur est trop souvent un accident. C’était ce trop qui faisait la lumière sur l’affaire. Cela ne pouvait pas être plus clair. La veille, ma mère avait abandonné ses chaussures à talons aiguille dans le vestibule. Au milieu de la nuit, l’homme invisible s’y était pris les pieds et il s’était étalé bruyamment sur le parquet.

 

           En cas de chute, il n’y avait que ma mère qui avait le droit d’aller le secourir. Nous, on nous interdisait de sortir de notre chambre (je partageais encore ma chambre avec ma sÅ“ur). Apparemment, au lieu de le trouver par terre à maudire, ma mère l’a trouvé plongé, après le vacarme d’enfer de la chute, dans un silence qui lui a fait très peur. Mais nous avons été vite rassurés par ses éclats de rire. Elle nous a mis au courant de l’événement le lendemain : l’homme invisible était devenu du jour au lendemain un cas scientifique.

 

            J’ai remarqué qu’elle ne disait pas votre père. Ma sÅ“ur l’avait remarqué aussi : « Elle ne doit pas trouver votre père très scientifique Â».

 

            Dans ce premier article, il parlait de sa chute comme de son sacre. Ce qui peut sembler curieux, mais on peut se dire aussi qu’il avait le sens de la chute. C’est une raison −et scientifique et littéraire− de le supposer. Et ce sera tout puisque dans son cas, les éditeurs, dont le métier ne va pas sans le flair, en ont manqué jusqu’à l’imposture.

 

 

           Ma mère était attachée de presse dans une maison d’édition (dont je tais le nom...). Quand elle accompagnait des auteurs qui passaient à la télé, elle rentrait tard ; quand elle accompagnait des auteurs qui passaient à la radio, elle partait très tôt. Elle nous disait : « Jouez à être tout seuls si vous voulez, mais surtout ne faites pas de bruit. Â» Son mari avait besoin de calme, après ses mauvaises nuits. Mais à la vérité, quand elle était sortie, nous ne savions jamais s’il était dans l’appartement. Ma mère lui reprochait souvent, devant nous, de s’amuser à nous effrayer. Croyait-elle, sincèrement, qu’il nous faisait peur ? « Ce sont tes enfants Â» lui disait-elle. Il riait (il aimait rire). « Là, c’est toi qui veux m’effrayer, ils ne me ressemblent pas. Â»

 

 

 

          Mais si, nous lui ressemblions : nous n’avions pas peur de rester seuls sans jamais savoir si nous l’étions vraiment.

 

        Souvent, lorsque ma mère rentrait tard après avoir accompagné un auteur qui passait dans une émission de télévision, nous avions droit à une session de potins médiatico-littéraires. C’était vraiment la fête. L’homme invisible ne regardait pas souvent la télé, mais il était friand des potins que rapportait ma mère. Il s’amusait comme un fou de ce qu’elle racontait. « Oh ! Il a vraiment dit ça ?! Â» Et encore : « Oh ! Il faisait le mariol ?! Â» Et encore : « Oh ! Mais quelle espèce d’....! Â» « Attention ! –s’écriait ma mère. Reste poli devant les enfants ou je ne te raconte plus rien ! Â»

 

          Un jour, ma mère est rentrée en disant : « Je t’ai trouvé du travail. Â» « Oh! Tu es la femme la plus futée que je connaisse, mais que tu sois capable de me trouver du boulot, à moi, ça c’est une blague. Â» Selon lui, la seule personne capable de lui trouver du boulot, c’était son copain marabout du 18e arrondissement, celui qui, comme par hasard, se trouvait en prison.

 

          Mais ce n’était pas une blague. Enfin, oui et non.

 

          Elle avait accompagné dans une émission de télé un écrivain qui venait d’avoir un énorme succès avec son premier roman −la narratrice était une chanteuse française qui gagnait le concours de l’Eurovision−, et qui s’apprêtait à s’installer en Irlande. « Pour fuir les médias ? Pour payer moins d’impôts ? Pour élever des setters ? Pour cultiver des rhododendrons ?... Â» « Quoi qu’il en soit… Â», l’a interrompu ma mère.

