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-octobre 2016

LA FEMME DE L'HOMME INVISIBLE (5)

           Madame Kozlov marchait pieds nus quand nous avons quitté l’hôpital, cela n’avait pas l’air de la gêner. Elle avait un visage concentré et paisible, de temps en temps les commissures de ses lèvres tremblaient, comme si elle allait sourire. 

 

          Le gardien nous a dit : « Bonne promenade. » Il était sérieux, le pauvre homme.

 

         Sur la pelouse de la cour Ravel, il y avait un piano blanc ce jour-là. Dans un rêve cela aurait pu avoir une signification. Un musicien m’a assuré un jour que la seule œuvre qu’un grand pianiste pourrait jouer dans un rêve est le Concerto pour la main gauche. C’était une chose que je pouvais croire. Sans m’y connaître en musique, je comprenais ce qu’il voulait dire. Ensuite je me suis dit que c’était une chose que n’importe qui pouvait croire. C’était une de ces vérités qui nous font croire à la Vérité, comme une pièce de monnaie sans valeur trouvée par terre nous fait pourtant croire à la chance.

 

          J’ai demandé à madame Kozlov : « Vous savez danser ? » Elle dansait très bien, aussi bien que ma mère, je le savais, mais je n’étais pas sûr qu’elle s’en souvienne ce matin-là. De temps en temps, le dimanche après-midi, l’homme invisible les faisait danser à tour de rôle. Elles s’habillaient comme pour sortir. Il appelait ces petites fêtes à trois « les après-midi de La Coupole. »

 

           « Si je sais danser ? » Elle semblait ne pas savoir quoi répondre. « Il faut que quelqu’un m’apprenne » ai-je dit. « Ah ! Mais je t’apprendrai. » « Avant le 14 juillet. » Une fille m’avait invité au bal du 14 juillet dans une caserne de pompiers du XIVe arrondissement.« C’est bientôt, le 14 juillet. » « Je le sais bien. »

 

 

 

          J’étais très pessimiste sur mes chances de devenir un bon danseur.

 

          Je n’avais pas mis les pieds dans un hôpital depuis des siècles, comme disait l’homme invisible chaque fois que ma sœur ou moi, ou madame Kozlov −devenue partie de la famille−, lui demandions depuis quand ceci ou cela. En ajoutant sentencieusement : Avec moi tout s’efface. Ce à quoi ma mère disait trouver beaucoup plus de classe qu’au Après moi le déluge des hommes qu’elle avait connus avant (« Je préfère ne pas faire de commentaires sur ta vie amoureuse avant moi », lui disait alors son invisible de mari, en laissant entendre qu’il avait le plus grand mépris, ou pitié, ou les deux, pour les hommes que ma mère avait aimés, avant lui). Et puis, les noms des rues et des allées de cet endroit me rendaient nerveux, on aurait pu croire que j’avais peur de m’y perdre (à Sainte-Anne les rues, les allées, les cours et les galeries portent les noms d’Artaud, Michaux, Claudel (Camille),Verlaine, Schuman, Breton, Kafka, Pirandello, Poe, Berlioz, Utrillo, Cabanis, Maupassant, Ravel, et il y a un parc Baudelaire).

 

 

          Il y régnait un grand calme que tous ces noms rendaient encore plus incroyable. A part quelques employés ou employées en uniforme qui rentraient dans un des bâtiments, je n’avais vu que deux autres personnes, un homme qui fumait assis sur un banc du parc Baudelaire et un jeune homme de mon âge au regard inquiet, que j’ai croisé dans la galerie Kafka (non, il ne ressemblait pas à l’écrivain tchèque de langue allemande que j’ai vu plus tard sur une photo), et qui m’a salué avec crainte. C’est très probablement ce grand calme qui m’a poussé à agir comme je l’ai fait avec madame Kozlov. Je n’ai pas pu m’empêcher de tendre ma main pour la toucher avant de l’embrasser comme si je tâtonnais dans les ténèbres.

 

 

           Elle m’a demandé d’appuyer mon oreille contre sa poitrine pour entendre les battements de son cœur. « Votre cœur bat trop vite, madame Kozlov. » S’il avait à peine battu, je crois que j’aurais dit la même chose.

 

         Ce ne fut qu’après avoir quitté l’hôpital que je me suis demandé Mais où sont passées ses chaussures ?

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