top of page

RUE DES ÉCOLES

       Le docteur Durand a son cabinet rue des Écoles, à deux pâtés de maisons du Collège de France. J’attendais tout seul dans la salle d’attente. Je ne croisais jamais d’autres patients. Les deux pièces –le cabinet et la salle d’attente– ont des portes à deux vantaux donnant sur le hall d’entrée. C’est un bel appartement ancien, délabré, avec un parquet fatigué et de hauts plafonds à moulures. Le docteur y habite. Avec son chien, dont il m’a parlé mais que je n’ai jamais vu, ni entendu. En été, il part toujours en vacances au même endroit –dans les Pyrénées, mais il ne m’a pas dit où exactement– et il l’emmène avec lui. C’est tout ce que je sais de la vie de ce chien, que je ne peux imaginer que maussade.

​

        Un jour, j’ai entendu à travers la cloison qui sépare la salle d’attente de l’appartement, la voix d’une jeune fille qui disait : « Je te déteste, je te déteste, je te déteste... »  C’était la fille du docteur Durand. Elle lui rend visite de temps en temps. Comme je n’entendais qu’elle, j’ai supposé qu’elle parlait au téléphone. Ce jour-là, le docteur Durand était tellement soulagé qu’elle ait un petit ami, qu’il n’a pas pu s’empêcher de me l’annoncer, et j’ai eu le sentiment qu’emporté par son soulagement, il me prenait pour quelqu’un d’autre de ses patients. Je ne l’ai pas mal pris. Les fêtes de Noël et Nouvel An approchaient, le docteur prévoyait de les passer seul avec son chien. Il comptait sur le petit ami de sa fille pour qu’il l’emmène chez sa famille la nuit de Noël. Et pour le Nouvel An, il escomptait qu’ils iraient chez des copains. Je me suis alors dit qu’elle ne parlait peut-être pas au téléphone comme je l’avais cru quand je l’avais entendue, mais que c’était au chien qu’elle disait : « Je te déteste, je te déteste, je te déteste... » Je savais que le docteur l’avait acheté pour elle, quand elle était enfant, pour qu’elle ait de la compagnie amusante quand elle était chez lui. J’étais allé voir le docteur ce jour-là parce que j’avais avalé une couronne. Elle s’était décollée et je l’avais avalée dans une bouchée de gâteau avant d’avoir pu m’en rendre compte. Le nom du gâteau me restait en travers de la gorge : Miroir au chocolat.

​

​

​

       Le docteur Durand est un bon dentiste : c’est un homme malheureux. Le malheur est un trait de caractère chez lui. Je crois que c’est indispensable pour être un bon dentiste. Le docteur Durand en est pour moi la preuve. Ce n’est pourtant pas un trait inné, bien sûr. Il doit y avoir une tendance à l’acharnement à laquelle un événement malheureux vienne donner l’allure d’un dévouement insensé. Un dentiste heureux, il vaut mieux s’en méfier. C’est un dentiste qui a une case en trop ; tôt ou tard il bousillera un patient.

        Quand j’ai commencé à aller chez le docteur Durand, je l’ai tout de suite soupçonné d’espacer ses rendez-vous pour empêcher ses patients de se rencontrer. Tout simplement parce qu’il n’était pas très sociable et que l’idée que sa salle d’attente puisse être un lieu de rencontre le rebutait. Je comprenais. C’était la raison pour laquelle au tout début j’y étais retourné, je ne pouvais pas encore savoir à quel point il était un bon dentiste. Ce que je déteste des salles d’attente c’est la promiscuité à laquelle on est contraint. Mais cette salle d’attente vide que j’appréciais est vite devenue un endroit troublant. Au début, je me demandais où il récupérait les magazines people ou de voyages (toujours en haute montagne) déposés sur la table basse. Dans la poubelle de recyclage de son immeuble, par exemple ? Ils dataient de deux ou trois ans, parfois plus. Ils étaient en bon état mais je préférais ne pas les toucher ; pris de dégoût, j’appréhendais de me salir les mains. Et puis, j’ai compris qu’il s’agissait de dégoût pour ces autres patients que je ne voyais jamais. C’est ce malaise qui m’a inspiré la conférence que j’ai faite au Collège sur l’incrédulité de l’apôtre Thomas, et qui est à l’origine de mon livre Le Dégoût de l’invisible.