 

         Cet écrivain avait donc besoin d’un bricoleur pour s’assurer, à moindre frais et en toute discrétion, de la mise en état de la maison qu’il venait d’acheter par agence quelque part dans la campagne du comté de Galway. Ma mère, qui rêvait depuis toujours de vacances en famille, avait saisi l’occasion, elle lui avait proposé les services de son « compagnon Â» (elle trouvait que dans ce cas, « compagnon Â» était plus convaincant que « mari Â»). L’écrivain avait cru à une aubaine. Il s’était précipité à son tour sur l’occasion : « Mais tu sais ? Il ne faut surtout pas faire de bruit, pour ne pas alerter les voisins, il parait qu’ils ne sont pas très amicaux dans le coin. Â» « Ne t’inquiète pas pour ça, mon compagnon n’aime pas trop se servir de la perceuse. Et si les enfants et moi sommes avec lui, cela n’aura pas du tout l’air d’un chantier.»

 

 

 

         L’homme invisible était scandalisé par la malhonnêteté de sa femme (ne parlons pas de la malhonnêteté de la mère de ses enfants !) : « Quand m’as-tu vu planter un clou? Changer un joint ? Peindre un mur ? .... Â» Ma mère est restée inflexible : « Je veux que mes enfants aient des vacances en famille au moins une fois dans leur vie. Â»

 

 

         Je craignais les vacances. L’ennui des vacances. Ce que j’avais entendu raconter par d’autres enfants ne m’emballait pas. Ma sÅ“ur essayait de me rassurer. Elle était ravie à l’idée de rencontrer des enfants qui parlent d’autres langues. Ça m’inquiétait encore plus. Je me rendais bien compte qu’elle serait capable de se débrouiller dans d’autres langues, alors que moi, je ne ferais jamais qu’y patauger et je la voyais me laisser en rade pour jouer l’amoureuse en se gargarisant de mots incompréhensibles. Elle imitait les acteurs étrangers des films que l’homme invisible aimait revoir avec ma mère pour rire à deux. Elle produisait des sons qui ne voulaient rien dire, mais qui correspondaient d’une manière extraordinaire et drôle à leurs mimiques. Il coupait le son de la télé et elle devenait une allumée totale. Elle avait un talent précoce d’histrion. Elle semblait un vieil enfant homérique (disait-il) quand elle faisait son numéro. « Elle tient ça de moi Â» « Ah bon ? De toi ? Tiens ! Tiens ! –faisait ma mère. Voilà encore un mystère ! Â».

 

        Celui qu’elle imitait le mieux c’était le grand acteur allemand Bruno Ganz. Il y a quelques années, j’ai accompagné une fille dont j’étais sur le point de tomber amoureux, voir un film où Bruno Ganz jouait Hitler. Elle m’avait dit : « Après, on ira chez moi. Â» Hélas, j’ai été tellement secoué dès que ce fou de Bruno Ganz a fait son apparition à l’écran et s’est mis à imiter ma sÅ“ur à l’âge qu’elle n’atteindra plus jamais, que je me suis enfui de la salle. Quand ma sÅ“ur l’a appris (par la fille) elle m’a dit : « Aller chez elle, pour la première fois, après avoir vu un film de trois heures (elle exagérait, 148 minutes) sur Hitler ! Tu es malade ! Â»

 

         Leurs projets de vacances avançaient. Je faisais comme si tout cela ne me concernait pas. « Tu vas prendre ton échiquier ? Â» Ma mère s’inquiétait pour moi. Bien sûr que j’allais le prendre ! Je n’ai pas répondu. « Il boude. Les petits génies des échecs sont des boudeurs », a dit ma sÅ“ur.

 

 

       L’homme invisible se documentait. C’est ce qu’il disait. Tous les matins. « Je me documente. Â» Il passait ses insomnies à ça. Il y avait, selon lui, de grandes chances que la maison que cet écrivain avait achetée, soit hantée. « Comme notre appartement. Je me demande combien de temps les voisins vont mettre à se rendre compte que vous racontez des bobards et qu’il n’y a pas de mari borgne de votre mère. Â»

 

       Ma mère semblait ne rien remarquer. Elle était contente, au moins une partie de son objectif semblait atteinte, avec ma sÅ“ur pleine d’illusions (quoique tordues) de midinette intello à l’esprit estival (elle n’enlevait plus son bikini et s’interrogeait sans cesse sur ses grains de beauté). Et l’homme invisible avait cessé de râler, ouf. La question de qui allait retaper la maison de l’écrivain paraissait ne pas l’inquiéter du tout, c’était fou ! Sur quoi croyait-elle que son « compagnon Â» se documentait ? Sur comment déboucher un évier, installer une nouvelle douche, un nouveau WC, restaurer l’émail de la baignoire ? Sur des travaux de maçonnerie ? De peinture ? D’électricité ?

