GUSTAVO ZAFRA
ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ
IN PROGRES
-mai 2016
LA FEMME DE L'HOMME INVISIBLE (3)
Tags
Je n’ai pas eu à beaucoup réfléchir pour comprendre que ma sœur parlait de l’armoire à miroir de la chambre de ma mère, mais comment avait-elle fait pour savoir ?
« Ainsi donc, toi, le petit monsieur « Je comprends tout », tu comprends, bien sûr, alors que moi, la midinette délurée, je dois m’arranger pour savoir, c’est bien ça ? M’arranger pour savoir ? »
Non sans une pointe de fierté –il s’agissait de ma sœur, ma sœur aînée, n’est-ce pas ? −, je commençais à la trouver vraiment futée. « Le petit monsieur « Je comprends tout » est un indiscret, sa grande sœur ne lui dira rien. »
Je ne peux pas dire quel âge exactement elle avait −il ne faut surtout pas compter sur moi pour que j’agisse en comptable du Temps ou de l’Argent− quand ma mère a considéré qu’il n’y avait plus de risque que, loin d’elle, ma sœur laisse échapper une quelconque indiscrétion à propos de l’homme invisible.
Ma mère se trompait.
Au lycée, ma sœur était la meneuse d’un petit groupe de filles intéressées par la littérature, le cinéma, la politique. Elles avaient organisé un voyage à Londres. Le programme incluait une après-midi dans le studio de la BBC où était enregistrée une émission radiophonique de séances de lectures données par des poètes, des poètes consacrés et des poètes méconnus. J’ignore comment où par qui ma sœur était au courant de ce programme. Je ne me posais pas de questions sur sa voracité de lectrice, elle de son côté ne se posait pas de questions sur ma vie la tête toujours dans l’échiquier.
Pour leur voyage à Londres, ma sœur et son petit groupe se sont teint les cheveux en rouge. Ma mère était furieuse, elle lui a demandé une explication raisonnable. Elle l’a eue : « A Londres, nous voulons passer inaperçues. »
Voyant arriver ce groupe d’ados aux cheveux rouges, le type de la BBC chargé de les recevoir a tout de suite compris, mais il a bu le calice jusqu’à la lie. A bien y réfléchir, cela n’a pas dû être tellement difficile, il sentait déjà passablement la bière amère et puis, par snobisme, un Anglais, plus que n’importe quel autre Européen, sait se montrer parfaitement stoïque, donc : « Je comprends que votre mère ait refusé de vous accompagner. » Ses collègues lui avaient fait une blague, il s’attendait à recevoir une certaine Cathy Deneuve et sa flopée d’enfants.
A la fin de l’enregistrement, les petites Françaises ont été invitées à rencontrer les poètes qui y avaient participé. On les a fait passer dans un salon où on servait du thé (en fait, du scotch dans des tasses de thé à l’effigie d’Elisabeth II), du sherry, du ginger ale, et des biscuits (trop sucrés). Ma sœur n’était pas intimidée, elle avait reniflé dans l’air l’odeur familière du scotch. Depuis sa plus tendre enfance, elle avait la manie de renifler le verre de l’homme invisible. Si ma mère avait l’habitude –fâcheuse habitude, se plaignait l’homme invisible − de laisser traîner ses chaussures à talons n’importe où, lui il avait l’embarrassante habitude –s’énervait ma mère− d’oublier son verre n’importe où.
Les autres filles collaient à l’assurance de ma sœur, ignorantes de ce qui guidait leur meneuse dans ce monde inconnu. Le plus âgé des poètes s’est détaché du groupe pour venir les accueillir. « Qu’il était beau ! » se pâmait ma sœur, toute émue, en nous racontant. C’était là , je le sais maintenant, le moment le plus extraordinaire de cet événement. Qu’une fille de son âge puisse reconnaître la beauté chez un vieillard qui tenait debout −au Prix du plus grand effort−, et en être émue, c’était étrange, presque terrifiant. Un vieillard qui se trouvait à quelques mois de devenir de la poussière dispersée. Quand elle a appris sa mort et qu’elle a vraiment compris qui il était, elle a pleuré de rage et de désespoir de ne pas l’avoir suffisamment su à ce moment-là .
Il n’était pas grand mais il s’est excusé de ne pas pouvoir se plier pour leur faire le baise-main. « J’ai commencé à rapetisser depuis déjà pas mal d’années, mais je reste encombré du souvenir de ma grande taille. Et pour le baise-main, de toute façon, je ne ferai pas aussi bien que les Français, ces sacrés farceurs, incompris de nous. » Il soutenait sa petite tasse à l’effigie de la reine comme s’il devait mourir (fusillé) et être enterré avec, elle faisait partie de lui pour l’éternité. Faiblesse de grand homme.