 

                                               

​

2


 


 

                 J’attendais, j’attendais, ce qui était inhabituel, le docteur Durand se tenait scrupuleusement à ses horaires. Heureusement, je ne souffrais pas. Je n’avais mal que quand je touchais la gencive avec la langue. J’attendais, et alors j’ai vu entrer un vieux Chinois français avec une cage, de celles dont les propriétaires de chats ou de chiens se servent pour les prendre avec eux quand ils partent en voyage. Seulement, dans la cage il n’y n’avait pas un chien ou un chat mais une grande poule, une poule fière de ses plumes, de son bec, de ses pattes, de sa crête. Une bonne poule nerveuse. Il ne lui manquait que de pondre un œuf devant mes yeux émerveillés. Comme si c’était une faculté complètement indépendante de ma volonté, mon imagination s’est engouffrée, yeux éveillés, dans la brèche de cet événement tellement inattendu dans le cabinet d’un dentiste rue des Écoles, à deux pâtés de maison du Collège de France. Je me suis souvenu d’un magicien chinois de mon enfance, un faux Chinois, un acteur amateur déguisé en magicien chinois. Et quand j’ai demandé au patient du docteur Durand –un vieux Chinois de la montagne Sainte-Geneviève, au Quartier Latin– : Elle pond ?, je ne m’adressais pas vraiment à lui mais au magicien de mon enfance, le faux Chinois, et c’était comme si j’avais attendu toute ma vie ce moment. Pourtant, malgré ma dent cassée en plusieurs morceaux la veille, je ne souffrais pas, et il n’y avait en moi aucun signe de fébrilité qu’on aurait pu dire maladive, j’étais un homme serein.

​

​

               Le vieux Chinois français me jaugeait, on aurait pu croire qu’il se demandait si je m’y connaissais vraiment en poules. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire, je l’avoue. En fait, il n’avait tout simplement pas compris ce que je venais de dire. Quand il a parlé pour me demander quelque chose que je n’ai pas non plus compris tout de suite, je me suis rendu compte à sa manière de parler, trop forte, qu’il n’entendait pas bien.

        « Bon, bon, d’accord » a-je-dit, après qu’il eut répété, en gesticulant comme si j’étais plus sourd que lui. Il voulait passer avant moi.

​

​

             Pour des raisons que j’ignore –probablement en lien avec l’événement intime qui ne cessait depuis des années de lui fournir le malheur qui faisait de lui un si bon dentiste– le docteur Durand avait décidé de se déclarer en faillite. Il s’arrangeait, peu à peu, pour ne garder que les cas qui ne représentaient que de petits travaux. Il laissait son cabinet tomber en ruines –mais proprement, soigneusement, on aurait dit un décor de cinéma. Il ne se souciait pas de renouveler son équipement vétuste, la pédale de son fauteuil ne marchait plus et l’eau n’arrivait plus jusqu’au gobelet sur le plateau des outils, il devait se lever et aller le remplir dans le lavabo derrière lui, et pour les radios, c’était toujours l’incertitude. Depuis que l’odontologie évoluait vers une nouvelle époque, celle des implants –en bousillant au passage, selon sa science à lui, les gencives et les sinus de beaucoup de monde– il faisait le gros dos. Pour le reste, on voyait bien que c’était un homme qui après sa douche du matin, ne prenait pas la peine de se coiffer, et parfois il oubliait de se raser.

​

               Je n’avais pas compris tout de suite ses intentions, j’avais remarqué des signes mais je ne les avais pas interprétés dans ce sens jusqu’à ce que je m’aperçoive que c’était une décision mûrement réfléchie. Sa manie de gérer ses rendez-vous avec le souci d’empêcher ses patients de se rencontrer venait d’avant, mais était pour beaucoup dans ma prise de conscience tardive de ce qu’il s’était proposé d’accomplir sans empressement mais avec fermeté. Cela l’arrangeait d’être payé en plats cuisinés par les vieux restaurateurs chinois de la montagne Sainte-Geneviève, pour les menus travaux qu’il accomplissait dans leurs bouches décaties ou dans celles de leurs petits-enfants. C’était ça de gagné, de gagné en moins à déclarer au fisc.

​

​

         Il semblait agir avec grand calme mais j’avais été témoin, l’ayant vu parfois perdre facilement patience au téléphone, à quel point il pouvait devenir colérique, et pour moi cela ressemblait plutôt à de la colère maîtrisée, une colère intense qu’il avait enfouie en lui avec méthode. Depuis quelque temps il se trouvait enfin en redressement judiciaire. Il me l’avait annoncé en me disant : « Le fisc tout-puissant m’a accueilli dans son sein. » C’était la première fois qu’il se laissait aller à me faire une confidence si intime, sous couvert de se moquer de lui-même. Il avait beau ricaner comme s’il venait de sortir une blague hargneuse, je n’en croyais rien. Ce n’était pas le Tout-Puissant qui menait le jeu mais sa Toute-Puissance à lui. Maintenant, le bonhomme était prêt à tomber en morceaux, idole de lui-même. J’ai eu de nouveau le sentiment qu’il me prenait pour quelqu’un d’autre de ses patients. Et cette fois-ci, cela m’a traversé l’esprit comme un soupçon embarrassant. Embarrassant pour le Tout-Puissant.