 

       J’ai aimé le temps passé à l’aéroport à attendre, j’étais serein, je devais sembler hébété. J’ai aimé le voyage en avion, je devais avoir des yeux de hibou. La suite se passerait beaucoup moins dans l’hébétude. A Dublin, ma mère avait loué une voiture. Avant d’y monter je me sentais déjà mal, mais ma mère ne voulait surtout pas m’entendre dire que j’avais envie de vomir. Ma sÅ“ur s’est mise à rouspéter. « Pourtant, tu attends bien de moi que je pense aux sacs Ã  vomi, n’est-ce pas ? Â» Ma mère a été vite excédée : « Mais ma chérie, il ne vomit jamais ! Il est trop intelligent pour vomir ! N’est-ce pas, mon amour, que tu es trop intelligent pour avoir envie de vomir ? Il sait qu’il est absurde de dire qu’on a envie de vomir ! Personne n’a raisonnablement envie de vomir. Â» « Raisonnablement, raisonnablement... Â» a fait ma sÅ“ur. Je vomissais chaque fois. Cette fois-ci, je n’avais rien mangé depuis la veille au matin. J’avais fait semblant de manger, et dans les préparatifs et avec l’excitation du voyage, personne ne s’en était rendu compte. Je mourais de faim, je ne vomirais pas, je n’avais rien à vomir.

 

 

     

      Pourtant, j’ai vomi. Le visage dans le sac, je pleurais d’humiliation. Je ne comprenais pas comment c’était possible. L’homme invisible m’a éclairé : « Tu as vomi tes tripes. Â» Ma mère s’est retournée vers moi, les yeux presque en larmes : « Tu n’as rien mangé depuis hier ? Oh, mon Dieu ! Pardonne-moi, mon bébé. Pardonne-moi. Â» Lui pardonner quoi ? Là, j’étais largué. Etait-ce ma mère ou toutes les mères ?

 

      Nous nous sommes arrêtés sur une aire de repos pour déposer mes tripes qui empestaient la voiture. C’était le moment où ma mère me débarbouillait le visage avec des lingettes qui sentaient le talc pour fesses de bébé. Ma sÅ“ur était toujours écÅ“urée par l’odeur de ces lingettes. « C’est pire que ton vomi. Mon souhait le plus fervent est que tu grandisses à une vitesse fantastique, plus vite que moi s’il le faut, pour que nous échappions tous les deux à ce cauchemar qu’est ton enfance.»

 

       En reprenant la route, la discussion de l’homme invisible et de ma mère a repris. Il voulait conduire. « Je te connais. Tu ne pourras pas t’empêcher de trop appuyer sur l’accélérateur et de sourire de toutes tes dents pour la photo dès que tu apercevras un radar. » « Personne ne verra rien. Â» « Mais bien sûr qu’on te verra ! Â» Ma sÅ“ur, se penchant vers moi : « Ils ont tous les deux raison, c’est ça le problème. Tu comprends ? Â» J’ai sorti mon échiquier aux pièces aimantées. J’avais faim et en même temps j’aurais été incapable d’avaler quoi que ce soit.

 

        Ma sÅ“ur a sorti son bouquin. Elle lisait l’Enfer. Elle n’aimait pas les livres conseillés pour les lecteurs de son âge. « Des livres pour 14 ans+ / Jeunes adultes ? Et on devra passer ensuite à leurs livres pour débiles de 30-40 ans, 50-60 ans, 60-120 ans... ? Ces éditeurs nous prennent pour des imbéciles ! Â» Je la comprenais, je n’aimais pas les livres pour enfants. Pourtant, j’étais bien un enfant : j’étais obsédé par les manières de damer un pion.

 

       Ma sÅ“ur s’était mise en tête d’apprendre par cÅ“ur l’Enfer (entreprise qu’elle-même qualifiait d’insensée, son mot préféré cet été-là). J’ignorais comment elle avait découvert cet ouvrage et pourquoi elle en faisait une fixation. Ma mère aurait préféré qu’elle apprenne plutôt le Paradis. « Il y a des Å“uvres littéraires qu’il vaut mieux commencer par la fin, surtout quand on est une jeune fille si douée pour la lecture. Tu gaspilles tes talents bibliques. Â» L’homme invisible ne disait rien.