Son regard s’est posé avec une attention souriante sur chacune des filles, mais il devait avoir hâte de revenir à ma sœur et ça se comprend. « Vous avez du nez pour la poésie aussi ? »
Ma sœur lui a avoué qu’elle n’avait presque rien saisi de ce qu’elle avait entendu pendant l’enregistrement, son anglais était encore loin d’être suffisant. Il a fait mine de chercher dans sa mémoire, et puis il a récité pour elle un vers qu’il l’a priée de répéter. Par son élocution, on comprenait que c’était le commencement. Il y était question que ses cendres dispersées sur la Tamise deviennent le rêve de la tête coupée d’une reine qui y reposait, tout au fond. Ma sœur était déjà folle de lui. Sa vie amoureuse aurait pu s’arrêter là (et ouf !), en passion pour les cendres, avec ce vieillard. (« Je serais devenue une sorte de reine fantasmée et je serais restée vierge, c’est ce que tu veux dire ? ») Mais cet idiot de Richard Bidlake est venu tout gâcher.
Le poème sur ses propres cendres et la tête coupée d’une reine aurait pu être le dernier de la longue liste de chefs-d’œuvre du doyen des poètes invités –qui sait ?− si on l’avait laissé continuer sur sa lancée. Son testament même ! Hélas, Bidlake lui a coupé la parole. « Vous voulez bien me présenter ? » « Bien sûr ! » a fait le vieillard, et sans se retourner : « Je vous présente, jeunes filles, le seul poète prometteur de cette veillée. De nous tous, il est le seul qui est en âge de l’être, un prometteur. »
Bidlake a tout de suite entrepris de séduire ma sœur. En tenant lui aussi dans ses mains sa petite tasse à l’effigie de la reine. Il avait les doigts tachés d’encre et de nicotine. Un détail qui à mon avis n’inspirait pas confiance. « Si j’avais été une fille, j’aurais été dégoutée ! » « Oh, tu sais ! Les filles, nous traversons toutes une époque où on aime les sales types. »
Ma sœur a essayé de se débarrasser de lui, elle commençait à être gênée d’accaparer l’attention. Bidlake voulait faire d’elle un poème. Autant ses tentatives alcoolisées étaient pesantes (« Pour un prometteur, qu’il tient mal l’alcool ! », se disait ma sœur), autant les efforts en anglais de ma sœur pour le repousser devenaient, plus que maladroits, du non-sens.
Elle a voulu alors le décourager en lui faisant peur. Pourquoi pensait-elle qu’il aurait peur ? Elle n’a jamais su ou voulu me répondre, mais on peut estimer aujourd’hui que son idée disait quelque chose sur ses propres peurs, qu’elle cachait déjà si bien. Et je ne peux pas m’empêcher de me dire : « Surtout à moi. »
« Sachez –a-t-elle dit à Bidlake, que si je suis si étrangement jolie, et surtout si rousse, c’est parce que j’ai été conçue devant un miroir. » Rien de vraiment grave s’ils avaient été seuls, mais il y avait sa bande à elle. Les interdits sociaux que nous imposaient notre vie de famille intriguaient depuis déjà quelque temps ses copines. A l’en croire, puisqu’il était trop tard pour se ressaisir, elle avait dû se jeter dans les bras de Bidlake pour échapper à la prise qu’elle venait de leur offrir bêtement. Elle ne pouvait pas leur dire pourquoi ma mère, quand elle faisait l’amour avec l’homme invisible, tenait à le faire devant le miroir de sa chambre. La réponse était évidente, mais seulement pour nous.
Comme elle le dirait par la suite à ma mère pour se justifier de ce qui allait s’ensuivre –de retour de Londres elle lui a annoncé : « Je ne suis plus vierge »−, elle s’était fait prendre au piège. J’ai cru sentir que ma mère prenait cet au piège de ma sœur comme un reproche que sa fille lui adressait. Elle m’a semblé piquée au vif, mais à ce moment-là , l’homme invisible est entré dans la cuisine. « Tu m’expliqueras plus tard ce que tu viens de dire » a dit ma mère.
L’homme invisible passait alors de mauvaises nuits, il souffrait d’insomnie. Ce qui lui avait permis de comprendre que toute sa vie était une longue insomnie. « La vie n’est pas un songe, elle est insomnie. » Il s’était mis à écrire des articles qu’il envoyait à des revues scientifiques –aucun n’a été publié− où il expliquait que ce n’est que quand nous avons des insomnies que nous sommes dans la vraie vie.
Je me suis souvenu du jour où ma mère m’avait dit, au petit-déjeuner : « Mon bébé, tu peux fouiller partout dans l’appartement, mais je t’interdis d’ouvrir les portes de l’armoire au miroir de ma chambre, compris ? » Elle devait soupçonner que ma sœur les avait surpris.
PRÉCÉDENTE ÉDITIONS QUAI DE L'ARCHEVÊCHÉ SUIVANTE