​

​

​

              J’étais dans le fauteuil, la bouche ouverte. Je m’étais réveillé le matin avec l’impression d’avoir de minuscules morceaux de verre sous ma langue. Cela m’avait rappelé la sensation, que je gardais d’un souvenir d’enfance, d’avoir une pièce d’argent dans la bouche. Probablement à cause du bruit produit à l’intérieur de ma tête d’enfant par le heurt du métal contre les dents. Je rêvais peut-être à ça, encore. J’avais remué la langue prudemment et senti la surface coupante de ce qui restait de ma dent dans la gencive. Je m’étais levé pour aller à la salle de bain et cracher dans ma main les morceaux de dent.

              Comment cela avait-il pu arriver ? D’abord, ce n’était pas une dent dévitalisée, ensuite, je n’avais pas été averti par une douleur ou une sensibilité anormale. Avec mon miroir d’inspection dentaire, j’ai loisé la  manquante, c’était la numéro 25.

im-1.jpg
numerotation-des-dents00.jpg

TAGS

-

​

-

​

           Je suis retourné dans la chambre, raconter à Victoria ce qui m’arrivait. Elle en a fait tout un poème :

​

​

                                                                          « 2+5 =7, a-t-elle dit

                                                                          Tu as fait exprès.

                                                                          C’est pour ça que c’est arrivé

                                                                          Dans ton sommeil.

                                                                          Le septième jour Dieu se repose. 

                                                                          Personne ni moi

                                                                          Ne pouvons rien pour toi. »

​

​

​

          Je m’étais lavé la bouche mais ça ne m’avait pas suffi, l’idée que ma bouche puait s’est mise à m’obséder. Heureusement, le docteur Durand m’a donné un rendez-vous dans la journée.

          « Qu’est-ce qui a pu se passer ? » lui ai-je demandé après qu’il eut regardé.

          « Vous êtes sûr de n’avoir rien senti ? »

          À vrai dire, je n’étais plus si sûr. Ma certitude s’était évanouie comme un rêve qui devient flou au fur et à mesure qu’avance la journée. Peut-être que je n’avais pas voulu me réveiller. Que j’avais tout fait pour ne pas me réveiller. Que j’étais devenu un forcené dans mon sommeil. J’ai donc préféré aborder le sujet avec le docteur Durand dans un esprit de chercheur :

          « Aviez-vous déjà vu des cas similaires ? »

          C’était sans compter sur la suspicion du dentiste chez lui, et d’homme malheureux. Dans le cas du docteur Durand, et en ce qui me concerne en tant que membre du Collège, cette suspicion remonte au cas retentissant –à l’intérieur des murs du Collège– de l’indigène de l’Amazonie colombienne qui a oublié sa langue oubliée après s’être allongé dans son fauteuil. Et ceci, juste quelques heures avant sa présentation devant un public de savants dans l’amphithéâtre Marguerite-de-Navarre. Je me suis vu mêlé à cet incident d’une manière tout à fait fortuite. Je faisais visiter les bâtiments du Collège à un chercheur néo-zélandais, quand nous sommes tombés sur un attroupement du personnel administratif autour de deux hommes. J’ai reconnu un savant roumain titulaire d’une chaire internationale. L’autre homme, nous a expliqué le savant, était un aborigène de l’Amazonie colombienne. Le pauvre savant était complètement affolé. Il avait fait la découverte d’une langue oubliée dans l’Amazonie colombienne, et il avait ramené l’aborigène pour illustrer sa découverte. Il s’est tourné vers lui pour nous le présenter. Il a eu un instant d’hésitation pour le nom, que l’indigène a réglé en disant, avec une désinvolture feinte qui cachait peut-être de l’agacement : Pues Justo Nomas.