 

 

 

        La maison que l’écrivain avait achetée était effectivement hantée. Le lieu préféré du fantôme était le WC. Des lézards transparents rampaient à toute vitesse vers les coins et les rainures quand on allumait la lumière. La chasse d’eau était en hauteur, elle grinçait comme si elle allait se détraquer chaque fois qu’on la tirait et se vidait avec un magnifique bruit de dégorgement qui partait vers les entrailles de la Terre. La nuit, le fantôme cognait contre la porte si elle était fermée ; si elle était ouverte, il s’y enfermait en la claquant violemment et tirait la chasse.

 

 

      J’ai accepté d’aller à la plage à condition que ma sÅ“ur ne me prenne pas en photo. Elle avait reçu un appareil pour son anniversaire. Elle tannait ma mère pour qu’elle lui donne tout de suite les cadeaux de plusieurs anniversaires. « Ce n’est pas la peine d’attendre. Et si je meurs avant ? Â». « Explique-lui pourquoi ce n’est pas possible Â» a dit ma mère à l’homme invisible. Il l’a fait : « On meurt toujours avant. C’est ça, mourir. Et ta mère a raison, tu devrais commencer par le Paradis Â».

 

 

       Quand j’ai mis mon maillot de bain et me suis montré dans la cuisine (nous n’aimions pas beaucoup les autres pièces du rez-de-chaussée), il y a eu un grand silence. L’homme invisible m’a tiré hors de ma grande solitude : « J’étais comme toi quand j’étais enfant. Si tu es vraiment mon fils, tu n’as pas à t’en faire. Moi non plus je ne faisais pas le poids et regarde le bel homme que je suis devenu. Â» Ma mère s’est mise à rire, tout doucement au début, aux larmes ensuite. Il s’est fâché : « Tu te moques de moi ou de ton fils ? Â» Elle est repartie de plus belle. Selon ma sÅ“ur, cela voulait dire des deux.

 

 

      Je posais mon échiquier un peu partout, avec les pièces de la partie que je jouais, les autres je les avais dans les poches. Je jouais tout seul. Contre moi-même. J’échafaudais des parties compliquées qui me semblaient fantastiques. « Pourquoi tu refuses de jouer avec lui ? Â» disait ma mère à son mari. « Je lui ai appris à déplacer les pièces, je ne peux pas lui apprendre plus que ça, je ne suis pas assez bon. Â» « Pas assez bon ? Ce que je sais, c’est qu’il y a quelque chose que tu peux lui apprendre à propos de ce jeu. C’est même la seule chose extraordinaire que tu pourrais apprendre à quelqu’un. Â» « Tu deviens blessante. Â»

 

 

 

     Nous prenions le petit-déjeuner à la table de la cuisine. Ma sÅ“ur était toujours plongée dans son Enfer (elle n’avait pris que l’Enfer avec elle, maintenant elle était bien emmerdée, l’homme invisible l’avait envoyée sur les roses de sa couronne mortuaire, disait-elle). En se levant précipitamment pour s’en aller, elle a fait tomber l’échiquier par terre. Les pièces sont parties dans toutes les directions. Je pensais qu’elle allait m’engueuler, me dire que c’était ma faute, mais non. Avant que j’aie eu le temps de descendre de ma chaise, elle s’était mise à ramper par terre à genoux en cherchant les pièces. A quatre pattes, elle a tourné la tête vers moi, et j’ai vu sur son visage un air peiné que je ne lui avais jamais vu quand elle me regardait. « Tu pourras les remettre comme elles étaient ? Â» « Bien sûr. Â»

 

      Je me demande encore ce qu’elles avaient toutes les deux, ma mère et ma sÅ“ur, à pleurer pour moi, cet été là.

    

      Le lendemain matin, à la table de la cuisine, l’homme invisible est resté un instant debout, à regarder mon échiquier en buvant son café. Ma sÅ“ur a levé les yeux de son livre. Ma mère a posé sa tasse. « Tu n’es pas sérieux Â». D’une voix posée. Je ne me rendais pas compte. Ça m’a plu. De le savoir ? Qu’il me le dise ? J’ai joué et j’ai damé le pion.

 

 

 

 

 

               

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