​

           En arrivant à Paris, Justo Nomas avait commencé à souffrir d’une rage de dent. À quelques heures de la présentation en public, la rage de dent devenait intolérable. Il refusait de voir un dentiste. Il ne voulait pas qu’on touche à ses dents. Il demandait, pour se soigner lui-même, qu’on lui apporte de l’aguardiente. J’ai proposé au savant de les conduire chez le docteur Durand, qui avait son cabinet tout près, ai-je dit, et je me suis lancé dans un chaleureux éloge de mon dentiste, espérant que ça rassurerait Justo Nomas. Le savant roumain lui traduisait tout ce que je disais et dans son désespoir, mes paroles devenaient dans sa bouche un fleuve verbal presque incantatoire. Soudain, l’esprit instantanément détourné de sa souffrance, Justo Nomas l’a arrêté d’un geste et lui a fait répéter ce que je venais de dire : que dans la salle d’attente du docteur Durand il n’y avait jamais personne. C’est cela qui semble l’avoir décidé à accepter. Je les ai donc conduits au cabinet du docteur Durand. En chemin, j’ai interrogé le savant roumain sur le revirement de l’indigène dès qu’il avait entendu que dans la salle d’attente du docteur Durand il n’y avait jamais personne. « C’est un chaman », m’a-t-il répondu, et j’ai compris que, lui-même, tout savant qu’il était le pauvre homme, il essayait aussi de comprendre. Pues Justo Nomas a donc demandé qu’on le laisse entrer seul dans la salle d’attente et y rester un moment. Je crois qu’il espérait que cela suffirait. Cela n’a pas suffi, hélas, et l’indigène a dû se résoudre à s’allonger dans le fauteuil du docteur Durand, après avoir regardé les murs du cabinet avec une profonde tristesse, comme s’il pressentait le pire. Le docteur Durand avait entre-temps fait des allers-retours entre le cabinet et le palier de l’appartement pour surveiller l’arrivée du prochain rendez-vous et le congédier avant qu’il ne rentre.

 Il s’est penché sur l’indigène et a examiné sa bouche. La lassitude avec laquelle il a débité son diagnostic m’a parue l’écho lointain de la tristesse avec laquelle l’aborigène avait regardé les murs de son cabinet. L’homme n’avait rien, a-t-il dit, il n’y avait aucune raison pour qu’il souffre d’une rage de dent :        

          « Toutes ses dents sont pourries. Depuis très longtemps. Et il peut continuer avec ses dents pourries sans problème pour le restant de ses vies. »

           Je ne sais pas comment, mais le savant roumain voyait dans ses paroles la confirmation de que sa découverte en était bien une. Mais quand l’indigène s’est levé du fauteuil, il avait oublié sa langue oubliée. Il était incapable de sortir un mot. Il ouvrait la bouche est sa bouche ne disait rien. Sa langue oubliée était retournée à l’oubli.

          Pouvait-on en déduire qu’il était vraiment un chaman ?

           La découverte du savant roumain tournait au fiasco scientifique et à la manière dont il regardait le docteur Durand, on voyait bien qu’il cherchait un responsable. Il s’est tourné vers moi et a crié :

         « Vous êtes fou de faire confiance à cet homme, ce n’est qu’un dentiste ! Il ne faut jamais faire confiance à un dentiste ! Justo avait raison de s’en méfier ! ».

          Le docteur Durand s’est aussi mis en colère.

         « Tous dehors ! » a-t-il crié, et à moi qui sortais en dernier :

          « Vous me devez une explication! »

          Par la suite, il ne m’a jamais demandé cette explication. Peut-être entre-temps a-t-il compris de son côté quelque chose. Peut-être que tout simplement il a eu le temps de cesser de croire à cette explication. Peut-être qu’il s’est souvenu dès l’instant où il s’est retrouvé seul dans son cabinet, qu’il était depuis longtemps las de toute explication.

          

  

          « Non, je n’ai jamais eu de cas similaire avant –a-t-il dit. Mais je sais que je ne vous apprends rien en vous disant que les canines ont la racine très longue et qu’il y a une connexion entre ce qui arrive à la dent et ce qui pourrait arriver à l’œil. Vous l’avez échappé belle. Vu comme ça s’est passé, en une nuit vous auriez pu perdre la vue de l’œil droit s’il s’était agi d’une canine.

           Ce n’était pas la réponse que j’attendais, mais c’était peut-être la réponse que j’avais méritée. Il a commencé à nettoyer ce qui restait dans la cavité de ma dent.

           « Ma bouche sent trop mauvais ? »

          Il a éloigné son visage pour me jeter un regard de cordial mépris.

          « Pas plus que celle de votre ami le Nouvel Académicien. »

          C’était par l’intermédiaire de cet ami que j’étais devenu son patient. Nous l’appelions le Bientôt Académicien par discrétion. Je ne l’avais pas revu depuis son élection, il devait être très occupé à préparer son discours de réception à l’Académie.

         « Il est toujours votre patient ? »

         « Oh, non...»

           J’ai compris que c’était pour me le faire savoir qu’il l’avait mentionné, d’habitude il était très discret sur ses autres patients.

           Il continuait à nettoyer la cavité de ma dent. Je commençais à avoir mal malgré l’anesthésie.

          « Je crois que le vieux monsieur qui vient de passer avant vous a été choqué de vous voir dans ma salle d’attente. Il n’avait jamais vu personne avant. »

           Il s’est levé.

          « Je vais développer la radio...»

          Un jour son appareil pour développer les radios s’arrêterait pour de bon. Comme le monde. Ce jour était peut-être arrivé. Je ne m’en suis pourtant pas inquiété. Par contre, sa remarque sur le fait que le vieux Chinois français n’avait jamais vu d’autres patients dans sa salle d’attente m’a fait penser aux fois où, l’esprit pris dans ses consciencieux soucis d’homme malheureux, il m’avait parlé comme s’il s’adressait à quelqu’un d’autre de ses patients.

         Il est revenu du petit local qui lui servait d’atelier, derrière son bureau. Il revenait les mains vides. Je lui ai dit que maintenant j’avais vraiment mal. Il était étonné.

          « Je vais vous faire une autre piqûre. »

          Après m’avoir mis un pansement, il m’a aidé à me lever. Je n’en avais pas besoin mais il voulait éviter que je pousse le bras du fauteuil, qu’il faisait tenir avec du ruban adhésif, et avec ma maladresse de personne trop grande pour me plier et me déplier, que je le fasse tomber, comme cela était déjà arrivé.

           

          Je me suis retrouvé assis devant son bureau. Cette fois-ci, il n’a pas ouvert son agenda pour me proposer un nouveau rendez-vous.

           Je m’y attendais et en même temps j’espérais qu’il ferait une exception dans mon cas, j’étais aussi attaché à mes dents qu’à la conviction que je ne trouverais jamais un aussi bon dentiste. Je commençais à encaisser les premiers signes de vieillissement et je m’étais demandé un matin devant le miroir, en me rasant : Si j’avais le choix, préférerais-je perdre mes cheveux ou mes dents ? J’avais procédé à une enquête dans mon entourage pour savoir comment mes amis réagissaient de leur côté. Le résultat m’avait laissé perplexe : ils semblaient très conscients de la fragilité de leurs cheveux, s’inquiétaient de leur chute, et par contre étaient confiants dans la solidité de leurs dents pourries.

 

         

​

​

3

 

 

          À l’époque où je commençais les réflexions qui deviendraient par la suite mon livre Le Dégoût de l’invisible, j’avais rencontré une jeune femme américaine. Elle avait des dents éclatantes. C’était une jeune philosophe venue en France avec une bourse de la Fondation Fulbright pour poursuivre ses recherches sur Claude Bernard, sur lequel elle voulait écrire une thèse à partir de la remarque de Bergson dans le Discours prononcé à la cérémonie du Centenaire de Claude Bernard, au Collège de France, le 30 décembre 1913 :

​

​

​

                                                   « … l’Introduction à la médecine expérimentale est un

                                                   peu pour nous ce que fut, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, le

                                                   Discours de la Méthode. Dans un cas comme dans l’autre

                                                   nous nous trouvons devant un homme de génie qui a

                                                   commencé par faire de grandes découvertes, et qui s’est

                                                   demandé ensuite comment il fallait s’y prendre pour le faire... »

​

    

​

        

          Victoria avait un but modeste : répondre à la question « Que devons-nous entendre par un homme de génie au XIXe siècle ? » Et un autre but, un but ambitieux, critique.

          

​

           Je lui avais parlé de ma petite enquête – les dents ou les cheveux ? – parce que je voulais lui faire comprendre à quel moment de ma vie je me trouvais et parce que je ne voulais rien lui cacher sur moi. Elle n’avait même pas souri : « Tu ne pourras pas toujours tout me dire, il est évident que sauf un accident me concernant, tu mourras bien avant moi. » Et sans intervalle, elle s’était mise à me raconter ce que lui avait raconté sa mère –qui avait vécu à Paris dans les années soixante-dix, en jeune étudiante aussi– en apprenant que sa fille allait passer du temps dans le quartier qu’elle avait hanté :

          « Je n’oublierai jamais les dents de tous les hommes de génie français avec lesquels j’ai couché, c’était effroyable. Effroyable ! »

           Les trente-deux belles dents de Victoria, je les avais minutieusement examinées. En me servant de mon miroir d’inspection dentaire. Elle n’avait pas trouvé ça bizarre. Brave jeunesse ! Allez, prenez votre pied, professeur, semblait dire son regard à la suite de ma demande, et elle avait ouvert la bouche docilement. Parfois je me demandais si elle ne me prenait pas pour un homme de génie du XIXe siècle paumé dans le XXIe. Par une espèce d’inhibition devant sa jeunesse, j’étais incapable de lui dire qu’elle était belle, j’arrivais à peine à lui dire qu’elle était gentille. J’y suis arrivé enfin un jour, et en homme de génie : je lui ai demandé si elle m’en voulait de ça.

​

​

         A l’origine, dans mon livre sur le dégoût de l’invisible, j’avais prévu de consacrer quelques pages à Bérénice, la nouvelle d’Edgar Allan Poe. Egaeus, le narrateur, prétend que les dents de Bérénice le regardaient. C’est peut-être cela que je voulais vérifier avec Victoria. Non si ses dents me regardaient comme celles de Bérénice regardaient Egaeus, mais si les dents de Bérénice avaient regardé Egaeus comme celles de Victoria me regardaient. Divagation d’un homme tardivement amoureux ? Folie d’un enfant de la Méthode ? Que c’était pénible. En tout cas, on pouvait dire des dents de Victoria la même chose que Egaeus dit des dents de Bérénice : Pas une piqûre sur leur surface, pas une nuance dans leur émail, pas une pointe sur leurs arêtes.

          Victoria s’était empressée de raconter ma lubie érotique à sa mère et sa mère lui avait demandé si elle n’avait pas peur de moi. « Pourquoi tu dis ça ? » lui avait demandé Victoria. « Pose-lui la question à lui » avait répondu sa mère, plus sibylline que la pythie qui murmurait à l’oreille de Clément d’Alexandrie.

          C’est à cette occasion que j’ai découvert que Victoria racontait tout à sa mère. C’était bien ma veine, sa mère était professeure de littérature française, spécialiste et traductrice de Baudelaire.

         « Je parie qu’elle doit être en train de penser à ce pauvre Egaeus, dans l’effroyable traduction de Baudelaire, bien sûr » ai-je dit. Et puis : « Je peux répondre, puisque c’est ce qu’elle veut... »

           Et j’ai cité Poe par cœur, dans l’effroyable traduction de Baudelaire, bien sûr :

          « On a fort bien dit de Mlle Salle que tous ses pas étaient des sentiments, et de Bérénice je croyais plus sérieusement que les dents étaient des idées. Des idées –ah ! voilà la pensée absurde qui m’a perdu ! Des idées –ah ! voilà pourquoi je les convoitais si follement ! Je sentais que leur possession pouvait seule me rendre la paix et rétablir ma raison. »

​

​

          C’était moi, bien sûr, qui depuis le début de ma relation avec Victoria, pensait à Egaeus. Quand j’avais fini l’écriture de mon livre sur le dégoût de l’invisible, j’avais écarté les pages sur la nouvelle de Poe, trouvant que ces pages n’y étaient plus tout à fait à leur place. Est-ce que, si à ce moment-là je n’avais pas rencontré Victoria, Bérénice serait quand même revenue m’obséder comme un regret de ma pensée –comme l’aurait dit Egaeus ?

​

           Egaeus et Bérénice sont cousins, ils ont grandi ensemble dans un château. Un mariage est prévu entre eux. Leurs personnalités sont opposées, Egaeus est né dans la bibliothèque du château, où d’ailleurs sa mère est morte, et où il passe tout son temps. Il se décrit lui-même comme un être maladif, mélancolique, consacré à l’étude et la méditation, et dans un état de trouble mental aggravé pas la consommation d’opium, alors que Bérénice est un être débordant d’énergie, insouciant, qui préfère les vagabondages dans la nature, le plaisir de la vie au grand air.

​

​

          A l’approche de la date du mariage, Bérénice est soudain victime d’un mal étrange et elle se métamorphose. Son identité n’est plus la même. Egaeus –mais il faut bien dire que lui, dans son état mélancolique, était sûrement devenu méconnaissable pour elle avant (sa version des faits à elle on ne la connaît pas) – Egaeus donc, ne la reconnaît plus comme Bérénice, et il va par la suite parler d’elle comme de la nouvelle Bérénice, faisant de ce qu’il décrit comme un changement d’identité, quelque chose de plus et de moins équivoque à la fois : il ne dit pas cette autre Bérénice, mais la nouvelle Bérénice.

        

     

          L’invisible est très présent dans l’œuvre narrative de Poe et, dans Bérénice, il a recours précisément à un simulacre de résurrection. Le mal mystérieux dont souffre Bérénice entraîne une série de maladies, dont la plus significative est une espèce d’épilepsie qui se termine souvent en catalepsie. On peut voir là une allusion à la résurrection par excellence, celle de Christ. Les titres des ouvrages de la bibliothèque que le narrateur mentionne, sont là pour le signifier, pour aller dans le sens de cet invisible : De amplitude beati regni Dei, de Coelius Secundus Curio ; la Cité de Dieu, d’Augustin ; et surtout De carne Christicarne !− de Tertullien, dont il précise bien, pour rendre plus éloquents les mots de ce titre, qu’une pensée inintelligible a absorbé tout mon temps, pendant plusieurs semaines d’une laborieuse et infructueuse investigation. (Dans les pages sur Bérénice que j’avais songé à inclure dans Le Dégoût de l’invisible, j’établissais une équivalence entre ces titres et les dents de Bérénice. J’avançais la thèse que ces titres, parce qu’ils n’étaient que des mots, étaient un miroir, comme les dents de Bérénice.)

​

​

​

​

​

4

 

 

 

          Egaeus ne voit pas, il a des visions : Les réalités du monde m’affectaient comme des visions, et seulement comme des visions. Une vision ce n’est pas quelque chose que l’on voit, c’est trop fulgurant, c’est quelque chose qui nous possède, les mystiques en témoignent. Le tour de force, dans la nouvelle de Poe, consiste à faire apparaître Bérénice –à nous faire assister à sa résurrection– avant qu’elle ne soit donnée pour morte et avant qu’elle ne soit enterrée :

 

                                                

          Les yeux étaient sans vie et sans éclat, en apparence sans pupilles, et                                   involontairement je détournai ma vue de leur fixité vitreuse pour contempler

les lèvres amincies et recroquevillées.Elles s’ouvrirent, et dans un sourire                                      singulièrement significatif les dents de la nouvelle Bérénice se révélèrent lentement à ma vue.

Plût à Dieu que je ne les eusse jamais regardées, ou que, les ayant regardées, je fusse mort !

​

​

           La Bérénice qui va être « enterrée vivante » est donc une ressuscitée, et pour qu’il n’y ait pas de doute, le narrateur nous le signale, (dans un paragraphe que Poe a voulu supprimer dans des versions postérieures de la nouvelle, mais que Baudelaire conserve dans sa traduction) :

 

          Dieu du ciel ! est-ce possible ? Mon cerveau s’est-il égaré ? ou le doigt de la défunte a-t-il remué dans la toile blanche qui l’enfermait ? 

 

          Et ce que Egaeus accomplit, quand il la déterre pour lui arracher les dents –des idées !– est donc quelque chose de littéralement inimaginable. Bérénice, comme il est dit à un moment de la narration pour dire qu’elle est morte, n’est plus, n’existe plus, selon une formule aujourd’hui désuète. C’est pour ça qu’elle est la nouvelle Bérénice.

​

​

         Chaque fois que je pensais à l’effroyable que la mère de Victoria avait employé à propos des dents des hommes de génie français avec lesquels elle avait couché, j’imaginais la jouissance puérile de traducteur de Baudelaire traduisant ...un cri effroyable avait troublé le silence de la nuit, sachant pertinemment que personne ne pouvait entendre ce cri, parce que Bérénice n’existait plus.

​

​

          Illustrations de Sainte Apolline, une « ancêtre » de Bérénice dans l’iconographie chrétienne, que j’avais prévues pour illustrer mon chapitre sur la nouvelle de Poe dans « Le Dégoût de l’invisible » :

​

​

​

IM2.jpg
imagesSAINTE APOLLINE.jpg

5

​

​

​

 

             Depuis la veille, je n’étais plus le patient du docteur Durand. Pourtant, la sonnerie de mon portable annonçait son nom. Ce n’était arrivé qu’une fois, quand il m’avait appelé pour annuler mon rendez-vous sans aucune explication. Surpris, j’ai répondu sans même avoir eu le temps de me demander ce que son appel pouvait bien signifier.

             « Ce n’est pas mon idée, c’est l’idée de Liang, le vieux monsieur que vous avez rencontré hier dans ma salle d’attente » m’a-t-il expliqué.

             Le docteur Durand m’invitait à dîner, c’était complètement inattendu.

             « L’homme à la poule fringante ! » me suis-je exclamé.

             « Je crains qu’il ne se soit entiché de vous » a-t-il dit.

             « Ne me dites pas que nous allons manger la poule ! »

              « Eh oui. Il l’a apportée au cabinet pour me la montrer d’abord. Pour que je vois ce qu’il allait me servir en échange d’un beau dentier. On devient vieux et de vielles susceptibilités resurgissent dans notre esprit. Liang est toujours vexé quand il pense à ce qu’on racontait sur les choses pas très ragoutantes servies dans les restaurants chinois, à l’époque de son arrivée à Paris. »

​

             Depuis que j’avais rencontré Victoria, j’avais pris un appartement pour nous deux près du square Paul-Langevin. Ce n’était pas loin du restaurant de Liang. Le docteur Durand et moi avons convenu de nous y retrouver le soir.

             C’était la première fois, depuis très longtemps, que je mettais les pieds dans un restaurant chinois du quartier. Victoria avait essayé en vain de m’y entraîner. Je crois que je craignais qu’elle ne devienne soudain une partie de mon passé.

              Liang est venu à ma rencontre. Il m’a adressé une grimace, sans découvrir ses gencives, et nous nous sommes serré la main en nous regardant comme si nous échangions des arrière-pensées.

              Le docteur Durand était déjà arrivé. Malgré sa carrure et sa tête hirsute, il réussissait à se fondre dans le décor avec l’aisance de l’habitué. Il avait apporté un exemplaire de mon livre. Il voulait que je le lui signe. S’il m’avait dit que c’était pour lui, je ne l’aurais pas cru mais je me serais senti obligé de m’exécuter comme un imbécile tombé dans le piège de la civilité, mais il m’a dit que c’était pour l’offrir, j’ai donc refusé poliment, lui disant que je ne signais jamais quand je ne savais pas pour qui c’était.

            Il a réfléchi un instant, et il a dit :

             « Puisque vous ne remettrez plus les pieds à mon cabinet, je peux vous le dire. C’est pour la personne qui m’apporte les revues pour la table basse de ma salle d’attente. »

             « Les revues de voyages en haute montagne ou les revues de potins people ? »

             « Les voyages en haute montagne. Les potins people c’est ma fille. Vous les lisiez ? »

              J’étais embarrassé, je ne savais pas quoi répondre. J’ai signé sans rien dire.

 

 

              Liang nous a servi lui-même. « C’est un grand jour » a-t-il marmonné. Le docteur Durand lui a fait répéter, et nous nous sommes regardés en nous demandant ce qu’il voulait dire, un grand jour pourquoi ?, et puis nous avons compris qu’il voulait dire un grand jour pour la poule, et qu’il se moquait solennellement de nous. Il est resté à côté, à attendre que nous commencions à manger. Je me suis souvenu que le propriétaire du restaurant chinois où j’allais avec des amis quand j’étais étudiant désargenté, avait un chat qui s’appelait Confucius. Un des garçons de la bande lui avait demandé pourquoi il lui avait donné ce nom et le vieux Chinois avait répondu : « Pour mieux vous faire avaler ce que je vous sers. »

​

​

             C’est peu de temps après que Victoria a commencé à se plaindre qu’elle avait de plus en plus de mal à s’endormir la nuit. Elle a fini par m’en avouer la raison : elle avait peur d’ouvrir la bouche pendant son sommeil. J’étais ahuri. J’ai voulu lui rétorquer qu’elle dormait la plupart du temps la bouche ouverte, comme si c’était un reproche qu’elle me faisait, et puis je me suis ravisé. Elle me fixait. Comme ce pauvre Egaeus, je payais chaque nuit ma dette à ma pensée.

​

             Pendant le court espace de temps que nous avons vécu encore ensemble, je suis devenu un habitué chez Liang. J’y allais avec elle. Depuis qu’elle est partie, j’y vais seul. Parfois je me retrouve là au même moment que le docteur Durand. On se salue d’un geste, de loin. Je me demande s’il est toujours un homme malheureux.

 

 

              Je fais cette année au Collège une lecture des œuvres de Marie Bonaparte sur Poe, dans le cadre d’un séminaire, L’Invention de Poe en France. On s’attendait à ce que je choisisse de commencer par Mallarmé et son Tombeau d’Edgar Poe, ou par Baudelaire traducteur de Poe. Eh bien, non. J’ai de bonnes raisons, je le promets, de commencer par la princesse Bonaparte.

IM3.jpg
bottom of page